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Entretien avec Clothilde Facon : « Le rôle des ONG dans la société libanaise risque de saper l’émergence d’un contrat social » (1/2)

Par Claire Pilidjian, Clothilde Facon
Publié le 12/11/2021 • modifié le 19/11/2021 • Durée de lecture : 7 minutes

Clothilde Facon

La population libanaise se trouve aujourd’hui plongée dans une situation de profond dénuement. Comment la pauvreté croissante se traduit-elle concrètement au Liban et quels facteurs y ont conduit ?

La pauvreté se traduit d’abord par des chiffres alarmants, que le nouveau rapport publié en septembre 2021 par la commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie occidentale a mis au jour. Avant l’éclatement de la crise au mois d’octobre 2019, 30 % de la population libanaise vivait sous le seuil de pauvreté. Ce taux s’est élevé à 50 % au mois d’août 2020 pour atteindre 74 % en septembre 2021. La pauvreté multidimensionnelle, qui prend en considération des facteurs comme les revenus, l’éducation, l’accès aux services de santé, le logement, l’emploi ou l’accès à la propriété, s’élève quant à elle à 82 %. 34 % de la population est concernée par la pauvreté multidimensionnelle extrême. La moitié de la population au Liban n’a pas accès aux médicaments et 33 % des foyers sont privés d’accès aux services de santé. Ces chiffres couvrent l’année 2020 et le début 2021, et prennent donc en compte les conséquences de la crise sanitaire et des confinements successifs.

La situation des réfugiés palestiniens, syriens, irakiens, soudanais s’est également aggravée. 1,5 million de réfugiés syriens, dont 880 000 enregistrés auprès du HCR, vivent au Liban, 257 000 réfugiés palestiniens, et plus de 16 000 réfugiés (enregistrés auprès du HCR) irakiens, somalis et soudanais. 54 % des réfugiés syriens sont des enfants. Alors que 55 % des réfugiés syriens vivaient dans l’extrême pauvreté au début de l’année 2019, ce taux s’élève aujourd’hui à 90 %. Ils disposent de moins de 3,8 dollars par jour. En outre, 80 % des réfugiés syriens n’ont pas de carte de résident, ce qui les soumet à des risques d’exploitation, d’arrestations de la part des autorités, voire de déportation. Ces réfugiés sans résidence locale ne peuvent pas se déplacer librement dans le pays. En décembre 2020, 50 % des foyers de réfugiés syriens souffraient d’insécurité alimentaire, soit deux fois plus qu’en 2019. La moitié d’entre eux vivent dans des logements ou des abris considérés en deçà des standards humanitaires de base établis par l’ONU.

La première cause directe de cette pauvreté croissante est la perte de valeur de la livre libanaise et l’inflation. Le Liban a enregistré un des taux d’inflation les plus élevés au monde. Entre les étés 2020 et 2021, l’indice des prix à la consommation a connu une hausse de 140 %. La dévaluation de la livre s’élève à 90 % depuis le début de la crise : alors qu’un dollar valait 1500 livres, il en vaut aujourd’hui 20 000. Entre les mois de juin 2019 et 2021, le taux d’inflation s’est élevé à 281%. À titre d’exemple, un enseignant touchait entre 700 et 2000 dollars en 2019. Aujourd’hui, il ne touche plus qu’entre 60 et 230 dollars.

La pauvreté résulte donc de l’inflation, de la hausse des prix et de la levée progressive des subventions, qui a fait extraordinairement augmenter le coût des produits de base comme certains médicaments. Certains produits essentiels voient leur prix doubler du jour au lendemain. Au cours du mois d’août dernier, à court de devises, la banque centrale a annoncé qu’elle n’avait plus les moyens de subventionner l’essence et le mazout ; par conséquent, les subventions ont été en partie levées sur le carburant, provoquant une flambée des prix.

Enfin, cette pauvreté se traduit par une hausse phénoménale de la mendicité, visible y compris pendant les périodes de confinement où les rues étaient moins fréquentées. La mendicité était autrefois cantonnée à certains quartiers, mais est désormais visible dans tous les quartiers de Beyrouth, même ceux considérés comme plus bourgeois comme Gemmayzeh ou certains secteurs d’Achrafieh. Elle concerne désormais les familles libanaises alors qu’avant la crise il s’agissait avant tout de personnes d’origine syrienne.

La croissance de la pauvreté a-t-elle suscité une nouvelle agitation sociale dans le pays ?

L’élan d’octobre 2019 s’est en grande partie essoufflé. L’agitation sociale a été étouffée et quasiment réduite à néant par toutes ces crises. Certes, cette agitation avait été réactivée après l’explosion du port le 4 août 2020, et en janvier 2021 à Tripoli et dans le nord du pays, mais de manière très limitée, car la majeure partie de la population ne dispose plus des moyens de manifester. La satisfaction des besoins essentiels est devenue la préoccupation majeure des Libanais. Certaines annonces du gouvernement tendent à provoquer des mouvements de contestation, mais cette agitation n’est plus continue comme elle l’était de la fin de l’année 2019 jusqu’au début de l’année 2020.

Le départ en masse des Libanais issus de la classe moyenne a également constitué un facteur entravant la contestation sociale. Cette frange de la population, qui disposait des ressources financières, sociales et symboliques pour mener la contestation, a pour partie fait le choix d’émigrer, par exemple dans les pays du Golfe, au Canada, aux États-Unis, en Allemagne ou en France. Pendant les quatre premiers mois de l’année 2021, 230 000 citoyens libanais ont émigré de manière légale, auxquels il faut ajouter les départs par voie maritime des Libanais syriens vers Chypre. On estime que 40 % des médecins et 30 % des infirmiers ont quitté le Liban, et le taux de départs est probablement similaire pour les professeurs, les avocats et les entrepreneurs.

Une opposition politique s’organise cependant en vue des élections du printemps 2022, en poursuivant plusieurs stratégies. Certains veulent jouer la voie électorale et s’organiser en coalitions pour les élections, à partir de groupes politiques indépendants. D’autres croient encore aux mouvements de rue, mais cette voie d’action a perdu de sa force depuis 2019. Enfin, les mouvements « grassroot », de terrain, et les mouvements syndicaux gardent un certain rôle dans l’opposition. L’ordre des ingénieurs et des architectes est le syndicat libanais le plus important. L’ordre des avocats avait également joué un rôle important pendant la révolution, en s’engageant auprès de manifestants condamnés de manière arbitraire par la justice. Dans plusieurs universités (notamment l’American University of Beirut, l’Université Saint-Joseph et la Lebanese American University), les syndicats indépendants ont remporté les dernières élections tenues en novembre 2020.

Quelle réponse humanitaire est apportée à la crise ?

Une réponse humanitaire d’une certaine envergure avait été établie au Liban dès l’arrivée des premiers réfugiés syriens en 2011. En 2015, le gouvernement libanais a mis en place le Lebanon Crisis Response Plan pour faciliter la coordination entre l’État libanais, les bailleurs de fonds internationaux, les agences de l’ONU et les ONG. Depuis 2011, le Liban a reçu 8,8 milliards de dollars américains pour soutenir ce plan, soit près d’un milliard de dollars par an. Cette réponse s’articulait surtout autour des trois principales agences de l’ONU que sont le HCR, l’Unicef et le programme alimentaire mondial. 70 % des financements internationaux transitent par ces agences, qui ont ensuite la possibilité de transférer une partie des financements à des acteurs locaux ou à des ONG internationales.

Les ONG locales ne reçoivent de façon directe que 4 % de l’aide internationale. C’est très peu. Le système finance donc essentiellement les agences de l’ONU, les ONG internationales et quelques agences de développement comme le Norwegian Refugee Council, l’Agence française de développement, ou la Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit en Allemagne. Les bénéficiaires restent essentiellement des structures internationales qui font souvent le choix de mettre en place les projets avec des ONG locales.

Ces ONG qui œuvraient majoritairement auprès des réfugiés syriens se sont-elles également orientées vers la population libanaise depuis le début de la crise ?

Depuis le début de la crise en novembre 2019, les ONG locales ont porté un travail de plaidoyer auprès des ONG internationales, de l’ONU et des bailleurs de fonds pour modifier les critères d’attribution des financements. Il n’existe pas de chiffres officiels pour tout le pays mais avant la crise, très souvent, les bailleurs de fonds demandaient que 80 à 90 % des fonds soient octroyés à l’aide aux réfugiés et que les 10 % restants soient destinés à soutenir les populations libanaises les plus vulnérables. Fin 2019, les acteurs humanitaires basés à Beyrouth ont commencé à demander aux bailleurs de fonds de faire évoluer cette répartition à 50 % des financements pour les réfugiés, 50% pour la population hôte. Aujourd’hui, certaines organisations envoient plus de la moitié des financements aux Libanais. Le problème est que le montant des financements internationaux envoyés au Liban n’a pas augmenté. Par conséquent, cette nouvelle répartition s’est traduite par une diminution de l’aide auprès des Syriens.

Certaines ONG libanaises ciblent uniquement leurs aides auprès des Libanais pour combler une forme de carence dans le système humanitaire. Jusqu’à 2019, les ONG internationales soutenaient principalement les Syriens. L’idée d’une nécessité de soutenir les Libanais a mis du temps à convaincre les bailleurs de fonds et les chancelleries occidentales car c’était perçu par ces derniers comme une question de souveraineté économique du pays. Dans un pays doté d’un gouvernement en théorie fonctionnel, qui ne connaît pas de guerre ni ne souffre de catastrophe naturelle, il devrait revenir au gouvernement de subvenir aux besoins de la population. L’aide aux réfugiés syriens étaient perçue comme relevant d’un autre cadre, celui de la solidarité internationale. Il a fallu attendre 2020 pour que l’idée que la population libanaise doive être soutenue au même titre que la population syrienne trouve une forme d’écho, illustré par l’expression de « dépression délibérée » utilisée dans un rapport récent de la Banque Mondiale.

Au début de la crise économique, dans le cadre de mon terrain de recherche de thèse, j’ai rencontré un certain nombre d’acteurs issus d’ONG libanaises de taille limitée basées dans des régions marquées par une pauvreté extrême à la fois au sein des populations syriennes et libanaises. Mes interlocuteurs me rapportaient souvent que les bailleurs de fonds refusaient de prendre en considération la pauvreté libanaise, qui existait déjà à l’époque. Aujourd’hui, alors que 82 % de la population libanaise vit dans la pauvreté (multidimensionnelle), le discours a changé.

Lire la partie 2

Publié le 12/11/2021


Claire Pilidjian est diplômée de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en sciences sociales, de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po en « Human Rights and Humanitarian Action » et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Dans son mémoire de recherche, elle s’est intéressée aux enjeux politiques d’une controverse survenue en Jordanie après la diffusion de la première production de Netflix en langue arabe. 


Clothilde Facon est une ancienne élève de l’Ecole normale supérieure de Lyon. Doctorante en sociologie politique à l’université Sorbonne-Paris-Nord et affiliée à l’Institut Français du Proche-Orient, elle travaille sur les politiques d’aide mises en œuvre par les acteurs internationaux au Liban, en particulier à l’égard des réfugiés syriens, sur la politisation de l’aide humanitaire ainsi que les interactions entre les agendas humanitaire et sécuritaire. Elle a publié divers articles, notamment dans la revue Territory, Politics, Governance, la Civil Society Review et Orient XXI ainsi que des tribunes pour Le Monde et Middle East Eye.


 


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