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Beyrouth, mardi 29 octobre 2019 : au treizième jour, à 16 heures, dans une courte allocution télévisée, le Premier ministre Saad Hariri annonce la démission de son gouvernement. Aussitôt, il se rend au palais présidentiel de Baabda pour en faire part officiellement au président de la République. Dans la rue, la foule est en liesse mais certains expriment leur détermination à maintenir la pression sur l’Etat afin d’obtenir d’autres démissions, celles des parlementaires notamment. Mais, dès le lendemain, les principaux axes routiers sont rouverts à la circulation et la vie reprend un semblant de normalité.
Progressivement, le rêve cède le pas à la réalité et les Libanais connaissent bien le bon vieux dicton transmis par une sagesse populaire immémoriale : « l’ivresse partira, la prise de conscience viendra ». Ils sont déjà rattrapés par les soucis pratiques : remettre les enfants à l’école et les jeunes adultes à l’université, retourner au travail et surtout attendre dans l’angoisse que les banques ouvrent leurs portes. Alors seulement on connaîtra l’ampleur des dégâts. Dans une économie « dollarisée » à l’extrême, la Livre libanaise va-t-elle résister ou bien va-t-on assister à une dégringolade abyssale de son taux de change ?
En ce moment, alors que le Cabinet Hariri a été chargé de l’expédition des affaires courantes, on pourrait se hasarder à revenir sur ce qu’il s’est passé avant de s’interroger sur la suite des événements.
« Mais c’est une révolte ? - Non, Sire, c’est une révolution ! ». Pour le peuple libanais, le diagnostic est aussi péremptoire que celui du duc de la Rochefoucauld-Liancourt dans sa réponse au roi Louis XVI après la prise de la Bastille : ce qu’ils vivent est une véritable révolution.
Nous ferons donc l’économie d’un exposé savant autour de la notion de « révolution » ; pour les Libanais, sa réalité ne fait aucun doute. Le terme a été consacré aussi bien par la population et les activistes dans la rue que par les observateurs et intellectuels qui se sont exprimés dans les médias. Puisque révolution il y a, elle pourrait bien avoir été marquée par les phénomènes suivants :
Une ampleur inédite : Comme cela a déjà été relevé dans un précédent article, le Liban a connu un véritable raz-de-marée humain. La population, toutes catégories sociales et confessionnelles confondues, a littéralement envahi et occupé les principales places publiques et les grands axes routiers, et ce pendant treize jours consécutifs. Et même s’ils ont fini par libérer les lieux qu’ils occupaient, ils n’entendent pas les abandonner complètement et sont en passe d’instituer un rituel de rassemblement tous les soirs, afin que leur « révolution » ne s’arrête pas en si bon chemin. Il ne sera pas dit que les Libanais ont supporté l’intolérable sans se révolter ; il ne sera pas dit qu’ils sont un troupeau de moutons qui suivent sans broncher leurs leaders politiques et religieux. Tel est, en somme, l’état d’esprit des manifestants. A mi-chemin entre la vision idéaliste et irréaliste d’un élan totalement spontané et les théories du complot qui dépeignent les manifestants entièrement manipulés par des parties locales ou étrangères, c’est un véritable cri du cœur qui s’est élevé dans le ciel du Liban. Personne ne songe à le contester ni à le minimiser par ailleurs ; même les hommes politiques qui font l’objet d’injures et de quolibets reconnaissent que la situation est très grave.
L’expression d’une détresse profonde : Devant les caméras des chaînes de télévision mobilisées à leurs côtés, les manifestants se sont livrés à une catharsis publique et collective. Ils ont exprimé l’étendue de la désolation qui meuble leur existence : le chômage, l’appauvrissement général, l’exode des jeunes et la fuite des cerveaux, l’absence de couverture médicale pour les démunis, la dégradation de l’environnement, l’explosion des taux du cancer… Bien au-delà des mesures d’austérité ponctuelles qui ont mis le feu aux poudres (qui se souvient encore de la fameuse taxe sur les communications WhatsApp ?), les Libanais en colère ont pointé du doigt des maux anciens et exprimé leur désarroi face à l’effondrement économique imminent qui les menace. Ils représentent désormais ce qu’évoque Hannah Arendt quand elle nous invite à « … comprendre ce que cela signifie pour un peuple frappé par la pauvreté dans un pays sous-développé, où la corruption a atteint le point de pourriture, d’être soudain délivré, non pas de la pauvreté, mais de l’obscurité et donc de l’impossibilité de comprendre sa misère ; ce que cela signifie pour lui d’entendre pour la première fois que sa situation est discutée ouvertement et qu’il se trouve invité à participer à cette discussion… » (1).
Une révolution citoyenne et pédagogique : Au cours de ces journées riches en émotions que le Liban vient de connaître, il semblerait que les Libanais aient pris conscience de leur qualité de citoyens. Ils ont enfin osé demander des comptes aux dirigeants qu’ils reconduisent depuis des décennies, en leur accordant leurs votes et en élisant leurs enfants après eux dans cette République libanaise où le népotisme est admis comme la chose la plus normale qui soit. Alors qu’il était d’usage d’assurer le leader que « par l’âme et par le sang » on va se sacrifier pour lui, maintenant on ose lui demander où est passé l’argent public. Ce réveil citoyen s’accompagne d’une soif de connaissance. Sous les tentes dressées sur les places beyrouthines, les professeurs de droit et les politistes sont les stars du moment. Sortis de leurs amphithéâtres, ils officient devant un public qui veut s’instruire de ses droits et des mécanismes constitutionnels qui régissent la vie de l’Etat et des citoyens. Leurs cours sont filmés et partagés sur les réseaux sociaux afin que le plus grand nombre puisse en profiter. Dans des agoras improvisées un peu partout, on discute histoire et philosophie politique, on dresse l’inventaire des tares qui ont conduit le Liban à sa déroute actuelle et on réinvente la République. Entre deux cours, le divertissement est abondamment assuré : narguilé, jeux de cartes, séance de yoga sur le pont Fouad Chéhab (axe routier qui assure le lien entre les Beyrouth musulman et chrétien et qui était naguère un terrain de jeu privilégié pour les francs-tireurs), et mise en place d’une chaîne humaine tout au long du littoral par des Libanais qui se sont donnés la main. La nuit, les places se transforment en boîtes de nuit géantes où les Disc Jockey font danser les foules au rythme des chansons patriotiques et autres tubes.
Une révolution féminine : Pour qui compare les scènes de rues qui se déroulent simultanément à Bagdad et à Beyrouth, un détail ne saurait passer inaperçu. Alors qu’à Bagdad la population qui manifeste est essentiellement masculine, Beyrouth et les villes libanaises donnent à voir une scène mixte, où les femmes se mélangent aux hommes, et ce quelle que soit la couleur confessionnelle, chrétienne ou musulmane, des régions concernées. Sur la place Riad el-Solh et la place des Martyrs à Beyrouth, sur la place al-Nour à Tripoli et tous les autres lieux de rassemblement, les Libanaises ont pu s’exprimer en liberté et en sécurité. Hormis quelques incidents de violence verbale ou de bousculade dont ont été victimes des femmes journalistes, et bien que la tenue occidentale des Libanaises et leur mise parfois très recherchée leur ont attiré des commentaires désobligeants sur le Net, les manifestations ont été exemptes des agressions sexuelles qui ont entaché par exemple les mouvements protestataires sur la place Tahrir au Caire. La participation féminine est en soi une expression éloquente de la situation de la femme au Liban, qui est très présente dans l’espace public. Il est vrai qu’un rapport récent a mis en lumière tout le chemin qu’il reste à faire pour accéder à la parité hommes-femmes, mais ceci n’empêche que les femmes libanaises endossent un rôle écrasant et souvent méconnu. Dans un pays déserté par les hommes contraints de travailler à l’étranger afin d’assurer un niveau de vie décent à leur famille, les femmes se retrouvent le plus souvent seules à élever les enfants et prendre soin des parents vieillissants. Epouses à temps partiel mais mamans et aides-soignantes à temps plus que plein, expédiant les formalités administratives et autres taches du quotidien, exerçant souvent aussi un métier qui permet d’arrondir quelque peu leurs fins de mois, les femmes libanaises ont indéniablement des choses à dire, et elles l’ont fait sans être inquiétées outre mesure.
La formulation cavalière de la question ne saurait atténuer la gravité de la situation. Le gouvernement Hariri qui vient de céder face à la pression de la rue était en charge d’un vaste programme de réformes exigé par la communauté internationale, notamment les principaux créanciers du Liban réunis dans le cadre de la conférence CEDRE à Paris en avril 2018. Lui parti, que vont devenir ces réformes censées ouvrir la voie à une aide internationale qui apporterait une bouffée d’oxygène à l’économie libanaise moribonde ? Un gouvernement chargé de l’expédition des affaires courantes n’est pas habilité à prendre des décisions importantes. Combien de temps faudra-t-il pour qu’une nouvelle équipe voie le jour, surtout si l’on se rappelle qu’il a fallu des mois pour constituer celle qui vient de tirer sa révérence ?
Un peu plus de vingt-quatre heures après la démission du Cabinet Hariri, dans la soirée du 30 novembre 2019, les manifestants sont de nouveau à l’œuvre, estimant que la présidence de la République tarde à mettre en route le processus devant conduire à la formation d’un nouveau gouvernement. Selon la Constitution, le président de la République est tenu de mener des consultations auprès des différents groupes parlementaires afin de nommer un Président du Conseil. Or ces groupes représentent la classe politique dont la population exige justement le départ. Par conséquent, les consultations risquent fort bien de reconduire un gouvernement comparable à celui qui vient de partir. La Restauration après la Révolution, telle est la crainte exprimée par les jeunes qui ont réinvesti les routes depuis le 30 octobre. Pourtant, leurs demandes d’élections parlementaires anticipées sont-elles réalistes ou du moins réalisables dans un avenir proche alors que tous les voyants de l’économie sont au rouge ? Quant à un gouvernement de technocrates conforme aux souhaits des manifestants, qui pourrait garantir son indépendance par rapport aux politiciens ? Et aurait-on oublié que jamais un gouvernement de technocrates n’a réussi au Liban, faute de la caution que seuls les politiciens traditionnels peuvent apporter ?
« Les Arabes mettent leur confiance dans les personnes et non dans les institutions », écrivait Lawrence d’Arabie dans son introduction aux Sept piliers de la sagesse (2). A notre époque de puritanisme parfois abusif, pareille déclaration aurait été taxée de racisme. Et pourtant, elle ne manque pas de perspicacité et Lawrence ne s’est pas trompé. L’Histoire contemporaine du Liban a vu apparaître un certain nombre de personnalités qui ont incarné les institutions. Celles qui ont disparu de manière tragique ont été élevées au rang d’icônes absolues par leurs partisans : ce sont notamment Kamal Joumblatt, Moussa Sadr, Béchir Gemayel et Rafic Hariri qui font l’objet d’un véritable culte dans leurs communautés respectives. La « révolution » libanaise d’octobre 2019 n’a pour l’heure produit aucune icône. Au Liban, comme en Syrie, en Irak, en Egypte, en Libye et partout ailleurs dans le monde arabe, les régimes déchus ont tellement bien réussi à museler toute forme d’opposition qu’il ne reste plus personne pour prétendre constituer une alternance crédible. Ceci ne remet pas en question la valeur des personnes qui parlent au nom de la société civile, mais le peuple libanais est ainsi fait qu’il a besoin d’icônes, et l’échec électoral de la société civile aux dernières élections parlementaires a rappelé cette triste vérité.
Les choses vont-elles changer maintenant qu’on nous annonce la naissance d’un nouvel Homo Libanicus du feu de la « révolution », un Libanais libéré de ses attaches politiques et confessionnelles séculaires, qui sait distinguer le mérite et la vertu du panache et de la fanfaronnade ? Seul l’avenir le dira, et au rythme des événements, demain peut arriver plus tôt que prévu. Mais il y aurait peut-être une revendication supplémentaire à apporter à toutes celles qui ont été criées dans la rue. Elle consiste à exiger que soit enfin promulguée au Liban une loi régissant les partis politiques. La loi actuelle date de l’époque ottomane et c’est une loi sur les associations (3). Nous n’avons pas de partis politiques au Liban, mais des associations obéissant à une loi surannée. Il serait temps d’en édicter une qui les soumette à des règles de transparence touchant leurs comptes et à l’alternance au niveau de leurs structures de commandement. Car, comment exiger un Etat transparent et démocratique si les partis politiques qui en constituent les soubassements continuent à vivre dans l’opacité financière et sous le commandement de leaders autoproclamés ou élus à perpétuité ? Le fond du problème est peut-être là.
Lire également :
– « Tous ! Sans exception ! », le cri (presque) unanime de la population libanaise
– Entretien avec Joseph Bahout – Le point sur la conférence CEDRE
– Entretien avec Joseph Bahout - Après les élections législatives libanaises de mai 2018, à quand la nomination du nouveau gouvernement ?
Notes :
(1) Hannah Arendt, La liberté d’être libre, Inédit, Paris, Payot, 2019, p.24-25.
(2) T.E. Lawrence, Les Sept piliers de la Sagesse, Classiques Modernes, Le Livre de Poche, La Pochotèque, Paris, 1995.
(3) Loi du 3 août 1909 sur les associations, amendée à trois reprises sous le mandat français, en 1925, 1928 et 1932.
Yara El Khoury
Yara El Khoury est Docteur en histoire, chargée de cours à l’université Saint-Joseph, chercheur associé au Cemam, Centre D’études pour le Monde arabe Moderne de l’université Saint-Joseph.
Elle est enseignante auprès de la Fondation Adyan, et consultante auprès d’ONG libanaises.
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