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Robin Beaumont est doctorant en Études politiques à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS, Paris). Il conduit sa recherche sur les reconfigurations de l’autorité politique chiite en Irak dans le cadre de l’ERC WAFAW (CNRS/IREMAM) et est récipiendaire de la Zeit Stiftung Ebelin und Gerd Bucerius.
Le champ des études chiites connaît un élan spectaculaire depuis une quinzaine d’années, mais pour un certain nombre de raisons, ses manifestations politiques très contemporaines ne suscitent pas le même intérêt scientifique que les expressions du « sunnisme politique », aux exceptions notables de l’Iran et du Hezbollah libanais. Les historiens, les anthropologues, les islamologues nous ont appris des choses très importantes, mais les sciences politiques, au-delà du modèle khomeyniste, sont étrangement muettes – tout particulièrement pour ce qui est de l’Irak. Ce manque est évidemment d’abord dû aux conditions d’accès du terrain irakien, qui ont favorisé le développement de l’« expertise » dans le cadre de l’occupation américano-britannique à partir de 2003, d’organisations internationales ou d’entreprises privées d’analyse politique ou sécuritaire, au détriment de la recherche sociologique. Il y a donc très peu de sociologues ou de politistes qui travaillent actuellement sur le fait politique chiite irakien. Une autre hypothèse que je me risquerais à avancer pour expliquer ce manque serait une certaine conception, héritée de l’orientalisme du XIXe siècle, du chiisme comme largement apolitique, relevant davantage de la mystique : conception qui a survécu à la Révolution iranienne de 1979, sans doute aussi parce que le chiisme politique n’est pas un objet de préoccupation intérieure, identitaire ou sécuritaire, dans nos sociétés européennes…
Les chercheurs s’intéressant à l’Irak se trouvent également dans la position, partagée par l’ensemble des politistes travaillant sur la région mais assez rare de manière générale dans le milieu universitaire, d’essayer de comprendre des enjeux qui concentrent l’attention médiatique. En Irak, celle-ci se concentre désormais sur le Kurdistan, notamment parce que les conditions sécuritaires y sont plus favorables, et sur les lignes de front avec l’État islamique. Sur le reste de l’Irak, les productions journalistiques comme académiques sont rares. En somme, les facteurs et les dynamiques qui traversent la majorité de la société irakienne sont aujourd’hui largement méconnus, et sous-étudiés.
L’idée d’une faillite de l’État en Irak, de la disparition de tout ordre politique, d’une anarchie ou d’une anomie, devient de plus en plus courante, et pose au moins deux problèmes. D’abord, elle tend à nourrir l’idée selon laquelle les régimes dictatoriaux qui ont succédé aux puissances mandataires au Moyen-Orient auraient imposé une double fiction d’État et de nation à des sociétés fondamentalement pré-modernes, pré-étatiques, pré-nationales. L’effondrement ou l’effritement de ces régimes autoritaires, en 2003 en Irak ou à partir de 2011 pour d’autres États de la région, permettrait alors de révéler ces fictions comme telles, en laissant s’exprimer la vérité essentielle de ces sociétés, fondées sur des liens sociaux subnationaux, familiaux, claniques, tribaux, ethniques ou confessionnels. Cette lecture pose problème parce qu’elle oblitère le caractère tout à fait moderne de ces affirmations identitaires, qui sont bien davantage le produit des vingt-cinq dernières années en Irak que d’une histoire séculaire et intangible.
Ensuite, une nation ou un État, ce sont des réalités sociales construites. Aujourd’hui, la réalité des sociétés du Moyen-Orient n’est pas la même qu’il y a un siècle. Le sentiment national se crée et se construit, et il existe aujourd’hui indéniablement un sentiment national en Irak, bien que sous des formes très particulières, exclusivistes. De la même manière, dire que l’État n’existe plus est faux. Cela fait déjà vingt ans que les chercheurs africanistes ou sud-américanistes ont montré à quel point la notion d’« État failli » était une notion idéologisée, produite par les normes néodéveloppementalistes des institutions économiques internationales, et combien des phénomènes à première vue concurrents de l’État le nourrissaient en réalité très directement. Pour de nombreuses raisons, ces analyses ont du mal à pénétrer le champ très fermé des études moyen-orientales. L’État n’a pas disparu en Irak. Il est sans doute affaibli : la montée en puissance et la territorialisation de ce qui est devenu l’État islamique est la preuve du dessaisissement du monopole de Bagdad sur l’exercice de la violence légitime. Mais le développement des groupes paramilitaires, des milices chiites en particulier, est très directement lié à l’État irakien. Les chefs de milices sont aussi députés ou ministres, et ces groupes armés sont très souvent liés à des partis politiques en compétition pour des sièges, des positions institutionnelles, etc. Dans la perspective des prochaines élections législatives, certaines des milices les plus confessionnelles et proches de l’Iran se sont livrées à des travaux de réécriture de la Constitution irakienne, en une sorte de course à l’irakité, à la légitimité nationale. Ces acteurs sont bien souvent multipositionnés : ils s’inscrivent d’autant moins dans un jeu à somme nulle avec l’État irakien qu’ils perdraient beaucoup à sa disparition… Il s’agit au contraire de réalités complètement imbriquées, qui parfois se concurrencent mais se nourrissent également l’une et l’autre. Les milices sont aussi un prolongement de l’État, et la violence qu’elles exercent est revendiquée avant tout comme un adjuvant à la violence de l’État – il y a quelques semaines, la « mobilisation populaire » a ainsi officiellement été institutionnalisée comme une force armée irakienne à part entière, sous l’autorité directe du Premier ministre, soumise aux mêmes règles que l’armée régulière.
La légitimation nationale du fait milicien doit également beaucoup au fait que leur acte de naissance officiel en tant que « mobilisation populaire » est l’appel de l’ayatollah Sīstāni à la nation irakienne, à l’été 2014, à se soulever et à prendre les armes contre l’EI, à travers le prêche du vendredi d’un de ses représentants à Karbalā’. Du moins est-ce le récit que tout le monde reprend, ce qui permet aussi à Sīstāni de s’affirmer comme le père de la mobilisation nationale et aux milices d’avoir un cachet de l’autorité religieuse. En réalité, les milices existaient déjà depuis bien longtemps. Mais en se revendiquant de l’appel de Sīstāni, elles récupèrent une caution, une légitimation nationale. Cette référence à la défense de la nation se retrouve dans tous les discours de ces groupes armés, même au sein de celles qu’on dit être le plus pro-iraniennes, financées par l’Iran, entrainées par des forces spéciales iraniennes et qui adhèrent au modèle de la wilāyat al-faqīh.
Il y donc une contradiction apparente entre l’adhésion à un modèle transnational et en même temps un discours enchâssé dans une vision nationale et étatique de l’Irak. C’est cette articulation entre le transnational et le national que nous devons nous efforcer de penser, pour complexifier le discours « anomique » qui refuse de voir que, même dans la violence, se construisent des ordres sociaux dont il faut rendre compte.
L’importance de la mobilisation nationale ne veut pas dire qu’il faille nier tous les aspects sectaires – au sens anglo-saxon, c’est-à-dire confessionnels – de ces milices. Il y a bien un discours exclusiviste : quand on parle de nationalisme ou de sentiment national, il faut bien voir de quel type de nation on parle et à quel type de nation ces discours font référence. C’est une conception hystérique, exclusiviste, étriquée de la nation, qui se nourrit de discours confessionnels et eschatologiques. C’est aussi cette ambivalence qu’il faut penser sans oublier l’influence d’un des deux pôles.
Leur composition est très variée. Il peut s’agir de combattants aguerris, qui sont des professionnels de la guerre, mais également de volontaires qui se sont présentés à l’appel de Sīstāni, qui ont répondu au mouvement de masse, et qui ont rejoint des formations nouvelles ou des groupes armés existants. Dans ce cas, il s’agit souvent de combattants peu aguerris, qui ont reçu des entrainements a minima.
Quand on parle de ces milices, on parle de plus de 100 000 combattants répartis en une grosse cinquantaine de groupes, mais il ne faut pas y voir une réalité homogène. 100 000 combattants, cela ne veut pas dire qu’il y a 100 000 combattants au même endroit et qui combattent. Ce sont aussi des volontaires qui font des allers et retours entre le front et chez eux, des gens qui vont combattre quelques jours ou quelques semaines et qui rentrent. Les moins entrainés sont généralement chargés de tâches qui n’impliquent pas le combat, par exemple la protection de lieux saints. Enfin, la composition sociologique de ces groupes n’est pas homogène : on retrouve des hommes de tous âges, dont les milieux sociaux d’origine sont souvent très variés, même si de fait le recrutement a beaucoup fonctionné chez les jeunes.
Avec l’internationalisation des conflits irakien et syrien, les milices ont bénéficié rapidement des soutiens puissants, notamment de l’Iran, qui fournit des armes, qui entraine les hommes à travers la force al-Quds des Gardiens de la Révolution et qui envoie des instructeurs sur place.
Dans le sud de l’Irak comme dans la plus grande partie du pays, on observe un vrai consensus dans le soutien au combat contre l’État islamique. Le hašd ša‘bī y jouit, comme ailleurs, d’une popularité immense, et sature l’espace public : omniprésence de l’iconographie en faveur de la mobilisation populaire (portraits des martyrs…), chants guerriers patriotiques à la radio, clips télévisés à la gloire de la mobilisation… Il y a donc consensus dans ce combat, malgré les affiliations politiques variables des milices.
Ce qui est intéressant, c’est d’observer l’apparition des premières lignes de failles entre ces groupes. Ça l’est d’autant plus que c’est un élément qui est largement laissé de côté par les observateurs de la situation en Irak. Face à la déliquescence politique, militaire idéologique et économique des mondes sunnites, de plus en plus fragmentés, on a l’impression de l’émergence d’un monde chiite homogène, conscient de son destin et de son entrée sur la scène de l’Histoire. Pourtant, lorsque l’on observe les phénomènes de plus près, on se rend compte que les lignes de faille sont déjà bien présentes : ce sont des tensions économiques et politiques, en particulier sur la question de l’allégeance ou non à l’Iran. D’ores et déjà se structurent des fractures, qui sont pour l’instant souterraines et masquées par l’ennemi commun qui cimente ces groupes armés dans le combat. Alors que le paysage politique chiite est beaucoup plus fragmenté qu’on ne le pense, et laisse présager de nouveaux conflits.
Robin Beaumont
Robin Beaumont est doctorant en Études politiques à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS, Paris). Il conduit sa recherche sur les reconfigurations de l’autorité politique chiite en Irak dans le cadre de l’ERC WAFAW (CNRS/IREMAM) et est récipiendaire de la Zeit Stiftung Ebelin und Gerd Bucerius.
Enki Baptiste
Actuellement en master recherche, rattaché au CIHAM (UMR 5648) et à l’université Lumière-Lyon II, Enki Baptiste travaille sous la direction de Cyrille Aillet sur la construction d’un imaginaire politique du califat.
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