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Alors qu’il continue de s’enfoncer dans la crise financière, le Liban élit un nouveau Parlement ce dimanche 15 mai. Les formations issues de la société civile espèrent réaliser une petite percée mais elles font face aux partis confessionnels solidement installés dans la vie politique.
Au Liban, à la veille des élections, les panneaux de campagne ont envahi les artères principales, appelant à voter pour des candidats présents dans la vie politique depuis des décennies. Forces Libanaises (FL) à Achrafiyeh, Hezbollah dans la banlieue sud de Beyrouth : pour motiver les indécis, les partis confessionnels font le tour de leur quartier, activant des chants à la gloire de leurs héros. En apparence, peu de choses ont changé dans le pays depuis les dernières élections de 2018.
Mais entre deux coins de rues, de nouveaux visages, souvent plus jeunes et connus pour leur activisme durant la Thawra (la « révolution » du 17 octobre 2019), tractent pour des formations politiques inédites, « votez pour le changement ! » lance un des militants. Les élections de ce dimanche 15 mai marquent la progression des « partis du changement » comme ils se nomment eux-mêmes, des formations issues de la société civile en rupture avec les partis confessionnels et qui prônent des idéaux issus de la Thawra, parmi lesquels la lutte contre la corruption et la déconstruction des mécanismes communautaires. Ce n’est pas la première fois que de tels candidats sont en lice. En 2018, lors des dernières législatives, ils avaient obtenu 1 siège au Parlement sur 128 [1]. A l’époque, ils n’étaient pas implantés dans toutes les régions libanaises.
Mais ce dimanche, pour la première fois, ces formations se présentent dans l’ensemble des 15 circonscriptions du pays. C’est du jamais vu. Un léger souffle de changement traverse le Liban. Pour cause, depuis le dernier scrutin, une crise financière féroce a frappé le pays, l’explosion du port de Beyrouth a dévasté une partie de la capitale, et en parallèle, de nombreuses figures révolutionnaires ont émergé pendant la Thawra. Elles sont portées par la colère de la population qui s’est paupérisée et par une nouvelle génération de Libanais qui n’a pas vécu la guerre civile et qui est plus détachés des partis confessionnels. Sur les réseaux sociaux, de nombreux électeurs qui étaient pourtant en âge de voter lors du dernier scrutin affirment avec enthousiasme qu’ils vont se rendre aux urnes pour la première fois de leur vie, car des partis de la société civile se présentent enfin dans leur région. Selon Rami Abou Eid, militant dans la formation Citoyens, Citoyennes dans un État (MMFD), qui se présente lui-même dans la région Békaa I : Zahlé, « ces élections ne changent pas foncièrement par rapport aux précédents scrutins. Elles sont imposées par les partis confessionnels, nous sommes soumis à une loi électorale [2] injuste qui les favorise. Mais nous jouons le jeu, car nous devons faire avancer nos idées ». Pour ce scrutin, l’opposition laïque espère emporter environ 10 sièges au Parlement sur 128.
Ce nouveau phénomène témoigne d’un lent renouvellement de la classe politique dans le pays. Depuis les prémices du Liban post-guerre civile il y a 30 ans, les leaders qui se sont succédés au pouvoir ont pour la plupart participé à la guerre comme chefs de milice. Ils puisent leur légitimité dans leur communauté religieuse. Certes, trente ans après la fin de la guerre civile (1975-1990), aucune ébauche de récit national n’a vu le jour sur ce conflit meurtrier et les mémoires sensibles et divergentes continuent de crisper les rapports dans la société. Mais une génération nouvelle de Libanais aux idées moins imprégnées de communautarisme a émergé, du fait de la rencontre entre les communautés, de l’avancée d’idées libérales sur le plan sociétale, mais aussi de la prise de conscience progressive de leur appartenance à une nation et des mécanismes néfastes du système confessionnel, qui favorise selon eux la corruption. La notion de ‘’Libanais citoyen’’ vient peu à peu remplacer celle de ‘’Libanais sujet du chef communautaire’’. Mais la transition prend du temps. Les partisans de la construction d’un nouveau contrat social avec l’Etat libanais ne se font pas d’illusion, ce scrutin est vu comme un petit pas vers un futur changement. Il constitue avant tout un test pour obtenir un peu plus d’espace au Parlement, gagner en visibilité et mesurer la progression des idées de la Thawra dans la société. Selon Alex Issa, chercheur au CERI de Sciences Po, spécialiste du Liban, « il y aura sûrement un petit changement ce dimanche. Mais le renouvellement de la classe politique va prendre des années. Si les formations de la société civile percent au cours des élections, elles vont gagner en légitimité et les Libanais vont mieux les connaître. En espérant cependant que les résultats ne soient pas truqués… ». Les partis confessionnels regardent avec inquiétude ce phénomène, qui pourrait ébranler leur hégémonie dans leur propre communauté. Mais ils le savent : la clé du pouvoir est encore entre leurs mains.
Si les idéaux se réclamant du 17 octobre 2019 font leur chemin, les partis de la société civile avancent divisés pour ce scrutin, résultat de guerres d’égos ou de divergences politiques. Dans toutes les circonscriptions, les candidats sont éclatés entre plusieurs listes. Dans ces conditions, la règle sur le seuil électoral (qui change selon la région), rend plus difficile leur entrée au Parlement : « dans ma région, deux listes du changement se présentent. Avec ces divisions, il est difficile de faire un choix. J’hésite encore » affirme une Libanaise, Pia, qui vote dans la région Aley-Chouf « pour obtenir un changement au Parlement, il faudrait plutôt une grande liste contre les partis traditionnels, cela nous permettrait d’avoir plus de poids. » Par ailleurs, deux ans et demi après la révolte d’octobre 2019, les héritiers de la Thawra peinent à construire un discours clair. Les divisions portent d’abord sur le constat vis-à-vis de la crise. Pour certains, le système est déficient et il faut en rebâtir un nouveau. Pour d’autres, il faudrait seulement faire du dégagisme avec les éléments corrompus de la classe politique. Sur la question sociale aussi : certains prônent une couverture santé maximale, une éducation obligatoire jusqu’au lycée avec un État providence très protecteur. D’autres préfèrent l’ultra-libéralisme. Enfin, un point essentiel de divergence qui n’est pas abordé par tous aussi fermement : le désarmement du Hezbollah. Autre reproche à destination de ces nouvelles formations : elles se concentreraient trop sur des questions internes, et particulièrement sur des problèmes sociétaux, faisant parfois l’impasse sur l’économie et la géopolitique. Or, le pays doit aussi être pensé dans son environnement régional complexe et fragile et surtout, l’urgence absolue pour les Libanais est la sortie de crise.
Outre ces divisions, qui semblent naturelles à l’heure où ces formations se cherchent encore, le principal obstacle à la victoire pour l’opposition réformatrice est le financement. Les panneaux publicitaires visibles au bord de la route et les passages à la télévision libanaise coûtent des milliers de dollars, que cette opposition récemment établie, peu connue du grand public et privée de parrains régionaux contrairement au Hezbollah (Iran) ou aux Forces Libanaises (Arabie saoudite), ne peut obtenir. « Durant la campagne, il y avait peu de moyens, très peu de moyens, j’ai essayé d’en faire le mieux » affirme la candidate Verena El Amil, une avocate qui se présente sous la liste « Nahou el Dawleh » au Metn. « Je ne peux être visible qu’en tractant, dans la rue » affirme Farah Haddad, qui se présente dans une liste d’opposition, appelée Le vrai changement, à Tripoli.
Tripoli justement, considérée comme la localité la plus pauvre de la côte méditerranéenne, témoigne de la persistance des réflexes communautaires et clientélistes au Liban. Dans cette ville, la seconde du pays, la crise économique, plus qu’ailleurs, a plongé une partie de la population dans une profonde misère. Également berceau de plusieurs milliardaires, comme le Premier ministre sortant Najib Mikati, Tripoli voit les inégalités exploser. Malgré la crise, la population à majorité sunnite était restée attachée au leader communautaire et ancien Premier ministre, Saad Hariri. Son retrait de la vie politique en janvier dernier et son appel à ne pas voter pendant ce scrutin devrait être suivi par une population pourtant désespérée par la crise. Beaucoup de Tripolitains pourraient s’abstenir ce dimanche.
Le vide politique abyssal dans la communauté sunnite créé par le retrait de Hariri pourrait favoriser d’autres formations traditionnelles, en premier lieu le Hezbollah et ses alliés. Selon les récents sondages, ils pourraient de nouveau obtenir une majorité au Parlement. Dans l’opposition, les Forces Libanaises (FL) se placent en principal rival du parti chiite. Le débat s’est largement cristallisé autour de l’axe anti et pro-Hezbollah. Le duel FL / Hezbollah, arrivé à son paroxysme lors des violences d’octobre dernier à Tayouneh [3], en sort renforcé à l’issue de cette campagne. Selon le chercheur Alex Issa, de chaque côté, on réactive les instincts communautaires en brandissant la menace de l’autre : « pour les Libanais de l’étranger (et ils sont nombreux) qui votent pour les partis confessionnels, les réflexes communautaires persistent car ils ne souffrent pas de la crise comme les gens restés au Liban. Et pour ceux qui sont encore dans le pays, le discours sécuritaire de leurs chefs communautaires séduit grâce à la peur. « L’autre » est présenté comme une menace (le Hezbollah protège les chiites contre Israël, les FL protègent les chrétiens contre le Hezbollah). Ces formations confessionnelles ne font pas campagne pour rendre l’argent volé aux Libanais dans les banques ou offrir aux citoyens les besoins du quotidien. Ici, on vote contre l’autre et non pas pour un projet. Malheureusement, l’enjeu sécuritaire est centré autour de la menace communautaire, il passe au-dessus des enjeux économiques. On doit le déplorer, car quand on parle de la sécurité, on ne doit pas seulement parler de conflit armé, on doit aussi parler des sécurités alimentaire et sanitaire, or celles-ci ne sont pas assurées par la classe politique. »
Mercredi dernier, un rapport des Nations unies affirmait que le gouvernement libanais et sa banque centrale ont commis des violations des droits de l’homme en appauvrissant la population par la "destruction impitoyable" de l’économie du pays [4]. Le constat de l’incapacité des dirigeants libanais à gérer la crise est partagé par une large partie de la population. Mais malgré la décrédibilisation qui s’est abattue sur la classe politique traditionnelle, les partis confessionnels, habitués à l’exercice, abordent cette campagne avec aisance. Ils peuvent compter sur leurs « clients ». Dans le contexte de la paupérisation généralisée, depuis le début de la crise, le clientélisme semble s’être renforcé [5]. A chaque client son parrain communautaire pour payer l’hôpital, l’école, la nourriture (carte al-sajjad mise en place par le Hezbollah en avril 2021) et l’essence (témoignage récent d’habitants des régions du sud Liban et de la banlieue sud de Beyrouth affirmant que les groupes communautaires locaux (Hezbollah et Amal) distribuerait gratuitement du benzine aux populations). A la veille des élections, les témoignages de Libanais affirmant que des formations confessionnelles auraient proposé d’acheter leur vote se multiplient. Comment dire non pour certains, dont le salaire est descendu à 60 dollars par mois avec l’inflation ?
Le renouvellement de la classe politique est lent, le système favorise encore les formations confessionnelles qui savent jouer sur les crispations communautaires et possèdent les instruments économiques pour se maintenir au pouvoir. Ce dimanche, fruit du désespoir collectif, c’est surtout l’abstention qui devrait l’emporter.
Ines Gil
Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban).
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.
Notes
[2] https://www.lorientlejour.com/article/1264951/la-loi-electorale-peut-elle-permettre-lemergence-dune-opposition-politique-.html
[3] https://www.lemonde.fr/international/article/2021/10/18/au-liban-le-hezbollah-met-en-garde-les-forces-libanaises-contre-une-escalade-de-la-violence_6098893_3210.html
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