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Alors que les Etats-Unis ont annoncé le 21 décembre 2018 vouloir retirer la moitié de leurs troupes en Afghanistan, les tractations en vue d’un processus de paix se poursuivent entre les Américains et les talibans, tout en ignorant le gouvernement afghan. Entretien avec Karim Pakzad, chercheur à l’IRIS et spécialiste de l’Afghanistan, du Pakistan d’Irak, d’Iran et de la question Kurde.
Après dix-sept ans de présence militaire en Afghanistan, le président américain Donald Trump a annoncé en décembre 2018 vouloir retirer la moitié de ses troupes du pays. La mission de combat des Etats-Unis a officiellement pris fin en 2014, mais quelque 14 000 soldats se trouvent toujours sur place. Il s’agit ainsi du plus long conflit de l’histoire des États-Unis, ayant fait plus de 40 000 morts (1).
Depuis l’été 2018, Washington et les talibans discutent afin de trouver un accord de paix pour mettre fin au conflit entre l’Afghanistan et les Etats-Unis. Ces derniers espèrent désormais qu’un « dialogue inter-afghan » sera engagé entre le gouvernement de Kaboul et les talibans, ce qu’ils se sont jusqu’ici toujours refusés à faire.
Non. Lors de sa campagne électorale, Donald Trump avait annoncé qu’il rappellerait les soldats américains s’il était élu. Après son élection, il a donc confirmé sa volonté de mettre fin à la guerre en Afghanistan en retirant ses soldats. Cependant, les généraux qui entouraient le président, au premier lieu le secrétaire d’Etat à la Défense, le général Jim Mathis, ont convaincu Trump de rester en Afghanistan avant de négocier un retrait des troupes et mettre le gouvernement afghan dans une meilleure position. Fin 2017, Donald Trump renonçait donc à retirer ses troupes d’Afghanistan et a même envoyé 7 000 soldats supplémentaires portant le nombre des soldats américains présents en Afghanistan à 14 000. Sans résultat. Aujourd’hui, le président américain revient à sa position initiale et annonce qu’il retirera la moitié de ses troupes car il estime « écouter son instinct » plutôt que ses conseillers militaires. Par ailleurs, Washington a réalisé que, ni le renforcement des troupes américaines, ni la continuité de l’engagement militaire sur le terrain - dont une grande partie de l’opinion américaine et l’électorat de Donald Trump sont opposés - ne parvenaient à repousser les talibans. L’annonce du retrait des troupes américaines n’est donc pas surprenante, d’autant qu’il fait partie de l’accord de paix que Washington négocie avec les talibans.
Au départ, les talibans et les Américains s’étaient fixés deux lignes rouges à ne pas franchir. Pour les premiers, il était inenvisageable d’engager des négociations tant qu’un seul soldat américain se trouvait encore sur le sol afghan. Pour les seconds, il s’agissait de négocier à condition que le gouvernement de Kaboul soit intégré aux pourparlers. Les deux partis ont tous les deux franchi ces lignes rouges. Les Américains ont concédé l’une des principales exigences des talibans, à savoir le retrait de leurs troupes en Afghanistan et ont accepté de négocier avec eux en contournant le gouvernement de Kaboul, tandis que les talibans se sont engagés à ne pas laisser Daech et Al-Qaïda opérer sur le territoire afghan. Pour l’instant, les négociations semblent déboucher sur des résultats assez concrets. Mais il reste la question d’un cessez le feu et l’avenir politique de l’Afghanistan et d’autres questions de moins importance.
Tout dépend de la manière dont l’accord de paix est signé. Si cet accord est signé entre les Américains, les talibans, mais également le gouvernement afghan et les forces politiques en dehors du gouvernement, il est possible que les hostilités cessent en Afghanistan. Les personnalités qui ont été reçues à Moscou [début février 2019, des talibans et des hauts responsables politiques afghans ont été reçus à Moscou pour des pourparlers] (2) sont beaucoup plus représentatives que le gouvernement afghan, très affaibli. Toutes ces forces doivent se réunir pour parler d’une seule voix afin de rééquilibrer la situation et obtenir un accord de paix qui ne revient pas sur les avancés de ces 18 dernières années en matière de liberté de presse, les droits de l’homme, plus particulièrement les droits des femmes. Il faut que les négociations impliquent la totalité des composantes de la société afghane, même si une véritable paix est difficile à obtenir dans ce pays.
Certes, les Américains ont échoué à éliminer les talibans mais il y a eu des changements importants dans certains domaines depuis l’intervention des Etats-Unis en Afghanistan et la chute du pouvoir taliban, il y a 18 ans. En matière d’éducation, les femmes peuvent désormais aller à l’école et les universités se multiplient (on compte désormais une vingtaine d’universités à Kaboul, contre une seule sous le régime des talibans). Il y a également eu des améliorations en ce qui concerne la liberté de la presse puisque l’Afghanistan dispose désormais de nombreuses chaînes de télévision privées, de journaux et des milliers de stations de radio. Le droit des femmes et l’égalité des genres ont également été améliorés. Aujourd’hui, même si la majorité des Afghans sont las de 40 années de guerre, une partie de la population (notamment les jeunes et les femmes) s’oppose farouchement à la manière dont les accords de paix avec les talibans avancent, craignant un trop grand pouvoir donné à ce mouvement fondamentaliste islamiste. Si les talibans venaient à gouverner de la même façon que dans le passé, il est certain que la population entrerait en résistance.
Le gouvernement afghan est mis à l’écart. De ce fait, les talibans refusent catégoriquement de discuter avec Kaboul même si les Etats-Unis encouragent un dialogue entre les deux camps. Le régime ne marque aucun point contre l’insurrection des talibans qui contrôlent aujourd’hui près de la moitié du pays et qui mènent une guerre asymétrique contre les Américains. Il y a quelques semaines, le président afghan Ashref Ghani a d’ailleurs avoué que 45 000 soldats afghans avaient été tués en 4 ans. Toutefois, il vient d’être convenu que les délégations américaines qui discutent avec les talibans doivent désormais en informer le gouvernement afghan. C’est une manière de sauver la face du régime de Kaboul.
Effectivement. Je compare la situation actuelle avec celle de 2001. Georges W. Bush était en effet intervenu en Afghanistan de manière très précipitée afin de se venger. Si les Etats-Unis ne possédaient aucune force sur le terrain, ils n’avaient par ailleurs aucune idée de l’histoire, la culture ou les enjeux ethniques et sociaux de l’Afghanistan. Comme l’ancien président américain, Donald Trump mène le désengagement américain avec la même précipitation. Le secrétaire américain Mike Pompeo n’a donné que six mois à l’envoyé spécial américain Zalmay Khalilzad pour parvenir à un accord de paix qui mettrait fin à 40 ans de guerre. Cette précipitation inquiète, c’est pour cela que la Russie et l’Iran prennent l’initiative d’inviter les talibans à des discussions. Les pays de la région essayent désormais de dialoguer avec les membres de ce mouvement pour avoir leur mot à dire. Les talibans sont les grands gagnants bénéficiaires de ce projet d’accord de paix, même si l’avenir de l’Afghanistan est encore incertain.
Al-Qaïda n’existe plus en Afghanistan car il est très affaibli. En revanche, Daech, composé d’anciens membres d’Al-Qaïda et de membres extrémistes des talibans pakistanais et afghans, représente aujourd’hui un grand danger. Lorsque le califat de Khorassan, qui englobe l’Afghanistan, le Pakistan et l’Asie centrale, a été créé dans l’est d’Afghanistan, fin 2014, de violents combats ont éclaté entre Daech et les talibans. Les talibans ne veulent absolument pas d’un rival, c’est pour cela qu’ils ont concédé l’exigence des Etats-Unis de combattre le groupe terroriste de l’Etat islamique.
Notes :
(1) https://www.la-croix.com/Monde/Moyen-Orient/En-Afghanistan-sombre-avenir-annee-noire-2018-12-30-1200992386
(2) https://www.nytimes.com/2019/02/04/world/asia/afghanistan-taliban-russia-talks-russia.html
Léa Masseguin
Léa Masseguin est étudiante en Master 2 Gouvernance et Intelligence internationale dans le cadre d’un double diplôme entre Sciences Po Grenoble et l’Université internationale de Rabat. Passionnée à la fois par l’actualité et la diplomatie, elle a travaillé au sein du quotidien libanais L’Orient-Le Jour et à la Représentation permanente de la France auprès des Nations unies à New York. Elle s’intéresse à la région du Proche-Orient, en particulier la Syrie et le Liban.
Karim Pakzad
Karim Pakzad est chercheur à l’IRIS et spécialiste de l’Afghanistan, du Pakistan de l’Irak, de l’Iran et de la question Kurde.
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Karim Pakzad est chercheur associé à l’IRIS, spécialiste de l’Afghanistan, de l’Iran et de l’Irak. Diplômé en sciences politiques, docteur en droit (Université de Grenoble) avec spécialisation relations internationales, il a enseigné à l’Université de (...)
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