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Abaher el-Sakka est professeur de sociologie à l’Université de Birzeit en Palestine. Il travaille sur « le nouveau mouvement contestataire palestinien » qui a pris forme depuis le début des révoltes arabes en Méditerranée. Avant de commencer son intervention, Abaher el-Sakka précise les difficultés méthodologiques et épistémologiques inhérentes à tout travail inachevé, qui s’intéresse à un mouvement actuel, en constante mutation. De plus, les événements de la révolution arabe ont remis en cause les outils d‘analyse des sociologues arabes. Pendant longtemps, les sociétés arabes étaient perçues comme des sociétés proto-étatiques, en contradiction avec le système de l’Etat-nation européen, et donc encore inadaptées à la démocratie. Cette vision culturaliste occidentale héritée du modèle orientaliste empêchait d’imaginer que des révolutions arabes puissent se produire.
Le « nouveau » mouvement contestataire palestinien repose sur l’héritage associatif palestinien et sur l’héritage de mouvement national palestinien, très présent depuis 1936. Abaher el-Sakka rappelle l’ancienneté de la mobilisation sociale palestinienne contre le processus colonial. Avant la création d’Israël, les Palestiniens étaient confrontés aux Britanniques, et avaient déjà en 1936 organisé une grève de six mois. Le mouvement national palestinien est ensuite né parallèlement à la création de l’Etat d’Israël, appelée « Nakba » ou « catastrophe ». Cette expérience historique a jeté les bases de toute une culture de mobilisation sociale dans la société palestinienne, qui s’est organisée et a pris l’habitude de s’approprier l’espace public, de descendre dans la rue, de signer des pétitions.
En quoi ce mouvement est-il « nouveau » ? Tout d’abord, il diffère du mouvement national ou nationaliste palestinien, organisé par les partis politiques. Ceux-ci sont à la tête de tous les mouvements sociaux, dont ils définissent non seulement les objectifs, mais aussi les actions. Durant la première Intifada, une direction nationale unifiée regroupait la plupart des treize partis politiques palestiniens, puis le Hamas est entré dans le jeu politique, menant à la formation de deux blocs : d’une part le bloc laïc, séculaire, auquel appartiennent les nationalistes classiques de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), d’autre part le bloc politique ou religieux où se situent le Hamas et le Djihad islamique.
Le nouveau mouvement contestataire palestinien se démarque ainsi des mouvements historiques. L’étincelle qui l’a déclenché fût la Tunisie. Avant même la réussite de la révolte tunisienne, les étudiants sont descendus dans les rues palestiniennes, brandissant des slogans « Merci Tunis ». Le mouvement s’est concentré essentiellement dans deux villes, Gaza et Ramallah, où beaucoup de Palestiniens ont spontanément manifesté leur soutien à la révolte tunisienne, provoquant rapidement un échauffement avec les forces de l’ordre. Abaher el-Sakka explique que la direction palestinienne a un rapport particulier avec l’intelligentsia tunisienne et la bureaucratie étatique tunisienne, et rappelle à titre d’exemple que l’OLP est restée quinze ans à Tunis. La police palestinienne a donc interdit les manifestations à Ramallah, pour faire respecter une ligne directrice si souvent utilisée depuis Arafat : « on ne devrait pas intervenir dans les affaires internes arabes ». L’Autorité palestinienne a cependant laissé les Palestiniens s’exprimer afin d’éviter des conséquences sur la rue palestinienne, tout en affichant officiellement une position neutre à l’égard de la révolution tunisienne. Le nouveau mouvement contestataire palestinien a réellement débuté une fois le régime tombé en Tunisie. Il a pris le nom de « mobilité de la jeunesse » et s’est focalisé sur un objectif particulier : la réunification nationale. La société palestinienne est en effet divisée depuis cinq ans entre la bande de Gaza et la Cisjordanie, entre Gaza et Ramallah, entre le Hamas et le Fatah. Le slogan fédérateur « le peuple veut la fin de la division » a été immédiatement repris dans la rue ainsi que dans le monde virtuel palestinien.
Le nouveau mouvement contestataire palestinien a des liens très forts avec tous les autres mouvements contestataires arabes : le mouvement du 6 avril, le mouvement Khaled Saïd en Egypte, les mouvements tunisiens. Le noyau dur se compose d’anciens gauchistes, de personnes opposées aux lignes directrices de leur parti, mais la plupart n’ont pas de lien direct avec les partis politiques. Deux dates-clés furent décidées : le 15 mars et le 15 mai.
La date du 15 mars a été fixée de sorte qu’elle convienne à la fois aux contestataires de Gaza et à ceux de Cisjordanie, avec pour mot d’ordre de descendre dans la rue. Trois fronts se sont préparés à réagir : le front israélien, l’Autorité palestinienne, ainsi que les deux grands partis, Hamas et Fatah. Israël a déclaré que toute tentative d’embrasement dans la région serait réprimée. L’Autorité palestinienne, comprenant qu’il s’agissait d’un mouvement total dans la société palestinienne, a décidé de récupérer le mouvement en donnant congé aux 75 000 hommes de la sécurité à sa disposition afin qu’ils descendent dans la rue en civil. Les leaders de la manifestation du 15 mars sont issus de la classe moyenne et un peu plus aisée, d’un milieu cosmopolite et occidentalisé, habile dans les communications, produisant des slogans en arabe et en anglais. Certains sont également venus des camps de réfugiés, mais ils n’en sont pas les leaders. Tous brandissaient des slogans réclamant la fin de la division palestinienne, or les acteurs qui renforcent cette division étaient présents et ont cherché à faire avorter le mouvement. Le mouvement contestataire palestinien a alors connu son premier échec, réprimé par le Hamas, puis plus intelligemment récupéré par l’Autorité palestinienne. La division est restée.
La date du 15 mai s’est imposée d’elle-même puisque ce jour-là, depuis 1948, les Palestiniens des territoires mais aussi de la diaspora se mobilisent pour commémorer la création d’Israël. Selon Abaher el-Sakka, la Nakba est devenue depuis quelques années un argument pour reconquérir une visibilité sociale, une légitimité perdue, en descendant dans la rue pour exprimer l’hostilité à Israël et demander le droit au retour. Cependant, beaucoup descendent aussi dans la rue pour rappeler que la transmission générationnelle de la mémoire fonctionne encore, et parce qu’ils souhaitent le retour des réfugiés. Ainsi le 15 mai, les Palestiniens ont demandé à leurs confrères de la diaspora de descendre vers les frontières israélo-arabes, c’est-à-dire jordanienne, libanaise, syrienne et égyptienne. Deux fronts seulement ont suivis : le Liban, et dans une moindre mesure la Syrie. En Egypte, la révolution n’a pas permis de soutenir le mouvement palestinien et la Jordanie a réprimé des milliers de personnes qui étaient à sa frontière. En revanche, le front libanais a été investi par les Palestiniens et les Libanais, permettant à de nombreux Palestiniens de pénétrer en Israël. Cette réussite a donné une force considérable au mouvement contestataire palestinien et a permis aux Palestiniens de s’affranchir de leur peur. Ils ont marché à pied au-delà d’une frontière qu’Israël disait minée, et découvert qu’elle ne l’était pas.
La jeunesse palestinienne est attirée par ce mouvement qui n’est pas conditionné par les responsables politique et se mobilise pour de multiples causes sociales. L’Autorité palestinienne tolère ce mouvement, qui pourtant devient progressivement un acteur majeur dans la société palestinienne et s’oppose à toute sorte de conduites de l’Autorité palestinienne. Des manifestations sont organisées contre la reprise des négociations entre les Palestiniens et les Israéliens, des pétitions s’opposent à des décisions politiques palestiniennes. Beaucoup de travail est également réalisé sur le net, le monde virtuel étant une reproduction de la société palestinienne. Les jeunes Palestiniens sont nombreux à s’identifier à ce mouvement, à cet élan de jeunesse capable de prendre son destin en main, à ces héros arabes tels Bouazizi ou Khaled Saïd.
Pendant longtemps, les Palestiniens imaginaient qu’ils étaient l’avant-garde du monde arabe, les défendeurs de la cause arabe, mais ils se sont remis en cause avec les événements de Tunisie. Les Tunisiens sont devenus les nouveaux leaders du monde arabe, la Tunisie est devenue le modèle à suivre pour sa capacité populaire à s’organiser, à se mobiliser et à faire tomber un régime. Dès le début des révolutions, les Palestiniens se trouvaient imbriqués entre deux types de nationalismes : le nationalisme arabe et le nationalisme palestinien. Le travail de « palestinisation » imposé par Arafat et le Fatah pendant cinquante ans s’est finalement avéré superficiel et la tendance nationaliste arabe est restée présente. Un nouveau type de nationalisme palestinien s’appuie par conséquent sur le nationalisme arabe, sur cette identification à la nation arabe et l’opinion publique arabe commence à jouer un rôle important dans le changement politique. La renaissance de cette fierté d’être arabe a donné beaucoup de force au mouvement palestinien. Si certains pays arabes ont façonné un individu étatique arabe, en se réappropriant l’histoire ancienne pharaonique ou phénicienne par exemple, Arafat n’a pu y aboutir, tout d’abord parce que les Palestiniens ne voyaient pas la Palestine dans le monde arabe, ensuite parce que les structures étatiques palestiniennes n’existaient pas.
A partir de la victoire du 15 mai, le mouvement contestataire palestinien s’est constamment mobilisé dans tous les domaines, manifestant par exemple devant une banque qui a licencié un employé palestinien, ou un institut culturel qui a invité un artiste ayant des liens avec les Israéliens. Il s’agit d’une véritable réappropriation de l’espace public palestinien. Le mouvement s’est élargi pour former des petits groupes anticoloniaux et des groupes d’opposition à la corruption de l’Autorité palestinienne. En réaction, cette dernière a créé un mouvement « pour en finir avec l’occupation israélienne », qui dispose cependant de capacités limitées parce qu’il ne doit pas se confronter à l’armée israélienne. L’Autorité palestinienne s’inquiète de toutes ces actions entreprises par les Palestiniens, qui montent dans des bus israéliens pour revendiquer le droit d’emprunter les routes, se mobilisent à Jérusalem pour la tenue de rencontres israélo-palestiniennes, ou encore à Ramallah pour protester contre la venue de Mofaz, le chef de la guerre coloniale israélienne. Pour qualifier l’Autorité palestinienne, les Palestiniens utilisent les mêmes expressions de la rue arabe que l’on retrouve en Tunisie, en Egypte, en Syrie. Ainsi, pour une bonne partie de la jeunesse palestinienne, l’Autorité palestinienne est un régime arabe comme les autres.
Astrid Colonna Walewski
Après avoir obtenu une licence d’Histoire à l’université Paris IV Sorbonne, Astrid Colonna Walewski étudie actuellement à l’Université Catholique de Louvain en Master de Relations Internationales. Elle suit des cours de spécialité sur le monde arabe et écrit un mémoire sur la révolution égyptienne.
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