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Entretien avec Jean Marcou – Le positionnement de la Turquie dans le contexte des attaques du Hamas

Par Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Jean Marcou
Publié le 20/10/2023 • modifié le 20/10/2023 • Durée de lecture : 8 minutes

Quelles ont été les réactions de la Turquie aux attaques du Hamas, le 7 octobre 2023 ?

La réaction de la Turquie à l’attaque déclenchée, le 7 octobre, par le Hamas contre Israël a été tout d’abord une réaction nuancée. « Nous invitons toutes les parties à agir raisonnablement et à se garder des avancées impulsives qui provoquent des tensions », a notamment déclaré Recep Tayyip Erdoğan à ce moment-là. Certes, le président turc n’a pas parlé de terrorisme en l’occurrence, mais son positionnement prudent a surpris dans la mesure où il s’était affiché, par le passé, comme un défenseur beaucoup plus virulent, non seulement de la cause palestinienne, mais aussi du Hamas. De surcroît, le 10 octobre, il a appelé la communauté internationale à agir pour éviter une escalade, se proposant « de servir de médiateur pour faciliter le dialogue entre les parties au conflit », et plaidant même pour un échange de prisonniers. Cette initiative a rappelé celles prises par la Turquie, dans le cadre du conflit ukrainien, où Ankara a été le seul acteur international à réussir à tisser des liens entre les deux belligérants, parvenant même à leur faire accepter l’accord céréalier du 22 juillet 2022 (gelé depuis juillet 2023) et des échanges de prisonniers, par la suite. On sait d’ailleurs que le président turc a tenté d’user des contacts qu’il possède avec le Hamas pour essayer d’obtenir la libération des otages israéliens, enlevés lors de l’attaque du 7 octobre.

Ce premier positionnement d’Erdoğan a été accompagné, le 12 octobre, par une déclaration commune des parlementaires turcs appelant, eux-aussi, au calme et à la désescalade. Ce texte a été soutenu par les 5 groupes parlementaires les plus importants numériquement de l’hémicycle (à savoir, l’AKP/parti de Recep Tayyip Erdoğan, le CHP/kémaliste d’opposition, YSP/gauche kurde d’opposition, MHP/nationaliste d’extrême-droite allié à l’AKP, le İYİ Parti/nationaliste modéré d’opposition) et du SP, (un petit parti islamiste historique d’opposition). Meral Akşener, la présidente du İYİ Parti, a qualifié l’attaque du Hamas de « terroriste », mais des députés islamistes radicaux du Hüda Par ont tenu une conférence de presse au même moment, appelant le gouvernement à clarifier sa position et à soutenir plus résolument la cause palestinienne. Significatives de la déception ressentie par certains du fait de la modération première des positions officielles, de fausses vidéos d’Erdoğan ont même circulé sur les réseaux sociaux, usant de précédentes déclarations du président turc pour faire croire qu’il s’était engagé à intervenir militairement, si Israël attaquait Gaza.

Cette position prudente de la Turquie a-t-elle perduré par la suite ?

Depuis les lendemains du 7 octobre, la position turque s’est sensiblement durcie, du fait de l’intensification du conflit entre le Hamas et Israël. Les bombardements israéliens sur la bande de Gaza et les centaines de victimes civiles qu’ils ont causées ont rendu la modération initiale du président turc difficilement tenable. Recep Tayyip Erdoğan a néanmoins attendu plusieurs jours avant de réagir aux frappes israéliennes sur l’enclave palestinienne et d’estimer qu’Israël se comportait, non comme un État mais comme une « organisation », ce terme étant celui qu’il utilise habituellement pour désigner le PKK, qu’il considère comme terroriste. A soir du 17 octobre, la frappe sur l’hôpital Al-Alhi, qui a fait plusieurs centaines de victimes, pour la plupart des femmes et des enfants, a amené le président turc a raffermir encore le ton. Accusant Israël d’en être responsable, il a qualifié cet événement tragique de « crime contre l’humanité équivalent presqu’à un génocide ».

Ces nouvelles prises de position se sont accompagnées d’une dénonciation de l’inefficacité du Conseil de sécurité et de « l’hypocrisie » des Occidentaux, accusés « de jeter de l’huile sur le feu ». Cela n’empêche pas Recep Tayyip Erdoğan et son ministre des Affaires étrangères, Hakan Fidan, de déployer actuellement une intense activité diplomatique, multipliant les contacts téléphoniques avec de nombreux dirigeants dans le monde (entre autres Rishi Sunak, Kyriakos Mitsotakis, Ebrahim Raïssi ou Lula da Silva). Mais la Turquie, très engagée, ces dernières années, aux côtés des Palestiniens, notamment du Hamas, aura du mal à rendre crédible sa capacité à tenir un rôle de médiateur dans ce conflit.

Quelles sont justement les relations entretenues par la Turquie, tant avec le Hamas, qu’avec l’Autorité palestinienne ?

Depuis que le Hamas a pris le pouvoir à Gaza, les relations que la Turquie entretient avec lui ont été denses et suivies. Lors d’un discours à Konya, au début du mois de juin 2010, peu après l’arraisonnement meurtrier par des commandos israéliens de la flottille humanitaire turque du Mavi Marmara, qui tentait de forcer le blocus de Gaza, Erdoğan n’avait pas hésité à déclarer que le Hamas n’était « pas un mouvement terroriste », mais qu’il était composé « de résistants luttant pour défendre leur terre ». À cette époque-là, alors que la Turquie intensifiait son soutien à la cause palestinienne, ses relations avec Israël se détérioraient rapidement. Mais ce soutien s’est plus particulièrement traduit par un renforcement des liens avec le Hamas (qui a pu ouvrir un bureau en Turquie), et par une attention particulière d’Ankara à la situation de Gaza.

Dès février 2009, c’est l’opération Plomb durci d’Israël sur Gaza, qui a occasionné l’accrochage de Recep Tayyip Erdoğan avec Shimon Peres lors du Forum de Davos (mieux connu sous le nom de l’incident du « one minute ! »). Lorsqu’en juillet 2011, pendant les printemps arabes, le président turc s’est rendu au Caire, pour parler à la Ligue arabe, il a aussi tenté de prolonger son voyage à Gaza où il aurait sans doute été très bien accueilli. Enfin, il ne faut pas oublier que c’est l’affaire du Mavi Marmara en 2010 qui a entrainé la dégradation durable des relations diplomatiques turco-israéliennes. Celles-ci n’ont véritablement été rétablies qu’en 2022 par un échange d’ambassadeurs. Si ce soutien turc au Hamas a été surtout rhétorique et politique, plus qu’économique et militaire, il ne faut pas oublier que le Qatar, traditionnel allié de la Turquie, a été un important pourvoyeur de fonds pour l’organisation islamiste.

Certes, Ankara n’a jamais tourné le dos à l’Autorité palestinienne, mais cette dernière ayant connu un net déclin de sa capacité d’action, au cours des dernières années, la relation ambivalente établie avec les deux instances rivales, privilégiant souvent le Hamas et Gaza, a parfois confiné à l’ambiguïté. Recep Tayyip Erdoğan a donc dû, là comme sur d’autres terrains régionaux, réaliser un savant numéro d’équilibriste. En juillet dernier, il semblait toutefois avoir réussi à surmonter les risques de la contradiction, en ayant réussi à organiser une rencontre à Ankara, entre Mahmoud Abbas, le président palestinien, et Ismail Haniyeh, le leader du Hamas… C’était pour lui l’occasion, entre outre, de se poser en acteur incontournable de la question palestinienne, au moment même où il était en train, par ailleurs, de renouer avec Israël…

Qu’en est-il dès lors des relations de la Turquie avec Israël ?

La Turquie a été le premier pays musulman à reconnaitre l’État d’Israël au moment de sa création. Par la suite, pendant les premières décennies de la guerre froide, alors même que ses rapports avec le monde arabe étaient souvent difficiles, elle a entretenu une relation privilégiée avec Israël, non seulement sur le plan politique mais aussi sur les plans économique et militaire. Cette proximité a cependant été atténuée, après la guerre des Six Jours et dans les années 1980, Ankara acceptant notamment l’ouverture sur son sol d’un bureau de l’OLP. Pourtant les liens entre les deux pays étaient encore solides, lorsque l’AKP est arrivé au gouvernement, après sa victoire aux élections anticipées de 2002, et cette situation a perduré encore quelques années.

Les choses ont changé à la fin de la première décennie du millénaire, lorsqu’Ankara s’est lancée dans une offensive diplomatique pour sortir de son isolement stratégique au Moyen-Orient, et renouer avec le monde arabe. Pour rendre crédible la sincérité de sa nouvelle diplomatie, Erdoğan a voulu se faire le héros de la cause palestinienne. Beaucoup plus que ses positions contre l’ouverture de nouvelles colonies en Cisjordanie, ce sont les initiatives qu’il a prises en faveur de Gaza et du Hamas qui ont conduit à la détérioration des relations entre les deux pays. Après la crise du Mavi Marmara en 2010, pour normaliser ses relations avec Israël, la Turquie a exigé que l’État hébreu lui présente des excuses. Ce qu’il a fait en 2013. Mais il a fallu attendre jusqu’en 2016 pour voir les négociations menées par les deux États aboutir à l’indemnisation des victimes et à l’envoi d’ambassadeurs de part et d’autre.

Entretemps la tension était à nouveau souvent montée entre les deux États, à plusieurs reprises. En 2014, par exemple, dénonçant l’opération militaire Bordure protectrice, menée contre Gaza, Recep Tayyip Erdoğan déclare que l’armée israélienne « a surpassé Hitler dans la barbarie ». De fait, la restauration des liens diplomatiques turco-israéliens de 2016, sera laborieuse et de courte durée. Elle se verra de nouveau remise en cause en 2018, à l’occasion de nouveaux incidents graves à Gaza. Cette année-là, lors de la Grande marche du retour, de nombreux Palestiniens de Gaza sont tués, alors qu’ils manifestent contre le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem. Erdoğan traite Netanyahou de « terroriste », et ce dernier lui répond qu’il ne se laissera pas faire la leçon par quelqu’un qui bombarde régulièrement « des villageois kurdes ». Cette passe d’armes entre les deux dirigeants voit de nouveau les ambassadeurs turc et israélien rentrer chez eux.

Il faut attendre le printemps 2022 et la visite du président israélien, Isaac Herzog, en Turquie, pour qu’une normalisation diplomatique soit à nouveau mise à l’ordre du jour. En novembre 2022, elle aboutit à un nouvel échange d’ambassadeurs. Il faut dire qu’en dépit de multiples différends, les deux pays ont aussi de multiples intérêts convergents. En premier lieu, la Turquie rêve d’évacuer le gaz israélien de la Méditerranée orientale et l’État hébreu ne ferme pas la porte à une opportunité qui lui ouvrirait une voie directe vers les marchés européens. En second lieu, les relations économiques entre les deux pays ont résisté aux multiples brouilles de la décennie précédente et laissent espérer des résultats fructueux. Enfin, l’Azerbaïdjan, grand allié de la Turquie, a reçu également un soutien d’Israël, qui dispose ainsi de positions militaires sur la frontière azéro-iranienne.

Mais, au-delà de ces péripéties bilatérales, le récent rapprochement turco-israélien s’explique par un changement d’approche par Ankara de l’axe de ses relations internationales. Isolée diplomatiquement au Moyen-Orient, aux prises avec une crise économique sans précédent sur le plan intérieur, la Turquie a décidé de renouer avec le monde arabe (EAU, Arabie saoudite, Égypte, notamment), avec lequel elle avait pris ses distances et s’était parfois même brouillé depuis 2015. Ce rapprochement, tant avec Israël qu’avec les pays arabes, cadrait aussi avec l’établissement de liens entre ces derniers et l’État hébreu, à l’occasion des accords d’Abraham et de leur suite. Il est probable que l’approche modérée de la Turquie après l’offensive du Hamas a essayé de sauvegarder ce nouveau paradigme stratégique. Mais comme ce dernier a été frappé de plein fouet par la crise, il est probable qu’il ne lui survivra pas, et qu’Ankara aura bien du mal à pérenniser le grand écart qu’elle avait cru pouvoir tenir depuis l’année dernière, pour promouvoir une coopération importante avec Israël, tout en restant l’un des porte-paroles les plus en vue de la cause palestinienne.

Publié le 20/10/2023


Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.


Jean Marcou est actuellement Professeur des Universités à l’IEP de Grenoble (France) après avoir été pensionnaire scientifique à l’Institut Français d’Études Anatoliennes d’Istanbul où il a dirigé, de 2006 à 2010, l’Observatoire de la Vie Politique Turque (OVIPOT – http://ovipot.hypotheses.org/). Il a été aussi directeur de la Section francophone de la Faculté d’Économie et de Sciences Politiques de l’Université du Caire (Égypte), entre 2000 et 2006.
A l’IEP de Grenoble, il est directeur des relations internationales et dirige également le Master « Intégration et Mutations en Méditerranée et au Moyen-Orient. » Ses principaux champs d’enseignement et de recherche concernent la vie politique turque (Constitutions, élections et partis politiques…), les transitions politiques dans le sud de l’Europe, l’Union européenne, et l’évolution des équilibres politiques au Moyen-Orient (vue notamment au travers de la politique étrangère turque).

Derniers articles parus (2011-2012)
 Nombreux articles dans le « Blog de l’OVIPOT » : http://ovipot.hypotheses.org
 Marcou (Jean), « Turquie. La présidence de la République, au cœur des mutations du système politique », P@ges Europe, 26 mars 2012 – La Documentation française © DILA http://www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/d000481-turquie.-la-presidence-de-la-republique-au-caeur-des-mutations-du-systeme-politique-par/article
 Marcou (Jean). « Le modèle turc controversé de l’AKP », in Moyen-Orient, N°13, janvier-mars 2012, p. 38 à 43.
 Marcou (Jean). « La place du monde arabe dans la nouvelle politique étrangère d’Ahmet Davutoglu », in Dorothée Schmid (dir.), Le retour de la Turquie au Moyen-Orient, Editions du CNRS - IFRI, décembre 2011, p. 49-68
 Marcou (Jean).- « La nouvelle politique étrangère de la Turquie », Les Clés du Moyen-Orient, décembre 2011, http://www.lesclesdumoyenorient.com/La-nouvelle-politique-etrangere-de.html
 Marcou (Jean). « Les multiples visages du modèle turc », Futuribles, N°379, novembre 2011, p. 5 à 22.
 Marcou (Jean). « La politique turque de voisinage », EurOrient (L’Harmattan), N°35-36, novembre 2011, p. 163-179
 Marcou (Jean). « Recep Tayyip Erdogan, plus que jamais maître à bord », Grande Europe (La Documentation française), N°36, Septembre 2011, p. 12 à 21.
 Marcou (Jean). « Turcs et Arabes : vers la réconciliation ? » in Qantara (Revue de l’Institut du Monde Arabe), N°78, janvier 2011, p. 49 à 54.


 


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