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Ceci n’est pas de la facture des articles qui sont généralement publiés sur Les clés du Moyen-Orient. Ceci n’est qu’un témoignage, très modeste, le mien. J’ai eu de la chance, beaucoup de chance. J’ai échappé à la mort, mes enfants, mes voisins, mes proches, mes amis, tous sont sortis indemnes de l’horreur. C’est pour cela que j’arrive à écrire, et je voudrais porter témoignage de ce que j’ai vécu.
Mardi 4 août 2020, 17 heures, l’heure la plus chaude des journées de l’été beyrouthin, quand l’air devient presque irrespirable et l’humidité accablante. Je me réfugie dans une pièce climatisée et mets la télé d’un geste machinal. C’est une aubaine ! Je rattrape de justesse un film de la grande époque du cinéma politique égyptien des années 1980, L’épouse d’un homme important. Le grand Ahmad Zaki, acteur le plus brillant de sa génération, campe un personnage d’officier des renseignements, corrompu jusqu’à la moelle. La trame se déroule en 1977, avec en toile de fond les mouvements estudiantins et la grogne sociale dans l’Egypte de Sadate. Des étudiants en colère face à un Etat policier qui sévit à coup d’arrestations musclées et arbitraires. Une vague similitude avec une situation que je ne connais que trop ? Je ne prends même pas la peine de m’y attarder. Je me réjouis de la matière que je peux puiser dans cette œuvre cinématographique afin d’illustrer mes cours à l’université et, au passage, poursuivre ma tâche de sensibilisation de mes étudiants à toutes les manifestations de l’art et de la pensée dans le monde arabe.
Peu après 18h, le drame se corse, ma concentration est au summum, quand je suis alertée par des bruits d’avions. Immédiatement je les repère, je les reconnais, ce sont de vieilles connaissances pour l’enfant de la guerre que je suis : des avions militaires survolent Beyrouth à basse altitude. Quelque chose serait-il sur le point de se produire ? Le temps d’une fraction de seconde, je me dis : « on verra bien ». Puis, le bruit d’un impact, sourd, au loin. Une cible aurait-elle déjà été touchée ? Cela doit être au Sud de Beyrouth. A mon aînée qui accourt affolée, je tente d’expliquer ce que cela peut être, mais je suis interrompue par un fracas énorme, grandiose, indescriptible. Un bruit dévastateur emporte tout sur son passage, dans un souffle destructeur. Il est 18h08. Rien ne sera plus jamais comme avant.
Je ne crois pas avoir vu comment les vitres se sont brisées, comment portes et fenêtres ont été emportées. C’est sans doute d’une rapidité telle que l’œil humain ne saurait la percevoir. En une fraction de seconde, je me retrouve, toujours à ma place, mais dans un champ de ruines. Je regarde autour de moi, hébétée. Autour de moi, tout s’est effondré. Dehors, par mes fenêtres éventrées, me parviennent des bruits de fin de monde, d’objets qui volent de partout, des bruits assourdissants de verre qui se brise et d’êtres humains qui crient d’horreur. Ma fille croit que l’attaque se poursuit, elle me hurle à la figure, me dit de m’accroupir. M’accroupir ? Où ? Sur un sol recouvert d’éclats de verre ? Je dois plutôt me relever, rester debout. J’ai deux autres enfants. Dans quelles pièces se trouvaient-elles ? Que sont-elles devenues ?
Et mon mari ? Il se trouve à l’étranger. Une pensée effroyable s’impose à moi : il ne doit pas apprendre la nouvelle par les médias, les réseaux sociaux … surtout pas ! Je l’appelle : avions, forte explosion, maison saccagée, nous allons bien. Il est choqué mais rassuré de nous savoir en vie.
La cadette accourt, arrive, elle est donc en vie. Avec l’aînée, elles se ruent vers les chambres à coucher. J’ai de la peine à les suivre ; je viens de noter que ma robe est couverte de sang. Je passe la main sur mon visage, elle ressort ensanglantée. Mais déjà me parviennent du couloir des cris affreux : « maman, viens voir Charlotte ! ». Charlotte, c’est la petite dernière, le petit ange qui illumine mon existence depuis dix ans. Je reste pétrifiée, serait-elle … ? Je ne veux pas savoir, je ne veux pas voir ! Mais l’horreur ne dure qu’un instant ; elle se trouve dans la salle de bains ; elle ne parvient pas à en sortir. - « Charlotte, pourquoi tu t’es enfermée à clef là-dedans ? », - « Mais non maman, c’est la porte qui ne s’ouvre plus ». Sous l’effet du souffle, la porte est bloquée. Je cours vers la porte d’entrée. L’immeuble est dans un chaos innommable. J’appelle le concierge. Le pauvre, il ne sait plus où donner de la tête. Il arrive en courant, et, d’un coup sec, ouvre la porte, et délivre ma petite qui sort indemne dans son peignoir rose.
Les nouvelles des voisins sont rassurantes ; il n’y a pas de morts mais la désolation règne à tous les étages. Au téléphone, les filles parlent avec leur papa. Très vite la décision s’impose : partir, partir tout de suite. Le courant électrique est coupé, la nuit descend peu à peu sur ma ville de Beyrouth ensanglantée. Ma maison est jonchée de débris. Je ne sais toujours pas ce qu’il s’est passé, mais les bruits de fin du monde qui m’assourdissent sont les signaux d’un désastre total.
Avec tout ce qui nous tombe sous la main, ma fille aînée et moi tentons d’arrêter les flots de sang qui coulent, afin de localiser les blessures. Des entailles au visage, aux bras et aux jambes, mais rien qui nécessite apparemment que l’on aille à l’hôpital. Ayant colmaté tant bien que mal nos blessures, nous remplissons à la hâte quelques petites valises d’effets personnels et de papiers importants, passeports, cartes d’assurance maladie, titres de propriété, comme si on ne devait plus jamais retourner à la maison.
Miracle ! La voiture est intacte. Nous voici en route dans un paysage lunaire, un paysage d’apocalypse. Pourvu que les pneus n’éclatent pas sur les débris de verre ! Je me retrouve je ne sais comment dans une rue qui va vers le port, celle que je prends d’habitude pour quitter Beyrouth. Devant moi s’élèvent des nuages de fumée noire très denses. Au même moment, la radio m’apprend que des explosions ont eu lieu dans le port de Beyrouth. Et moi qui m’engage vers le port ! Un gendarme nous fait signe de faire demi-tour et ouvre une brèche qui me permet d’avoir accès à la rue qui va dans le sens opposé, vers l’Hôtel-Dieu de France. Bloquée dans la circulation, je vois affluer les blessés vers ce grand établissement hospitalier de la capitale. On n’avance quasiment plus, ou si lentement. Ce n’est pas grave. On est scotchées à la radio et les filles à leurs téléphones ; réseaux sociaux, messages, coups de fil, ça n’arrête pas. Plus tard je me rendrai compte que c’est cela qui nous a sauvées de la folie, la solidarité et l’amitié de nos proches et de nos amis.
Peu à peu on sort de l’enfer. Dans les faubourgs de la capitale, la circulation est clairsemée, les gens conduisent calmement. Arrivée dans les hauteurs, je m’arrête dans une pharmacie. Les gens s’écartent à mon passage ; je suis une rescapée de l’enfer. J’explique que je n’ai pas emporté mon masque en quittant mon chez-moi dévasté, mais que, à ma connaissance je n’ai pas le Coronavirus. Le pharmacien s’empresse et me donne tout ce qu’il faut pour panser mes blessures et celles de mes filles.
Ma vie a basculé à 18h08 en ce funeste mardi 4 août 2020. A 21h30, je suis à la montagne dans l’air frais. A 2h30 du matin, épuisées par le choc et par les coups de fil et messages incessants, nous tâchons de dormir. Les plus jeunes sont encore à l’âge bienheureux où l’on parvient à trouver le sommeil. Mon aînée vient dans mon lit ; on fait semblant de dormir. On ne peut parler, chacune a besoin de se réfugier en elle-même. Les images de l’horreur ne me parviennent plus, mon esprit est bloqué.
Dès les premières lueurs de l’aube, je sors sur la terrasse qui donne sur Beyrouth. La ville est calme, l’air semble léger, aucune trace de l’incendie monstre de la veille. Tout ceci n’aurait été qu’un cauchemar ? Les entailles sur mon visage, mes bras et mes jambes me rappellent à la réalité. Le film de l’horreur défile : les avions, l’impact, l’explosion, les cris, la destruction, mes enfants, mes voisins, ma rue, mon quartier, ma ville de Beyrouth… Comme Paris, Beyrouth est une fête…
Hier seulement, 7 août, je suis retournée chez moi pour faire le déblaiement. Dans l’appartement éventré des voisins, nous avons pris un café. Hier seulement j’ai accepté de regarder quelques images. Avant, je m’y étais refusée. Moi qui ai pleuré New York le jour du 11 septembre, pleuré Paris et son Bataclan, Mossoul et le vieux Alep, Palmyre et Notre-Dame de Paris, je n’ai pas eu le courage de regarder dans les yeux mon Beyrouth détruit. Je n’ai plus de larmes pour pleurer ma ville meurtrie. J’ai presque honte de vivre et d’être dans un lieu sûr quand tant d’autres sont morts, et tant d’autres se retrouvent sans abri, sans rien, quand ma ville de Beyrouth est déchiquetée.
Mais je me dis que si je suis restée en vie, c’est qu’il me reste quelque chose à faire en ce bas monde. Je suis témoin de l’horreur, témoin de la souffrance des Libanais, témoin de l’incurie criminelle de toutes les générations de dirigeants que le Liban a connues depuis l’indépendance en 1943, témoin enfin de la coupable attitude du monde.
J’en appelle à la communauté internationale, afin que la vérité soit faite sur ce qu’il s’est passé au Liban.
Je regrette que les dirigeants du Liban, tous, actuels et précédents, aient conduit ce malheureux pays à sa perte.
Je regrette que nous tous, Libanais, avons soutenu les responsables politiques par notre esprit servile et notre sectarisme obscurantiste, les avons maintenus au pouvoir et acclamés, en avons fait des idoles à leur mort et traités comme des demi-dieux de leur vivant.
J’en appelle à la justice, contre ceux qui s’apprêtent à déguiser les attentats de Beyrouth en accident, ceux qui concluent déjà qu’il s’agit d’un accident alors qu’aucune enquête digne de ce nom n’a commencé, alors qu’il est presque sûr que les indices ont déjà été effacés.
J’aspire à ce que, à partir de Beyrouth, « Mère des Lois » sous l’Empire romain, il soit mis fin à l’impunité dans le monde.
Yara El Khoury
Yara El Khoury est Docteur en histoire, chargée de cours à l’université Saint-Joseph, chercheur associé au Cemam, Centre D’études pour le Monde arabe Moderne de l’université Saint-Joseph.
Elle est enseignante auprès de la Fondation Adyan, et consultante auprès d’ONG libanaises.
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