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L’année 2018 sera ponctuée en Irak par une série d’élections, dont les élections législatives le 12 mai qui doivent décider des futurs président et Premier ministre. Quels sont les nouveaux rapports de forces politiques ? Quel est le rôle de l’Iran dans cette nouvelle donne ?
Le point avec Robin Beaumont, spécialiste du chiisme politique irakien et doctorant à l’EHESS.
Officiellement, on ne parle pas de milices en Irak : les dizaines de groupe armés qui ont pris part à la guerre contre l’EI à partir de l’été 2014 ont immédiatement été institutionnalisées, sous le nom de Hashd al-sha‘bi (« mobilisation populaire »), parce que tout le monde y trouvait son compte : les autorités religieuses et le gouvernement donnaient l’impression de garder la main sur la multiplication des groupes armés, et ces derniers saisissaient l’occasion de se racheter une image de force nationale, légale, étatique.
Le Hashd a ainsi été formellement intégré aux forces armées, notamment par une loi très vague votée par l’Assemblée des représentants en novembre 2016. Cette institutionnalisation a eu des effets importants, et la chaîne de commandement opérationnel n’a pas été remise en cause par les tensions entre groupes. Mais cela ne saurait dissimuler de profonds clivages au sein du Hashd. De fait, certains groupes ne font pas mystère de leur allégeance à Khamenei ; en 2015, le leader du Harakat Hizbullah, Akram al-Ka‘bi, a ainsi indiqué qu’il renverserait le gouvernement irakien si le Guide iranien le lui ordonnait.
Ces clivages sont d’autant plus visibles aujourd’hui que ces groupes cherchent désormais à convertir le prestige acquis dans la guerre en gains politiques : les milices se dotent d’appareils politiques pour entrer dans la compétition électorale. Hadi al-Ameri, chef de la puissante Organisation Badr et leader effectif du Hashd, est à la tête d’une coalition de partis issus de groupes miliciens, rivale de la coalition du Premier ministre al-Abadi. Cela dit, ces différends idéologiques n’ont jamais donné lieu à de véritables affrontements : pour l’heure, tout le monde joue le jeu du respect de la souveraineté irakienne. La réhabilitation nationale des milices est trop précieuse pour être perdue dans une confrontation avec le gouvernement, surtout en période d’élections.
Les opérations militaires ont mis fin à l’EI comme régime politique territorialisé en Irak. Dans le Nord du pays, les zones libérées sont tenues par des groupes miliciens qui ont participé à la guerre contre l’EI. Ces groupes, qui ont été armés, entraînés, financés pendant trois ans, sont aujourd’hui à la tête de réseaux sécuritaires très efficaces. La reconstitution d’une opposition armée semble donc difficile à court terme.
Cependant, ce nouvel ordre sécuritaire porte d’ores et déjà les germes de sa contestation. Les nouvelles élites locales issues de la dynamique milicienne jouissent d’une grande autonomie vis-à-vis de leurs parrains politiques à Bagdad. Leur gestion des territoires qu’elles contrôlent est une gestion exclusivement sécuritaire, qui vient servir leurs propres réseaux économiques. Elle se traduit par des pratiques violentes et autoritaires, et attise les tensions communautaires : on retrouve tous les éléments qui ont nourri le terreau où est né et a prospéré l’EI. Cet état de fait pourrait bien se pérenniser si ces élites miliciennes s’installaient dans le paysage politique à l’issue des élections nationales prévues en mai.
Par ailleurs, la puissance évocatoire de l’EI comme projet politique reste opérante et mobilisatrice, peut-être même d’autant plus qu’il ne correspond plus à une réalité territoriale, et est donc susceptible d’être plus aisément mythifié. En Irak comme dans le reste du monde, la fin de l’EI comme entité politique est donc loin de signifier la fin de ses causes comme de certains de ses effets.
L’influence de l’Iran en Irak est indubitable ; au niveau politique, celle-ci s’est notamment manifestée, ces dernières années, par le financement, la formation et le soutien logistique de groupes politico-miliciens irakiens par la force Quds des Gardes révolutionnaires iraniens. Cela dit, il convient de nuancer ce diagnostic, et de déconstruire l’idée d’un Irak marionnette de Téhéran.
D’abord, il s’agit moins pour l’Iran d’une « exportation de la révolution » que d’une politique très classique d’influence régionale. La jeunesse turkmène ou shabak chiite du gouvernorat de Kirkouk ou de la plaine de Ninive, cooptée dans des milices sous la bannière de Badr, est moins l’avant-garde idéologique de la wilâyat al-faqîh, dont elle ignore généralement tout, que la clientèle politique idéale pour sécuriser le Nord de l’Irak à peu de frais et concurrencer le parti al-Da‘wa du Premier ministre al-Abadi.
Surtout, la question de la relation à l’Iran dessine une ligne de clivage très forte dans le paysage politique irakien, et particulièrement au sein des partis « islamistes » chiites. Hayder al-Abadi, l’ayatollah Ali al-Sistani, le leader politico-milicien Muqtada al-Sadr constituent autant de figures dont l’identité politique est fondée sur l’idée d’un Irak souverain et résistant à toute forme d’ingérence. De fait, en dépit du rôle de l’Iran dans la guerre, la période 2014-2017 a contribué à cristalliser un véritable sentiment national en Irak, y compris vis-à-vis du voisin iranien. On assiste ainsi, dans des proportions plus grandes qu’auparavant, à une course à l’irakité de la part des partis politiques – parfois même chez les plus pro-iraniens d’entre eux ; simplement parce qu’on ne gagne pas des élections en Irak sur un agenda iranien.
Chez Muqtada al-Sadr, cette dimension nationaliste est ancienne. Il la mobilise dès la chute de Saddam Hussein, en combattant les forces d’occupation à partir de 2003, et en critiquant la nouvelle classe politique dominée par les « exilés » revenus d’Iran, d’Europe et d’Amérique du nord. Lui était resté en Irak, sous la dictature ba‘thiste, malgré les menaces qui pesaient sur lui après l’assassinat de son père et de son grand-oncle, deux figures importantes du chiisme politique irakien.
La ligne nationaliste de Muqtada se traduit, très tôt, par son refus de toute division de l’Irak, même simplement administrative. La guerre contre l’EI a en fait accéléré et étendu ce type de discours. Elle a donné à Muqtada l’occasion d’aller plus loin encore, et de se poser comme un champion de l’État de droit, contre l’ordre milicien dont il était pourtant l’un des principaux acteurs. Jouer la carte du légalisme lui permet ainsi de se positionner politiquement du côté de l’autorité religieuse de ‘Ali al-Sistani à Najaf, contre la coalition d’Al-Ameri, et de conforter l’intérêt qu’il suscite chez les partis de gauche.
Depuis quelques années, et notamment grâce aux épisodes de mobilisation sociale qui ont culminé au printemps 2016 avec son entrée dans la Zone verte à Bagdad, Muqtada al-Sadr a en effet réussi à rassembler au-delà de sa base sociale, jusqu’à la jeunesse urbaine de la capitale, et jusqu’au Parti communiste avec lequel il est désormais allié pour les prochaines élections. Les canaux de communication qu’il ouvre à l’étranger, notamment avec l’Arabie saoudite, sont à la fois une façon de prouver sa stature équivalente à celle d’un chef d’État, discutant au plus haut niveau sans disposer d’aucun mandat électif lui-même, de faire valoir l’image d’un leader rassembleur, au-dessus des clivages confessionnels, et de signifier à Téhéran qu’il dispose d’alternatives et ne se sent pas lié à un hégémon régional plutôt qu’un autre.
Muqtada al-Sadr a réussi à s’imposer comme une figure centrale de la vie politique irakienne. La question est de savoir si cela se traduira dans les urnes et à la Chambre des représentants dans les mois qui viennent.
Lire également : Entretien avec Robin Beaumont – Penser le chiisme politique en Irak
Robin Beaumont
Robin Beaumont est doctorant en Études politiques à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS, Paris). Il conduit sa recherche sur les reconfigurations de l’autorité politique chiite en Irak dans le cadre de l’ERC WAFAW (CNRS/IREMAM) et est récipiendaire de la Zeit Stiftung Ebelin und Gerd Bucerius.
Jihâd Gillon
Jihâd Gillon est journaliste. Il collabore à l’hebdomadaire Jeune Afrique et au bimestriel La Revue, pour lesquels il suit l’actualité du Moyen-Orient. Il s’est plus particulièrement intéressé aux évolutions de l’islam politique, dans ses expressions légaliste et jihadiste.
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