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En 1500, l’Empire ottoman envoie des armes et des renforts à une Egypte mamelouke essoufflée et pressée par l’arrivée des Portugais dans l’Océan Indien ; en 1517, les mêmes Ottomans pénètrent dans la citadelle du Caire après avoir écrasé l’armée mamelouke, et intègrent l’Egypte à l’Empire ottoman. Retour sur un profond bouleversement du monde musulman, dans une histoire qui mêle le nez du Sphinx, les épices de l’Inde et les esclaves des Balkans.
Les Mamelouks bourjites, aussi appelés circassiens car ils viennent surtout du Caucase, règnent en Egypte depuis 1328. Ils ont connu leurs heures de gloire, notamment pendant le règne du sultan Barsbay (1422 – 1438) qui a conquis Chypre en 1426, mais ils n’ont jamais pu dépasser leurs querelles internes. Les Mamelouks, « esclaves sur le trône [1] », sont en effet déchirés par des rivalités perpétuelles et le sultan ne parvient jamais longtemps à établir un pouvoir stable et incontesté. Au contraire, les Ottomans, après leur défaite face à Tamerlan en 1402, se sont refondés comme une dynastie plus puissante que jamais, une puissance manifestée par la chute de Constantinople en 1453. Les relations entre les deux grands pouvoirs du Proche-Orient sont alors encore cordiales – la chute de Constantinople, vieux rêve musulman, est célébrée dans les mosquées du Caire – mais l’affrontement s’impose comme inévitable à plus ou moins long terme. Notons les nombreux points communs entre ces deux puissances : les janissaires ottomans comme les Mamelouks sont des esclaves et anciens esclaves originaires surtout des Balkans et du Caucase, les Ottomans comme les Mamelouks ont fait du turc la langue du pouvoir, et les deux pouvoirs entretiennent avec l’Occident des rapports complexes, entre affrontements militaires et alliances diplomatiques.
Dès les années 1460, les deux dynasties s’opposent au sujet du contrôle de leurs marges, notamment autour du choix du bey de la principauté de Karaman [2]. C’est l’Empire ottoman qui tire alors son épingle du jeu, attirant peu à peu ses principautés dans son orbite. En 1467, une brève guerre éclate entre le sultan mamelouk Qaitbay et le sultan ottoman Bayezid II, le premier ayant empoisonné le frère du second lors d’une entrevue diplomatique. Qaitbay remporte plusieurs victoires et fait fortifier le port d’Alexandrie en construisant un puissant fort, lequel existe encore aujourd’hui. Retour au statu quo, et s’ensuit une longue période de paix, voire même de coopération : alors que les Portugais, à la suite des voyages de Vasco de Gama, font irruption dans l’Océan Indien, les Ottomans envoient en 1500 des renforts et des armes aux Mamelouks pour les aider à faire face aux Chrétiens. Mais ce soutien ne suffit pas, et les Portugais détruisent la flotte mamelouke à Diu en 1508, puis, sous le commandement de l’audacieux Albuquerque, prennent Hormuz en 1515 : à partir de là, ils peuvent non seulement monopoliser le commerce des épices dont dépend la prospérité de l’Egypte mamelouk, mais surtout menacer les lieux saints de la péninsule arabique. Or les Mamelouks se posent, depuis le XIIIème siècle, comme les protecteurs des Lieux Saints : la présence des Portugais à Hormuz est donc ressentie, dans tout le monde musulman, comme un déficit de légitimité. A partir de là, la guerre entre Ottomans et Mamelouks n’est plus qu’une question de temps.
En 1512, les Ottomans écrasent les Safavides à la bataille de Tchaldiran et prennent Tabriz, la capitale de l’Empire perse. Ils ne conquièrent pas la région, faute de troupes, mais ils ont neutralisé leur principal ennemi, et peuvent dès lors se concentrer sur les Mamelouks, et, derrière eux, sur les Portugais. De plus, la victoire des Ottomans sur l’Empire perse consacre leur supériorité militaire, et réactive donc le rêve d’unifier sous une même bannière tout le Dar al-Islam.
Il ne manque plus qu’un prétexte pour déclencher cette guerre. En 1516, le sultan ottoman Selim Ier, dit le Cruel, le trouve : les Mamelouks ont favorisé une rencontre diplomatique entre les Vénitiens et l’ambassadeur du shah safavide, deux ennemis de l’Empire ottoman. Les Mamelouks sont accusés d’avoir trahi leurs alliés ottomans, au profit qui plus est d’infidèles, que ce soit les Chrétiens d’Italie ou les chiites de Perse. Une coalition anti-ottomane se dessine, et le sultan d’Istanbul ne peut rester passif. De plus, les Ottomans sont très conscients du danger qu’il y a à laisser les Occidentaux accaparer la route des épices et les conséquents profits qu’elle dégage : il s’agit donc, pour les Ottomans, de supprimer les Mamelouks pour pouvoir ensuite éliminer les Portugais et renouer avec le monde indien. Ces contacts commerciaux, diplomatiques et militaires entre Orient et Occident, entre Tabriz et Venise, Lisbonne et Le Caire, Delhi et Istanbul, dessinent un monde qui, à l’aube du XVIème siècle, se connecte plus que jamais [3].
Alors que les Ottomans rassemblent leurs troupes, le sultan mamelouk Al-Achraf Qânsûh Al-Ghûrî, âgé de 68 ans, traverse la Syrie pour se rendre à Alep. Le 24 août 1516, c’est la bataille de Marj Dabiq, au nord d’Alep. La cavalerie légère mamelouke, si efficace trois siècles plus tôt contre les Mongols, ne peut rivaliser face à l’infanterie lourde et surtout à l’artillerie des Ottomans, qui alignent plus de 80 canons. Malgré une importante supériorité numérique (les Mamelouks alignent 80 000 hommes contre seulement 60 000 pour les Ottomans), c’est une lourde défaite pour les troupes égyptiennes. En pleine bataille, le suzerain d’Alep change de camp et rejoint les Ottomans ; le sultan Al-Ghûrî meurt sur le champ de bataille, le calife abbasside al-Mutawakill III est fait prisonnier et emmené à Istanbul. David Ayalon, historien de l’Egypte mamelouke, a comparé cette bataille aux affrontements entre les Européens et les Indiens d’Amérique : sur les champs de bataille du Mexique comme de la Syrie, l’artillerie s’impose comme la reine des batailles, bouleversant les stratégies anciennes, détruisant de puissants empires au profit de nouvelles forces conquérantes. Selim Ier traverse alors triomphalement la Syrie et le Liban, et est très bien accueilli par des populations locales épuisées par le joug mamelouk. Il change alors ses objectifs : alors qu’il ne s’agissait au départ que de prendre la Syrie (le bilad al-Sham), Selim veut désormais conquérir l’Egypte elle-même. Il tente alors la dangereuse traversée du Sinaï, avec succès.
Le 24 janvier 1517, les Ottomans battent une nouvelle fois les Mamelouks à Raydaniyya, à quelques kilomètres du Caire. Le lendemain, Selim fait une entrée triomphale dans la ville du Caire, même s’il lui faudra encore deux mois de guerre pour vaincre définitivement les forces mameloukes qui contre-attaquent plusieurs fois. Leur principale offensive est contrée par les Mamelouks le 27 mars, devant le Caire : c’est la bataille de Guizeh. C’est probablement à ce moment que le Sphinx, atteint par un boulet de canon ottoman, perd son nez [4]. Finalement, le dernier sultan mamelouk, Tuman Bey, réfugié chez des Bédouins, est capturé et exécuté le 13 avril. Selim rentre à Istanbul dès septembre 1517, non sans laisser au Caire une forte garnison militaire.
La défaite des Mamelouks sous les pyramides marque un triple bouleversement. Bouleversement militaire d’abord, on l’a vu, qui consacre à la fois la supériorité de l’Empire ottoman, qui apparaît comme invincible, et le rôle clé de l’artillerie. Selim est présenté par ses chroniqueurs comme un « conquérant du monde » (sahib i-kiran), à l’image d’Alexandre, de Gengis Khan, ou plus encore de Tamerlan – de ce même Tamerlan qui avait failli détruire le premier Empire ottoman, en sorte que la victoire du Caire joue comme une revanche de la défaite d’Ankara. Bouleversement politique, ensuite, puisque l’Egypte et ses dépendances (la Syrie et le Liban notamment) sont absorbés par un Empire ottoman qui s’étend dès lors des Balkans au Soudan. Son extension est si soudaine qu’elle inquiète l’Occident, relançant un temps les projets de croisade, sans qu’ils n’aboutissent ; au contraire, c’est l’Empire ottoman qui conserve l’initiative, et en 1522 Soliman le Magnifique reprend Rhodes aux Hospitaliers ; sept ans plus tard, les Ottomans seront sous les murs de Vienne. Bouleversement religieux, enfin, puisque la capture du calife al-Mutawakill marque la fin du califat abbasside : Selim Ier est désormais le calife, réunissant, pour la première fois depuis le XIème siècle, le pouvoir militaire du sultan et le pouvoir religieux du calife – même s’il faut attendre la fin du XVIIIème siècle pour que le souverain ottoman se pose explicitement comme l’héritier des califes abbassides. Le califat ottoman durera jusqu’en 1924.
Triple bouleversement, donc, mais, étonnamment, les Ottomans ne détruisent pas le système mamelouk, qui se perpétue. Si les officiers mamelouks sont dans un premier temps pourchassés et massacrés, une amnistie est proclamée dès mai 1517, ce qui permet aux Mamelouks, réfugiés en Moyenne Egypte, de revenir au Caire. Ils restent une puissante aristocratie militaire, et forment la principale force armée d’Egypte, une armée indépendante qui a ses règles et ses commandants. Selim nomme d’ailleurs comme gouverneur un mamelouk renégat, Kha’ir Bey, qui a les mêmes prérogatives que le sultan. Celui-ci maintient les traditions mameloukes : don de vêtements à ses favoris, exclusion des Egyptiens du pouvoir, centralisation fiscale. Les conditions de vie de la majorité de la population ne changent quasiment pas. Même si les Ottomans s’affirment comme les protecteurs des Lieux Saints, et donc en charge de la lutte contre les Portugais, et que la khutba (sermon de la prière du vendredi) est désormais dite au nom du calife ottoman, c’est le gouverneur mamelouk du Caire qui nomme les cadis de La Mecque et de Médine. Les charges importantes sont monopolisées par des Mamelouks, par exemple celle du muhtasib, inspecteur des marchés. On a même un renversement complet des rôles, pour le moins étonnant : un an après la bataille de Gizeh, les Mamelouks écrasent une mutinerie de troupes ottomanes qui, faute de solde, voulaient jeter à bas le gouverneur. Les Mamelouks se battent pour soutenir une dynastie qui les a vaincus : le seul chroniqueur de la période, Ibn Iyas (1448 – 1524), un auteur égyptien, note à ce sujet qu’il ne s’est « jamais produit chose plus surprenante sous le ciel ». Les Mamelouks ont su ensuite composer avec les forces ottomanes, sachant se battre contre le sultan ottoman en faisant preuve d’opportunisme, sans jamais entrer en rébellion ouverte. Au cours des 17ème et 18ème, ils reprennent peu à peu le pouvoir, et construisent leur autonomie vis-à-vis de l’Empire ottoman, jusqu’à ce que Napoléon les écrase définitivement sous les Pyramides lors de la campagne d’Egypte. Les Mamelouks ne se relèveront pas de cette défaite-ci.
Si la défaite des Mamelouks est ainsi en partie compensée par leur maintien au cœur du pouvoir, le déclin économique, lui, est profond. En effet, les Ottomans ne parviendront pas plus que les Mamelouks à reprendre l’Océan Indien aux Portugais. Or la conquête de l’Amérique du Sud et Centrale est étroitement liée à la présence portugaise dans l’Océan Indien : l’argent venu du commerce des épices finance directement les entreprises de conquête et de mission, et c’est la Chine qui va absorber l’argent extrait des mines d’Amérique du Sud. En sorte que la bataille de Gizeh a des répercussions jusque dans la mer de Chine ou dans les Caraïbes.
Selim Ier s’est-il demandé combien de siècles le contemplaient du haut des Pyramides ? L’année 1517 marque en tout cas une profonde reconfiguration de l’espace proche-oriental, une véritable translatio imperii, le pouvoir passant du Caire à Istanbul, d’un calife arabe à un calife turc. Mais on a vu aussi que dans cette bataille des Pyramides se jouait non seulement la chute des Mamelouks, mais surtout le destin d’un monde qui se conjuguait plus que jamais sur le mode du global.
Bibliographie :
– D. Ayalon, Le phénomène mamelouk dans l’Orient islamique, 1996.
– B. Lellouch, Les Ottomans en Egypte. Historiens et conquérants au XVIème siècle, Paris, 2006.
– B. Lellouch, « 1517 : prise du Caire par les Ottomans », dans P. Boucheron (dir.), Histoire du monde au XVème siècle, Paris, 2010, p 443 - 446.
Florian Besson
Agrégé d’histoire, élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, les recherches doctorales de Florian Besson portent sur la construction de la féodalité en Orient Latin, après un master sur les croisades.
Notes
[1] Cf L’Histoire, mars 2010, n°351, article de J. Loiseau « Les Mamelouks, des esclaves sur le trône ».
[2] Petite principauté dirigée par des turco-mongols, aux marges de la Turquie contemporaine.
[3] Je renvoie à l’excellent ouvrage de P. Boucheron (dir.), Histoire du monde au XVème siècle, indiqué dans la bibliographie.
[4] Les causes de la destruction du nez du Sphinx sont en réalité encore discutées par les archéologues. On en a longtemps rendu responsable Napoléon, puis un soufi du début du XVIIIème siècle qui aurait souhaité mutiler l’idole par fanatisme religieux ; toutefois, de récentes recherches archéologiques, conduites par M. Lehner, semblent indiquer que la dégradation est antérieure, ce qui redonne du poids à l’hypothèse mamelouke, sans qu’on ne puisse rien affirmer.
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