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SAID KHATIB / AFP
Chercheuse associée au Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (CESDIP) et à l’Observatoire des mondes arabes et musulmans (OMAM) de l’Université libre de Bruxelles (ULB), Leila Seurat décrypte la stratégie du Hamas durant la dernière escalade de violences avec Israël. Elle est l’auteur de l’ouvrage « Le Hamas et le monde » (CNRS Editions, 2015) à paraître en anglais en janvier 2022 chez I.B Tauris.
Il est effectivement important de rappeler l’ultimatum formulé par le Hamas. Cela montre qu’il a certes tiré le premier, mais qu’il a tiré en réponse à la répression des forces de l’ordre israéliennes contre les Palestiniens à Jérusalem-Est. Ces violences perpétrées aussi bien par la police que par des vigilants juifs (civils radicaux chargés de maintenir l’ordre) contre les Palestiniens ont été d’une ampleur toute particulière.
Plusieurs facteurs permettent d’expliquer la montée des tensions à Jérusalem :
– Début mai, les mobilisations contre l’expulsion de familles palestiniennes dans le quartier de Sheikh Jarrah sont de plus en plus vives : la campagne internationale lancée autour de ce quartier de Jérusalem-Est a eu un impact international retentissant. Elle témoigne du renouvèlement des nouvelles formes de mobilisation et de l’usage des nouvelles technologies de communication et des réseaux sociaux.
– Le 7 mai, la police israélienne intervient de manière particulière violente dans la mosquée al-Aqsa. Pour les Palestiniens, cet usage excessif de la force dans le troisième lieu saint de l’islam au cours de la prière durant le mois sacré du ramadan est une provocation sans précédent. De ce point de vue, le Hamas ne pouvait pas ne pas réagir. D’autant plus que par le passé, son attentisme vis-à-vis du sort des Palestiniens de Cisjordanie et de Jérusalem avait pu lui être reproché. Ainsi, ses détracteurs notamment au sein du Fatah avait souvent accusé le Hamas de « résister » uniquement pour protéger ses intérêts partisans et locaux et de ne tirer des roquettes que pour obtenir des allégements du blocus à Gaza. Pendant la crise des portiques par exemple, le Hamas n’avait pas réagi.
Le niveau de violence déployé par la police israélienne à al-Aqsa ainsi que les provocations des policiers, qui sont entrés chaussés dans la mosquée pendant la prière du tarawih, sont autant de facteurs qui ont poussé le Hamas à entrer la confrontation. Pour Netanyahou, il s’agissait d’une tentative de déplacer le conflit de Jérusalem vers la bande de Gaza afin d’essayer de réinscrire le combat des Palestiniens dans une lutte globale contre l’islamisme. Religiosiser le conflit est une manière d’éluder les questions de droit et de justice (occupation, colonisation, expropriations à Sheikh Jarrah) vers un narratif de guerre contre le « terrorisme ».
En affirmant dans son communiqué du 10 mai que les provocations à Jérusalem constituent une agression contre l’ensemble des Palestiniens, le Hamas s’est positionné comme le protecteur de tous les Palestiniens. Il ne s’agit plus uniquement de défendre les Gazaouis en essayant d’obtenir la levée ou l’assouplissement du blocus. Alors que ces dernières années l’usage de la lutte armée avait avant tout pour objectif de lever le blocus de Gaza, défendre Jérusalem devient partie intégrante du programme politique et militaire du Hamas - pas seulement dans le discours mais aussi en pratique. Très rapidement après les premiers tirs de roquettes, Ismaël Haniyeh a prononcé un long discours consacré essentiellement à Jérusalem, associant Al Quds, Gaza et Sheikh Jarrah dans un destin commun. Les centaines de roquettes tirées vers Jérusalem dans le cadre de cette campagne dénommée « Al Quds » montre qu’il ne s’agit pas là d’un simple affichage rhétorique. Si le mouvement palestinien a depuis toujours revendiqué cette identification nationaliste, ce nouveau contexte de mobilisation à Jérusalem et de soulèvement généralisé des Palestiniens en Cisjordanie et en Israël a constitué pour lui une opportunité : se présenter comme un mouvement de résistance prêt à user de la lutte armée pour défendre l’ensemble des Palestiniens au-delà des frontières imposées par Israël.
Oui, dès le lendemain de l’ouverture des hostilités, avant même que les pays occidentaux ne prennent position, le Hamas est entré dans des discussions avec l’Egypte, le Qatar et les Nations unies pour négocier un cessez-le-feu. La trêve a été refusée par Netanyahou qui souhaitait remplir un certain nombre d’objectifs avant d’arrêter les frappes contre Gaza. Ces objectifs ont toutefois soulevé d’importantes interrogations, y compris de la part des traditionnels alliés politiques d’Israël de moins en moins confortables à l’idée d’accorder un blanc-seing permanent à Israël.
Evidemment, le rapport des forces est toujours inégal, largement en faveur d’Israël. Mais, en tirant des salves très importantes de roquettes, le Hamas a réussi à surprendre. Malgré ce déséquilibre, le mouvement s’est montré capable d’imposer une forme de dissuasion en visant l’aéroport et en tirant des centaines de roquettes au cœur même de Tel-Aviv. Le cessez-le-feu aurait d’ailleurs impliqué, de la part d’Israël une série de concessions dont l’arrêt des incursions dans la mosquée d’Al-Asqa et l’abrogation de la décision d’expulser les familles de Sheikh Jarrah.
Certainement.
La stratégie du Hamas (c’est particulièrement clair avec le dernier discours de Khaled Meshal), vise aujourd’hui à se présenter comme une résistance armée légitime. Le but étant de rendre ses actions armées légales sur le plan du droit international [2] (un peu comme le Fatah l’avait fait avant lui). Le Hamas pense que cette inscription de la « résistance » dans la légalité internationale commence à avoir une résonnance, particulièrement dans un contexte où le soutien à la cause palestinienne connaît une expansion inédite au sein des opinions publiques internationales. Le contexte a changé. Les nouvelles formes d’activisme de la jeunesse palestinienne ont permis de porter la mobilisation à l’échelle mondiale. A la surprise générale, même les Palestiniens de 48 se sont fortement mobilisés.
Aujourd’hui, le soutien à la Palestine ne semble plus cantonné au champ militant anti impérialiste. Défendre les Palestiniens, c’est aussi rester cohérent avec un paradigme intersectionnel et postcolonial qui a acquis une influence majeure dans les champs politique, culturel et institutionnel. Inscrit dans la lutte contre toutes les formes de discrimination, d’inégalité de traitement, de domination, la cause palestinienne pourrait ainsi gagner des adhérents moins par réelle adhésion sincère que par opportunisme.
C’est vrai. Depuis plusieurs années, le Hamas avait acquis une importante popularité en Cisjordanie, qui s’explique largement par le déclin de l’Autorité palestinienne de Ramallah. De fait, la popularité du Hamas doit se lire au regard de l’impopularité du Fatah. Les événements des dernières semaines ont accéléré ce naufrage de l’AP de Ramallah. Dans certaines manifestations, on a récemment entendu des Palestiniens insulter le président Abbas (reprenant le fameux « Hela hela hela hela ho, … », un chant à l’origine utilisé en Egypte, puis contre les politiciens libanais durant la Thawra, en octobre 2019). Sur l’Esplanade des mosquées, ce sont les drapeaux du Hamas qui prédominaient.
Toutefois, ce regain de popularité du Hamas ne signifie pas forcément une adhésion idéologique ou partisane. Ces lectures autour d’une prétendue islamisation de la cause sont problématiques. De la même manière, je ne pense pas qu’on puisse dire que le Hamas a étouffé, noyauté ou discrédité le mouvement de protestation pacifiste à Sheikh Jarrah. L’ensemble des Palestiniens a témoigné de son soutien aux tirs de roquettes. Il est donc absolument nécessaire de distinguer le soutien à la lutte armée de l’adhésion au Hamas. Nombreux sont les Palestiniens qui sont très loin du Hamas d’un point de vue idéologique mais qui adhèrent tout de même à la résistance.
Sur le plan international, les récents événements ont tendance à légitimer le Hamas comme interlocuteur légitime pour de futures négociations, même auprès des pays occidentaux. L’idée selon laquelle il faudrait parler au Hamas fait son chemin. Ceci n’est pas totalement nouveau. Déjà, en 2015, l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair avait rendu visite à Khaled Meshal plusieurs fois au Qatar. La même année, la Cour européenne de Justice avait déclaré que la décision de placer le Hamas sur la liste des organisations terroristes n’était pas légitime et qu’elle était le résultat d’un vice de procédure. Le Hamas y avait finalement été replacé en 2017 par une décision de la Cour européenne. Certains pays s’interrogent : est-il vraiment utile de continuer à négocier avec Mahmoud Abbas ? Même Angela Merkel se serait déclarée favorable à des « contacts indirects » avec le Hamas.
Evidemment, les discussions entre les Américains et les Iraniens inquiètent Israël. Mais, contrairement à ce qu’affirment certains analystes, le Hamas n’a pas tiré des roquettes en direction de Jérusalem parce qu’Israël avait bombardé l’Iran quelques semaines plus tôt. Le Hamas n’agit pas en fonction des ordres de l’Iran : on l’a vu sur la Syrie, Téhéran lui avait demandé de rester à Damas et d’afficher un soutien à Bachar al Assad. Pourtant il est parti.
Autre élément qui inquiète les Israéliens : les divisions au sein du camp démocrate. Même si le président américain a réaffirmé son soutien à Israël, l’aile gauche de son parti fait pression pour que les droits des Palestiniens ne soient plus systématique niés. Plusieurs élus se sont récemment prononcés en faveur d’une résolution visant à empêcher la vente d’armes à Israël.
Lire également sur Les clés du Moyen-Orient :
De Jérusalem-Est au risque de guerre à Gaza : dans un tourbillon de violences, la question palestinienne revient au-devant de la scène
Leila Seurat
Leila Seurat est docteur en science politique (Sciences Po Paris) et chercheur associée au CERI (Centre de Recherches Internationales).
Elle est notamment l’auteure de Le Hamas et le monde, paru en 2015 aux éditions du CNRS.
Ines Gil
Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban).
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.
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