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Dans le cadre du lancement de la Semaine arabe à l’École normale supérieure (Ulm), dont cette douzième édition se focalise sur les printemps arabes pour en montrer la diversité et en saisir les enjeux, Hamit Bozarslan était invité ce jeudi 29 mars à prononcer la conférence inaugurale sur le thème « Le monde arabe : un an après ». Historien et politologue né en Turquie, diplômé de l’EHESS et de l’Institut d’études politiques de Paris, Hamit Bozarslan est spécialiste de la question des minorités au Moyen-Orient et particulièrement de la question kurde, et travaille sur les nationalismes minoritaires et la violence au Moyen-Orient [1].
Hamit Bozarslan donne immédiatement le ton de sa conférence en affirmant à la fois qu’on peut, un an après le début des contestations, dresser un premier bilan de ces mouvements, et qu’on demeure pourtant dans l’incertitude. Il est certain à ses yeux que l’année 2011 restera une date-charnière dans l’histoire du Moyen-Orient, au même titre que l’année 1918-1919 qui avait vu la chute de l’Empire ottoman et l’instauration des pouvoirs mandataires, l’année 1948 avec la création de l’État d’Israël et les coups d’État successifs qui s’ensuivirent dans le monde arabe, ou l’année 1979 qui avait été marquée par la reconnaissance de l’État d’Israël par l’Égypte, l’occupation russe de l’Afghanistan et la révolution iranienne. Chacune de ces dates avait instauré un cycle historique de presque trente ans, créant de nouvelles dynamiques. Aujourd’hui, on ne peut pas savoir quelles seront les dynamiques lancées par les mouvements de 2011 ; on demeure donc dans l’incertitude.
Quatre points pourtant sont dégagés par M. Bozarslan. L’année 2011 signifie d’abord la sortie d’un certain type d’autoritarisme, fondé sur une idéologie sécuritaire et mené par des dirigeants qui n’avaient plus aucune légitimité dans leurs sociétés ; ce système établi dans les années 1990 s’est écroulé l’année passée. Le deuxième point, c’est que l’année 2011 marque aussi la fin de la fatigue sociale : cette forme d’épuisement des horizons, combinée à la pression du quotidien, avait entraîné dans les années 2000 une démobilisation générale des sociétés, que les mouvements révolutionnaires sont venus « réveiller ». Troisièmement, l’année 2011 rompt avec les sociétés de classes apparues dans les années 1990 et 2000 et protégées par les régimes autoritaires, qui étaient marquées par des inégalités considérables et par un mépris de classe par rapport aux pauvres. Enfin, l’année 2011 signifie la sortie des régimes sécuritaires renforcés depuis le 11 septembre : c’est une attente démocratique qui s’est exprimée en 2011, la même attente que celle qui avait existé sans se réaliser dans les années 1980, à la fin de la guerre Iran-Irak et de la guerre civile libanaise, et qui avait été complètement étouffée à la faveur des guerres d’Irak (2003), du Liban (2006) et de Gaza (2008-2009).
Hamit Bozarslan définit donc les mouvements révolutionnaires qui ont eu lieu dans les pays arabes en 2011 comme « démocratiques », les opposant aux révolutions « eschatologiques » (qui se fixent pour objectif la délivrance du genre humain) et aux révolutions « partisanes » (cherchant à établir un nouveau pouvoir). On retrouve dans ces mouvements le propre d’un régime démocratique, à savoir que le peuple se constitue dans la rue comme uni, refuse l’autorité d’un pouvoir établi, et réclame le droit à la division – c’est-à-dire l’introduction de la conflictualité politique en principe de base de la démocratie. Or, pour que l’incertitude démocratique puisse exister, il faut un État de droit, où la défaite politique ne soit pas synonyme d’arrestation ou de mort. C’est là, aux yeux de M. Bozarslan, la demande des pays arabes en 2011 : une certitude d’État de droit et une certitude démocratique permettant d’entrer dans des élections libres.
Mais les révolutions démocratiques, tout en voulant sortir d’un régime autoritaire, peuvent aussi conduire à la mise en place de nouveaux types d’autoritarisme. Hamit Bozarslan utilise ici l’exemple de la révolution de 1848 en France, où la rue, certes révolutionnaire, n’a pas pesé lourd face à la demande d’un ordre social, politique et moral exprimé par la majorité de la population – ce qui explique la mise en place de l’autoritarisme de Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III. Il est tout à fait possible de voir un scénario semblable se mettre en place dans les pays arabes.
Hamit Bozarslan analyse ensuite les mouvements révolutionnaires à travers les cas emblématiques de la Tunisie et de l’Égypte. La révolution y a été rendue possible par des facteurs multiples : d’abord la centralité de la capitale, que ce soit Tunis ou Le Caire – même si le mouvement a commencé dans les périphéries, c’est lorsque la capitale s’est investie que le régime a été ébranlé ; ensuite, la centralisation de ces sociétés qui avaient une véritable volonté de « faire société » ; enfin, le mode de gouvernement, dirigé par un cartel au sein duquel l’armée disposait d’une certaine autonomie : elle n’était donc pas en mesure de tirer sur la foule, et les deux rais Ben Ali et Moubarak avaient sapé les bases de leurs propres régimes en promettant de ne pas se représenter aux élections, ce qui revenait à reconnaître leur illégitimité. M. Bozarslan souligne l’existence d’une triple alliance sociétale, qui a permis la révolution. Ce fut d’abord une alliance inter-classes, réunissant classes moyennes, intellectuels et populations urbaines défavorisées sur les mêmes champs de bataille pour la première fois depuis longtemps ; ensuite une alliance inter-générationnelle, qui a permis à plusieurs traditions de militance de donner du sens à la contestation et de lui apporter une légitimité ; enfin, une alliance inter-genres qui a vu les hommes et les femmes main dans la main pour la première fois depuis les années 1950. Toutefois, un an après, il ne reste de cette triple alliance qu’une alliance inter-genre qui regroupe essentiellement la jeunesse des classes moyennes. En effet, on a vu rapidement émerger après le renversement des régimes une dialectique entre la rue et l’urne. La rue, ne disposant pas des structures ni de l’expérience politique nécessaire et refusant de se laisser dicter la conduite à tenir, s’est trouvée rapidement affaiblie. C’était une rue joyeuse, spontanée, et anarchiste au sens où elle revendiquait une pluralité d’action, qui n’a pas laissé d’éléments en mesure de structurer l’espace politique après le renversement des deux régimes. Le recours aux urnes n’a été possible que par la rue, mais l’institution de l’urne signifie la ré-institutionnalisation de la vie politique sur de nouvelles bases, ce qui donne aux vainqueurs une légitimité politique et sociale qui leur permet d’imposer leur logique à celle de l’establishment. Or, dans la crise profonde qui traverse ces deux sociétés, la rue a très largement tranché en faveur d’acteurs issus d’une tradition islamiste. Ces acteurs ont une légitimité basée sur l’hégémonie et sur l’adhésion : ils ont le soutien à la fois des classes moyennes (qui sont en quête de l’ordre politique, moral et économique) et des milieux défavorisés (parce qu’ils présentent la question sociale comme une question profondément apolitique que l’on peut résoudre par la charité, et disposent de fait de réseaux d’institutions caritatives, de soupe populaire, d’écoles, d’hôpitaux, etc.).
La demande conservatrice s’explique par le fait que sous Ben Ali et Moubarak, le conservatisme social est devenu une sorte de protection contre les transformations sociales et économiques radicales : prôné par les acteurs issus de l’islamisme, ce conservatisme social passe entre autres par la vision du corps féminin et le contrôle de l’espace de visibilité sur le mode de l’orthopraxie, c’est-à-dire de l’hégémonisation des pratiques sociales en fonction du conservatisme, sans changer les lois.
Les premiers pays à étudier pour comprendre ce qui s’est passé en 2011 sont bien la Tunisie et l’Égypte. Mais le propre des révolutions démocratiques est aussi d’exercer un effet domino : cela ne signifie pas que tous les régimes du monde arabe vont tomber les uns après les autres, mais que les lignes de forces ont été déplacées partout dans le monde arabe, ce qui veut dire qu’une même attente démocratique doit s’accommoder de contextes locaux déterminants – par exemple un contexte tribal, ou bien un contexte déterminé par de puissantes dynamiques provinciales comme en Libye ou en Syrie, ce qu’on peut opposer à la centralité de la capitale en Égypte ou en Tunisie ; le contexte peut aussi être marqué par la question confessionnelle, absente en Tunisie et en Égypte, mais forte en Libye et en Syrie. Dans le cas du Yémen, les quatre guerres internes que connaît le pays permettent au pouvoir de disposer d’une attente sécuritaire qui le légitime. On se trouve face à un paradoxe souvent souligné : on ne peut nier l’existence du « monde arabe », qui fait sens puisque les événements nés en Tunisie ont eu des échos jusqu’au Yémen, mais les situations locales sont extrêmement différentes.
En Syrie, en Libye et au Yémen, on est sans nul doute en face d’une contestation révolutionnaire pacifique à l’origine (comme tous les mouvements de 2011), mais on est entré dans une logique de violence. Dans son livre États de violence. Essai sur la fin de la guerre [2], Frédéric Gros définit un Etat où la violence est le principal mode d’expression et de gestion des conflits. En Syrie, contrairement à l’Égypte ou à la Tunisie, le régime a eu massivement recours à une coercition qui a pris la forme d’exterminations, de massacres et de destructions de l’espace urbain dans de nombreuses villes. L’outil est à la fois la force milicienne et une stratégie de scission des communautés : le pouvoir exerce une contrainte massive sur la communauté alaouite (d’où est issu Bachar al-Assad) pour obtenir son allégeance ; il utilise la tactique de la peur pour les communautés chrétienne et kurde pour empêcher leur soulèvement ; et il réprime massivement des quartiers et villes sunnites de province. Une nouvelle grammaire de la politique se met ainsi en place, où l’allégeance, la rébellion ou l’appartenance à telle ou telle confession sont devenues des critères déterminant l’attitude à adopter vis-à-vis de l’autre, positionné comme « ami » ou « ennemi ». On comprend donc pourquoi, après avoir été pacifique jusqu’au 29 juillet, le mouvement de contestation s’exprime à présent par la violence ; on comprend aussi pourquoi il est devenu confessionnel, s’appropriant des symboles sunnites à l’évidence très anti-alaouites.
C’est l’intervention de l’OTAN qui a empêché la Libye de connaître une telle situation. Mais depuis la chute du régime, on peut se demander si le processus révolutionnaire ne s’est pas transformé en état de violence. Les identités régionales qui fondent des différences radicales entre Benghazi, Tripoli ou Syrte montrent qu’on est dans une dynamique de fragmentation de l’espace, où la capitale n’est pas un élément fédérateur. Le facteur tribal (essentiellement dans les régions transfrontalières) est essentiel pour comprendre la situation. On voit émerger des dizaines de milliers d’hommes armés qui ne font pas partie de l’armée officielle. Le principal problème qui se pose à la Libye d’aujourd’hui est qu’il lui faut créer un centre, un État, sans lequel rien ne sera viable, mais aussi assurer une décentralisation poussée, en intégrant les tribus (qu’il faut pourtant désarmer), sans quoi le pays sombrera dans la guerre civile. Au Yémen, les conflits internes (inter-tribaux, inter-confessionnels et avec al-Quaïda) ont fait sombrer le pays dans un état de violence – comme à Bahreïn, où le mouvement de contestation a été écrasé par l’Arabie saoudite.
Ces pays seront donc à observer de très près dans les mois et les années à venir, d’autant plus que certains – notamment la Syrie – déterminent aussi l’avenir de deux autres pays : le Liban et l’Irak. Ces pays ont connu des mouvements sociaux demandant une laïcisation (c’est-à-dire la sortie du système confessionnel) et la fin de la communautarisation ; mais la donne confessionnelle, au Liban comme en Irak, s’est instaurée comme la donne première depuis des années. Elle s’explique par le fait qu’au cours d’une histoire marquée par la violence, ce sont les confessions qui sont devenues les cadres d’opération efficaces permettant de mener des combats à l’échelle nationale : en conséquence, la société est fragmentée et militarisée. Les deux pays ont connu une période de guerre civile longue : entre 1975 et 1989 au Liban, et sous Saddam Hussein dans les années 1980 et 1990 en Irak, avec de plus une politique de double nettoyage ethnique au lendemain de l’opération américaine de 2003. La Syrie et son protecteur l’Iran jouent dans ces deux pays un rôle considérable, ce qui explique leur pétrification en attendant de voir comment va évoluer la situation. Un autre pays pétrifié est l’Algérie, non parce que la demande de changement est absente mais à cause du traumatisme de la guerre civile des années 1990, encore trop présent. Enfin, les monarchies plus ou moins ouvertes que sont le Maroc et la Jordanie pourraient également bouger.
Un an après le début de la contestation, le monde arabe a donc considérablement bougé ; toutefois, de nombreux indéterminés demeurent. D’abord, on ne sait que faire du temps de la révolution : comme le disait Michelet à propos de la Révolution française, « Le temps n’existait plus, le temps avait péri » : c’est bien la volonté des jeunes des classes moyennes que de « faire périr le temps », c’est-à-dire d’accélérer encore le mouvement pour obtenir un maximum de changement ; au contraire, l’urgence pour les pouvoirs émergents est de rétablir le temps long qui ramènerait l’ordre. Une dynamique de changement et une dynamique de restauration coexistent dans les sociétés tunisienne et égyptienne – un nouveau parti de l’ordre émerge, dirigé essentiellement par les partis issus des urnes que sont Ennahda et le Parti de la liberté et de la justice (c’est-à-dire les Frères musulmans). Les événements du Caire sont très inquiétants, puisqu’il y a eu des dizaines de victimes et plus d’une centaine de condamnations pour délit d’opinion sans que la société ne bouge. La situation est un peu meilleure en Tunisie, mais il y a une influence salafiste dont on ne sait quel rôle elle va jouer.
L’autre indéterminé est la question régionale : on ne sait pas comment va évoluer le monde arabe en tant que région du Moyen-Orient. Les sociétés occidentales veulent à tout prix casser « l’axe chiite » du Moyen-Orient (autour du Hezbollah et de l’Iran), lui opposant la « ceinture verte » sunnite qui peut soutenir le système-monde dans sa logique sécuritaire. Cette introduction de facteurs confessionnels dans la lecture qu’on a du Moyen-Orient aujourd’hui peut être lourde de conséquences.
Un troisième indéterminé est la question de l’islamisme : peut-on parler de la fin de l’islam radical, ou évoquer une pacification générale de l’islamisme ? M. Bozarslan insiste bien sur le fait que chaque « année-charnière » de l’histoire du Moyen-Orient a ouvert une période de trente ans environ, dont on ne peut voir se dessiner les dynamiques qu’au fur et à mesure. Il est certain toutefois que l’islamisme main stream des voies néo-libérales s’intègre dans les systèmes politiques, sans que l’islamisme radical ne disparaisse.
Enfin, la question sociale reste également dans l’indéterminé. La Turquie, 17e puissance économique du monde disposant de ressources généreuses, voit sa bourgeoisie prête à redistribuer les richesses ; ce n’est pas le cas pour l’instant en Égypte ou en Tunisie.
Hamit Bozarslan achève sa conférence sur l’idée que, comme on le disait dans les années 1920-1930, il faut aujourd’hui concilier « l’optimisme de la volonté et le pessimisme de la situation » dans le monde arabe, un an après les mouvements de 2011.
Tatiana Pignon
Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.
Notes
[1] Il est l’auteur, notamment, d’une Histoire de la Turquie contemporaine (La Découverte, 2004-2007), de La société irakienne : Communautés, pouvoirs et violences (Karthala, 2003, co-dirigé avec Hosham Davod) et de La question kurde : États et minorités au Moyen-Orient (Presses de Sciences Po, 1997).
[2] Frédéric Gros, États de violence. Essai sur la fin de la guerre., Paris, Gallimard, 2006, 310 pages.
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