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Entretien avec Yara El Khoury : « Comme en 1975, un système à bout de souffle est en train d’éclater »

Par Ines Gil, Yara El Khoury
Publié le 24/08/2020 • modifié le 24/08/2020 • Durée de lecture : 20 minutes

Le port de Beyrouth, après le 4 août 2020.

Crédit photo : Ines Gil

Six jours après l’explosion du port, le gouvernement qui a été mis en cause par les Libanais a démissionné. Quel est la prochaine étape au Liban : les cartes qui se redessinent, le débat sur le changement de système ?

Pour les Libanais, il y a indéniablement un « avant » et un « après » 4 août 2020. Scandée à l’envi par les médias, répétée inlassablement par les sinistrés et les endeuillés qui n’en finissent pas de raconter l’horreur, cette formule témoigne de l’intensité de la tragédie vécue mais aussi de la volonté de changement à laquelle continue de s’accrocher la population afin de ne pas sombrer dans le désespoir. Existe-t-il des signaux sur le terrain qui montrent que leurs vœux seront un tant soit peu exaucés ? La prochaine étape, les Libanais l’attendent toujours, mais, plus de deux semaines après le cataclysme qui a soufflé sur Beyrouth, ils ne voient rien venir. Face à l’abîme de détresse dans lequel ils sont enfoncés, le pouvoir a montré une léthargie accompagnée d’un déni qui donne froid dans le dos.

Par ailleurs, tout a été fait de manière bancale, à commencer par la démission du gouvernement Diab. Survenue le 10 août, cette démission s’est faite d’abord en rangs dispersés, certains ministres ayant déjà choisi de claquer la porte, puis c’est l’ensemble du gouvernement qui a soumis sa démission au chef de l’Etat, dans un geste qui a paru tout à la fois tardif et opportuniste. Les Libanais en colère exigeaient une démission immédiate – y compris une démission du président Aoun – et ils n’ont eu que ce qui leur a semblé être une manœuvre politicienne. En effet, il semblerait que le gouvernement a démissionné afin d’éviter une motion de censure dont on disait qu’elle allait être votée au Parlement au cours de la séance convoquée pour le 13 août. De plus, cette démission se serait faite sur fond de désaccord total avec Nabih Berry, l’inamovible chef du législatif, qui aurait très mal pris l’engagement pris par le Premier ministre Diab d’organiser des élections législatives anticipées sous deux mois. La querelle des prérogatives se poursuit donc comme naguère, avant le 4 août.

Du côté du Parlement libanais, les choses ne se sont guère mieux passées. Quelques députés de l’opposition ont démissionné en signe de protestation contre la tragédie. Prévue apparemment par le règlement interne de la Chambre, leur démission me paraît néanmoins poser un problème moral : peut-on vraiment démissionner quand on est député, un élu du peuple ? Est-il vrai qu’il vaut mieux quitter l’hémicycle quand on n’est plus d’accord avec le pouvoir ? Où l’opposition doit-elle s’exercer si ce n’est sous le toit du Parlement ? Tout ceci est symptomatique des dysfonctionnements du système politique libanais. Depuis l’Accord de Taëf de 1989 [1], et depuis surtout l’Accord de Doha de mai 2008 [2], les gouvernements dits d’union nationale sont devenus la règle, afin soi-disant de n’exclure personne. Ceci est une hérésie politique à mon sens. Censés prémunir le Liban contre les dissensions internes, ces gouvernements se sont révélés improductifs, sans surprise par ailleurs : on voit mal en effet comment les choses peuvent bouger si on installe autour de la même table des personnes que tout oppose et qui parfois ressentent de l’animosité personnelle les unes envers les autres, et qu’on leur demande de gouverner. L’opposition n’a pas sa place au gouvernement ; le lieu où elle doit s’exercer est le Parlement.

La démission de quelques députés a paru faire l’affaire du pouvoir en place, constitué par l’alliance établie entre le Courant patriotique libre (chrétien) du président Michel Aoun et le tandem chiite formé par le Hezbollah et le Mouvement Amal du chef du législatif Nabih Berry. Ce dernier s’est par ailleurs empressé d’entériner ces démissions au cours de la séance parlementaire du 13 août ; il a toutes les raisons de s’en réjouir car elles renforcent sa propre majorité. Ce qui reste de l’opposition paraît du coup bien démuni. C’est le cas notamment des Forces libanaises. Cette formation présidée par Samir Geagea se révèle de plus en plus fragile. Après avoir contribué à faire élire son vieil ennemi Michel Aoun à la présidence de la République et participé activement aux premiers gouvernements formés sous son mandat, Samir Geagea paraît incapable de réunir autour de sa personne une opposition solidaire et efficace. Il a été fortement embarrassé par les démissions isolées de quelques députés, pour la plupart chrétiens. Conscient que ces démissions répondaient à la colère des Libanais, il les voulait très larges, englobant ses alliés du Courant du Futur du sunnite Saad Hariri et du Parti Socialiste Progressiste du druze Walid Joumblatt, dans l’espoir d’entraîner le départ de l’ensemble de la Chambre et des élections législatives anticipées. Or, il a été lâché par ses alliés druzes et sunnites, qui ont paru vouloir le suivre puis se sont rétractés. Il a alors tenté de persuader les députés Kataëb et indépendants de revenir sur leur démission, en faisant valoir que des démissions isolées sont improductives ; il n’a pas été entendu. Il ne restait plus à Geagea qu’à convaincre ses partisans que les démissions des députés des Forces libanaises étaient prêtes – ce qui leur sauve la face devant la rue en colère – mais qu’ils restaient néanmoins dans l’hémicycle car, faute d’avoir pu entraîner la chute de la Chambre, ils doivent continuer à assurer l’opposition.

Tout ceci pour dire que, contrairement à ce que laisse entendre votre question, les cartes ne se redessinent pas au Liban. D’une part, le pouvoir reste égal à lui-même, absent à la colère des Libanais et attentif uniquement à son autoconservation. D’autre part, l’opposition parlementaire paraît très divisée, bâtie sur une alliance fragile entre des seigneurs de la guerre, Samir Geagea, Walid Joumblatt et les Gemayel, qui se sont livrés des guerres sans merci lors de la guerre du Liban. Un changement de système n’est pas pour bientôt on dirait. Qui va l’initier d’ailleurs ? Ceux qui en profitent ? Il ne faut pas se faire d’illusions.

Même pendant la guerre civile, le Liban n’avait jamais traversé une crise économique d’une telle ampleur. Quelles sont les conséquences immédiates sur les structures de la société libanaises ? Quelles observations faites-vous ?

Très rapidement, je voudrais d’abord vous dire l’intérêt qu’il y a à se pencher à nouveau sur la crise économique des années 80 qui avait déjà donné un signal d’alerte très sérieux sur les dysfonctionnements de l’économie libanaise. L’euphorie qui a suivi la fin de la guerre nous a empêchés d’en tirer les enseignements. Nous payons cette cécité au prix fort actuellement.

Face à la crise actuelle, je ne peux répondre en tant que simple observateur. Je ne peux m’empêcher d’exprimer la détresse profonde qui m’envahit à la vue de l’état de délabrement de ma ville de Beyrouth, plongée dans l’obscurité et jonchée de détritus, et là je parle du Beyrouth antérieur au 4 août. Depuis ce jour funeste, les mots me manquent pour dire ce que je ressens, la douleur est trop vive. Je voudrais exprimer ma détresse également pour nous tous Libanais pour qui la pauvreté n’est plus une vue de l’esprit, un spectacle à la télévision. Elle est là désormais, elle a déjà englouti une large partie de la population, et elle s’étend aux classes moyennes qui ont vu fondre leur épargne et le fruit de leur travail. Même les classes les plus nanties voient leurs ailes coupées, et ce n’en déplaise à certains articles de presse proches de la caricature publiés à leur sujet dans les jours qui ont précédé la tragédie du 4 août. Le Liban repose traditionnellement sur les forces vives de son peuple. Sans elles, il perd ses chances de retrouver à terme une santé économique. Les quartiers détruits par les explosions étaient un véritable vivier de talents, artistes, créateurs, galeristes, l’âme de la cité et du Liban tout entier, la perte est incommensurable. C’est Mozart qu’on assassine, encore et encore.

Avec l’absence de filet de sécurité étatique (du type chômage partiel pendant le confinement, aide sociale significative, aide pour l’accès aux soins), et les difficultés à mobiliser les soutiens dans le cercle familial, des solidarités se sont mobilisées, souvent à l’échelle communautaire, pour les distributions alimentaires notamment. La crise renforce-t-elle les réflexes communautaires contre lesquels la Thawra tentait de lutter selon vous ?

Indéniablement, et cela va dans l’ordre des choses et des équilibres traditionnels sur lesquels repose la société libanaise. Dans la crise que nous traversons, les institutions communautaires et les partis politiques traditionnels, tous confessionnels, sont les mieux placés pour répondre à la détresse de la population, car ils sont déjà sur le terrain, au plus près des besoins des gens. Face à eux, la Thawra ne peut que prendre acte de cette réalité historique.

Certains observateurs affirment que le Liban est entré dans une nouvelle étape de son histoire depuis automne dernier, tournant la page de la période post guerre civile. Etes-vous d’accord ? Quel regard portez-vous sur les évolutions politiques dans le pays ces derniers mois ?

Vous dites que le mouvement du 17 octobre tourne la page de la période post-guerre civile. Certains y ont vu l’épilogue de la guerre civile qui, d’après leur lecture, n’avait pas encore pris fin jusque-là. Ceci reste tributaire de nos choix et de la symbolique dont nous revêtons les événements. Selon quel étalon peut-on juger que la guerre du Liban prend fin à un moment particulier ? Vaste sujet de réflexion.

Au sujet des derniers développements dont le Liban a été le théâtre depuis l’automne dernier, que pourrais-je ajouter de plus que ce qui a déjà été dit et écrit ? Rien, sauf peut-être un sentiment de crainte face à la précarité de ce qui a été réalisé. Pendant un moment très bref, nous avons pu rêver d’un Liban délivré de ses vieux démons du confessionnalisme, du clientélisme et de la corruption. Pourtant, des événements encore très récents, début juin dernier, ont montré la dureté des atavismes qui nous régentent. Il a suffi que certains malins s’en prennent à des figures de nos panthéons religieux et communautaires, Aïcha, Mère des Croyants pour les Sunnites, ou Béchir Gemayel, icône absolue pour ses partisans, pour que l’effet escompté se produise immédiatement. C’est ainsi que nous avons assisté effarés au spectacle vivant du retour des heures les plus noires de la guerre civile. Quel triste démenti pour ceux qui ont cru que la guerre a pris fin le 17 octobre !

Par ailleurs, je crois que la Thawra portait en elle les ferments de sa propre fragilité. Est-ce parce qu’elle s’est voulue trop radicale ? Le fameux slogan « Tous, sans exception ! » a produit illico des réserves de la part de ceux, combien nombreux, qui, bien qu’emportés par l’enthousiasme de la rue, n’en soutenaient pas moins que leur chef, leur Zaïm, n’était pas comme les autres. Comment ne pas tenir compte de cela ? Il y a là matière à réflexion pour les observateurs, comme pour la Thawra. Pour l’heure, il est trop tôt pour présumer que quelque chose a changé depuis le 4 août.

Le clivage 14 mars/8 mars cristallisé au lendemain de l’assassinat de Rafiq Hariri le 14 février 2005 marque-t-il encore la vie politique libanaise ? De quelle manière ?

Le clivage 14 mars/8 mars s’inscrit dans le cadre d’une caractéristique historique de la vie politique libanaise qui s’organise presque toujours selon une certaine bipolarité. Sans remonter à la période ottomane, on peut tout simplement rappeler l’existence de la dualité Bloc national/Bloc constitutionnel sous le Mandat et lors de l’Indépendance, puis la dualité du Nahj Chéhabiste et de l’Alliance tripartite à la veille de la guerre. Pour moi, le clivage 14 mars/8 mars s’apparente à ces exemples d’avant-guerre. Il a pour effet de rétablir certaines constantes de la vie politique libanaise : chaque groupe s’articule selon différentes strates d’allégeances qui vont du clocher et du minaret du village jusqu’aux hautes sphères des relations internationales. Ainsi, chaque groupe se dit lié par une alliance stratégique, voire même des affinités culturelles, avec un certain nombre d’acteurs des relations internationales, les Etats-Unis, l’Arabie saoudite et l’Occident de manière générale pour le 14 mars ; la Syrie, l’Iran, la Chine et la Russie pour le 8 mars. Et chaque groupe s’en sert pour avancer ses pions contre le groupe adverse sur l’échiquier politique libanais. Il est très important de souligner que ces systèmes de bipolarité transcendent les clivages communautaires et apportent un démenti à l’idée un peu trop galvaudée des luttes entre chrétiens et musulmans. Ainsi dans chaque bloc on retrouve des partis chrétiens aussi bien que des partis musulmans, et chacune des grandes communautés qui forment le tissu sociopolitique libanais apparaît scindée en deux, une partie dans le 8 mars et une partie dans le 14 mars.

La période de la guerre proprement dite paraît à première vue déroger à cette règle de la vie politique libanaise. On a l’impression d’y retrouver deux camps qui ne s’identifient rien que par les appartenances religieuses globales, un camp chrétien et un camp musulman. Mais là aussi, si l’on regarde au-delà de cette apparence, on s’aperçoit que chaque camp s’est lourdement déchiré de l’intérieur et les années 80 ont donné à voir le spectacle navrant des guerres intra-communautaires, au sein de la communauté chiite et de la communauté maronite notamment.

Ces dernières semaines, un débat sur la “neutralité” a émergé au Liban, à l’initiative du patriarche maronite Bechara Boutros Raï. Sur quoi porte-t-il ? Que dit-il des clivages et des enjeux au Liban aujourd’hui ?

Avant de vous répondre, permettez que je fasse un détour par l’histoire.

L’idée de la neutralité est au moins aussi vieille que le Liban indépendant. Elle a été établie par les pères de l’indépendance, le président Béchara El Khoury et le Premier ministre Riad El Solh, dans le fameux Pacte National qui indique que le Liban entretient des relations cordiales avec le monde sans s’aligner sur un camp en particulier. A l’époque, c’était assez simple. On était en 1943, la guerre froide n’avait pas encore commencé et le Liban devait rester à égale distance de deux mondes relativement simples à gérer : les démocraties libérales qui se battaient contre l’hydre nazie, et le monde arabe encore en grande partie colonisé ou dominé par la France ou la Grande-Bretagne.

La création de l’Etat d’Israël en 1948 vient apporter un premier accroc au principe de neutralité bienveillante qu’il était désormais exclu de pratiquer à l’égard de « l’ennemi israélien ». L’irruption de la guerre froide dans un monde arabe qui se modifie profondément du fait des coups d’Etats qui portent des militaires au pouvoir a pour effet de rendre les choses encore plus compliquées. Si en 1955, face au Pacte de Bagdad, le Liban parvient à conserver sa neutralité, la Crise de Suez en 1956 permet à Nasser de donner toute la mesure de sa démesure. Effrayé par la déferlante du nationalisme arabe, le président Chamoun choisit d’arrimer la barque libanaise au grand paquebot américain, adhère à la doctrine Eisenhower et brise ainsi la neutralité libanaise. Suivra alors la guerre de 1958 qui obéit à des logiques internes tout comme à un conflit d’allégeances envers l’extérieur, Nasser ou les Américains. C’est de la connivence de circonstances établie entre les deux que viendra la solution, par l’élection du commandant en chef de l’armée, le général Fouad Chéhab, à la présidence de la République. Son mandat fait actuellement l’objet de toutes les nostalgies qui louent son œuvre : construction de l’Etat, développement dans les régions, mais aussi la neutralité retrouvée. Mais on oublie trop souvent que cette neutralité n’a été possible que parce que Nasser et les Américains l’ont voulu ainsi.

Pour faire court, disons que cette époque bénie s’est terminée avec fracas lors de la guerre des Six Jours en juin 1967. La défaite retentissante des pays arabes face à Israël, la mort politique de Nasser et l’irruption subséquente de la lutte armée palestinienne ont fini de briser la neutralité du Liban qui devient progressivement la scène exclusive du conflit israélo-arabe. Le 28 décembre 1968, un commando israélien s’abat sur l’aéroport international de Beyrouth et dynamite au sol les appareils de la flotte commerciale libanaise, en réaction à une opération palestinienne menée à partir du Liban. Depuis, ce dernier ne cesse d’être partie et victime à la fois de tous les conflits qui se passent autour de lui.

Le 7 août dernier, le patriarcat maronite a rendu public un mémorandum intitulé « le Liban et la neutralité active ». C’est le patriarche lui-même qui y prend la parole, s’exprimant à la première personne. Ce document mériterait une étude qui dépasse le cadre de ce texte déjà bien long. Je voudrais me contenter pour l’heure de signaler que la première partie du document fait un exposé des motifs sous la forme d’une lecture de l’histoire libanaise qui s’apparente fortement au récit d’une partie des chrétiens, notamment ceux qui ont porté les armes pendant la guerre du Liban. Emis dans un contexte explosif qui recèle de manière sous-jacente des querelles mémorielles et des joutes historiographiques, cet exposé d’histoire risque d’avoir des effets contraires à ceux escomptés par le patriarche. Il pourrait ainsi susciter de fortes réserves de la part de nombreuses personnalités musulmanes et druzes qui avaient affiché leur assentiment à l’égard de la proposition du patriarche sur la neutralité. Ainsi, au lieu de conforter la position du patriarche Raï, ce texte risque fort bien de l’affaiblir. Pour l’heure, à ma connaissance, il n’y a pas eu de réactions officielles, car, je suppose, l’attention a été très vite détournée vers le verdict du Tribunal Spécial pour le Liban. Peut-être le silence de certains cache-t-il leur malaise ou bien il pourrait signifier leur volonté de ne pas en arriver à une confrontation verbale avec le patriarcat maronite. C’est une affaire à suivre.

Justement, le Tribunal Spécial pour le Liban (TSL) a rendu son verdict le 18 août dernier, 15 ans après l’assassinat de Rafiq Hariri. Le TSL a annoncé qu’il n’existait pas de « preuves » de la responsabilité directe du Hezbollah dans l’assassinat de l’ancien Premier ministre. Il a néanmoins inculpé un des quatre suspects, Salim Ayyash, membre présumé du Hezbollah. Quelles sont les conséquences de ce verdict pour le Liban ?

Prévu initialement le 7 août, le verdict du TSL a été reporté au 18 suite aux explosions du port de Beyrouth. Des quatre personnes mises en cause, c’est finalement une seule qui a été formellement inculpée, sans que le Tribunal n’ait pu se prononcer sur l’éventuelle implication du régime syrien et du Hezbollah, perçus par le camp du 14 mars comme les commanditaires de l’assassinat. Ce verdict, délivré après une lecture du jugement qui a tenu une grande partie des Libanais en haleine toute la journée, a déçu ceux qui s’attendaient à ce que le Hezbollah soit inculpé sans ambages.

Cette déception doit cependant être relativisée par certaines considérations objectives, la principale étant que ce tribunal n’avait pas compétence pour juger des Etats ni des organisations. Le Tribunal Spécial pour le Liban a été créé par la résolution 1757 du Conseil de sécurité des Nations unies, adoptée le 30 mai 2007. Son statut figure en annexe de cette résolution. Il y est précisé que le TSL ne peut juger que des personnes [3]. L’inculpé, Salim Ayache, est généralement présenté comme étant un proche du Hezbollah et non pas un membre déclaré. Il y a là des ressemblances très troublantes avec le jugement rendu dans l’affaire de l’assassinat du président élu Béchir Gemayel le 14 septembre 1982. Le verdict a été rendu le 20 octobre 2017 par la Cour de Justice, la plus haute autorité juridictionnelle au Liban qui seule a compétence pour juger des crimes portant atteinte à la sécurité de l’Etat. Le principal inculpé, poseur des explosifs, Habib Chartouny, a toujours été présenté comme apparenté au Parti National Syrien et Social (PNSS). Tout comme le Hezbollah, la responsabilité directe de cette formation n’a pu être formellement établie et les véritables commanditaires de l’assassinat de Béchir Gemayel risquent fort bien de rester à jamais non identifiés.

Pour en revenir au verdict du TSL, le texte met clairement en lumière le contexte de l’époque marqué par l’exacerbation des tensions au Liban autour de l’« occupation » syrienne selon les uns (futur 14 mars), la « présence » syrienne selon les autres (futur 8 mars). De l’exposé des motifs qui a été fait ressort l’idée que la Syrie et le Hezbollah ne sont pas étrangers à l’assassinat de Rafic Hariri. Pourtant, aucune preuve matérielle n’a pu être mise à jour, tout comme il demeure de nombreuses zones d’ombres sur des détails importants de la longue traque qui a préludé à l’attentat, et sur l’attentat lui-même. Voilà pourquoi le jugement a déçu ceux qui avaient mis leurs espoirs dans la justice internationale, et il a fait des heureux dans le camp du 8 mars qui s’était naguère évertué à décrédibiliser le TSL, l’accusant d’être un instrument à la solde de la communauté internationale afin d’abattre le Hezbollah. Paradoxalement, c’est au tour du public du 14 mars de penser que le TSL est politisé et que le verdict est politique. Certains croient même savoir qu’il s’inscrit dans le cadre d’un marchandage en cours entre Washington et Téhéran.

Au fur et à mesure que la date du verdict approchait, les peurs s’accroissaient au Liban sur ses possibles retombées sur la scène intérieure. D’aucuns ont même vu un lien avec les explosions du 4 août. Pourtant, quelques indicateurs ont émergé ces dernières années, qui auraient pu dissiper les craintes. A chaque échéance importante de cette procédure judiciaire si longue, Saad Hariri jouait la carte de l’apaisement et laissait entendre que le verdict ne pourrait pas remettre en cause la place du Hezbollah et de sa base populaire dans la vie politique libanaise. D’ailleurs, il est bien placé pour mesurer les risques que pourrait entraîner une inculpation du Hezbollah sur la paix civile au Liban, surtout le risque de voir surgir la Fitna, la très redoutée guerre entre sunnites et chiites. Pourtant, l’impact que le verdict a eu sur ses partisans le contraint actuellement à faire preuve de fermeté. Ainsi, il exige du Hezbollah qu’il livre Ayache à la justice libanaise et entend obtenir satisfaction sur ce point. Reste à savoir si le Hezbollah va lui rendre la politesse et faire preuve de conciliation en livrant son protégé.

Jusqu’à sa démission, le gouvernement Diab était soutenu par le Hezbollah et ses alliés. Mais le groupe chiite continue d’avoir une place particulière dans la vie politique libanaise, ce qui lui permet de ne pas être au centre des contestations anti-gouvernementales. Comment décririez-vous l’attitude du Hezbollah par rapport à la crise (multidimensionnelle) traversée par le Liban actuellement ?

Pour nous Libanais, la destruction du Liban à laquelle nous assistons impuissants est un véritable crime, et nous espérons voir nos responsables politiques rendre compte pour cela. Selon certains, ce crime profite surtout au Hezbollah qui, à la faveur du marasme économique ambiant et de la déliquescence de l’Etat, va finir d’entraîner le Liban dans l’orbite iranienne. Face à cette analyse, je ne peux m’empêcher de me poser une question simple : pourquoi le Hezbollah voudrait-il détruire son œuvre, un pays sur lequel il règne sans partage depuis que le retrait israélien du Liban le 25 mai 2000 a fait de lui le héros absolu à qui on doit une déférence fortement nourrie par la crainte qu’il inspire ? En outre, le Hezbollah tire profit de la couverture chrétienne, et plus particulièrement maronite, que lui accorde le Courant patriotique libre du général Aoun actuellement au pouvoir. Il peut ainsi clamer à la face du monde qu’il a pour allié un courant politique qui dit représenter la majorité des chrétiens du Liban. Y a-t-il situation plus confortable que celle-ci ? Comment pourrait-il dès lors se réjouir d’une crise qui ternit l’image de ses alliés chrétiens du CPL devenus la cible privilégiée de la Thawra et conspués par les Libanais après les explosions du 4 août ?

Ceci dit, le Hezbollah me paraît être en très mauvaise posture, en raison de sa propre myopie politique. Trop imbu de sa toute-puissance, il me semble qu’il n’a vu venir ni la crise ni la révolution. Pourtant, les élections municipales de mai 2016 ont eu pour effet de l’alerter, car il a été malmené dans ses fiefs traditionnels. Par ailleurs, si les Libanais abstentionnistes avaient voté aux dernières législatives de 2018, l’alerte aurait continué de résonner et il aurait sans doute réfléchi davantage. Rassuré sans doute par le résultat des élections, indifférent à l’égard de l’abstentionnisme du moment où ses ouailles ont voté avec docilité, empêtré dans le conflit syrien, il n’a pas su lire les signes du temps.

Aujourd’hui, que peut-il faire ? La crise met le Liban sous l’œil du FMI, des Etats-Unis et de la France qui veulent bien lui apporter leur aide mais sous condition de réformes et de transparence. Or, ces conditions ne font pas l’affaire de la classe politique libanaise embourbée dans toutes sortes de malversations financières et de marchés douteux, et surtout elles ne font pas l’affaire du Hezbollah qui se défend avec tous les moyens dont il peut disposer, le plus sûr étant son alliance toujours aussi solide apparemment avec le CPL.

Cependant, à l’heure actuelle, le Hezbollah est entre le marteau de la communauté internationale qui veut lui imposer ses diktats tout en resserrant encore plus l’étau contre ses alliés régionaux, les régimes syrien et iranien, et l’enclume de la crise et de la pandémie du Coronavirus qui appauvrit encore plus ses partisans et affaiblit son allié le CPL. L’économie libanaise s’effondre alors qu’ils se trouvent tous les deux au pouvoir. Que pouvait-il leur arriver de pire ?

Ne croyez pas que je vous annonce l’effondrement imminent du Hezbollah. D’abord, je n’ai aucun don de voyance et je ne prédis pas l’avenir. Ensuite, même si je ne suis pas dans les secrets du Hezbollah, je sais que, grâce à son organisation, ses institutions et les circuits parallèles qu’il a mis en place, il a les moyens de tenir face à ce qui lui arrive, sans que rien ne permette à mon sens de savoir combien de temps cela peut encore durer ni comment tout cela va se terminer.

Hormis la manifestation impressionnante du 8 août dernier, quelques mobilisations sont encore organisées occasionnellement au Liban, notamment à Beyrouth et à Tripoli. Soutenues par le mouvement citoyens citoyennes dans un Etat de Charbel Nahas, mais aussi par des formations plus traditionnelles (le bloc national, les forces libanaises, le parti de Walid Joumblatt). Pourriez-vous nous éclaircir sur les oppositions actuelles au gouvernement ?

Comme toute opposition digne de ce nom, les oppositions libanaises aspirent au pouvoir, le reconquérir pour les partis traditionnels et le conquérir pour les formations dites de la société civile. C’est là chose tout à fait légitime. Les partis traditionnels ont été englobés par le « Tous, sans exception ! » des manifestations du 17 octobre. Une fois le premier mouvement de stupeur passé, ils ont tenté de récupérer la rue à leur profit et ont été critiqués pour cela. Ces partis ont un passif très lourd. Leurs chefs ont été des seigneurs de la guerre ; ils ont été associés à des événements qui continuent de hanter la mémoire douloureuse des Libanais. Reconvertis en hommes politiques, ils ont souvent été amenés à exercer le pouvoir depuis 1990 et ils portent ainsi une part importante de responsabilité dans la faillite de l’Etat libanais. Ils savent tout cela. Mais ils savent aussi qu’ils continuent de bénéficier d’une légitimité puisée dans l’allégeance presque sans failles de leurs partisans. Fins connaisseurs du système, ils disposent de structures de mobilisation efficaces et de machines électorales bien rôdées et ils peuvent envisager leur avenir politique avec optimisme.

Quant aux oppositions nouvelles, elles personnifient l’espoir que nourrissent les Libanais en un avenir meilleur. Mais, pour elles, la tâche est très ardue. Avec des moyens relativement faibles, elles doivent lutter pour exister et espérer réaliser des résultats acceptables aux prochaines législatives face à la puissance redoutable des partis traditionnels. Sortir de Beyrouth pour toucher les régions les plus reculées du Liban, réussir à mobiliser les Libanais qui vivent en-dehors des cercles intellectuels de la capitale, se donner une visibilité plus large et mobiliser un électorat plus diversifié, la tâche qui les attend est titanesque.

Actuellement, nous sommes comme en 1975. Ce que je veux dire par là, c’est que, comme en 1975, un système à bout de souffle est en train d’éclater afin de générer un renouvellement des élites. C’est ce que les seigneurs de la guerre ont fait en 1975. La plupart d’entre eux n’étaient pas nés pour gouverner. Issus de milieux modestes, ils ont vaincu les seigneurs traditionnels de leurs communautés respectives et contribué à modifier en profondeur le paysage politique libanais issu de l’Indépendance en 1943. En 1975, il a fallu passer par quinze années d’horreur pour arriver à opérer un renouvellement des élites. Une telle épreuve nous sera-t-elle épargnée cette fois ?

Publié le 24/08/2020


Yara El Khoury est Docteur en histoire, chargée de cours à l’université Saint-Joseph, chercheur associé au Cemam, Centre D’études pour le Monde arabe Moderne de l’université Saint-Joseph.
Elle est enseignante à l’Ifpo, Institut français du Proche-Orient et auprès de la Fondation Adyan.


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


 


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