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Au XIXe siècle, le monde arabe est le lieu de changements profonds. L’Empire ottoman s’affaiblit, et la société connaît des mutations d’une ampleur considérable. En parallèle de ces changements économiques, politiques et sociaux, la pensée elle-même se renouvelle, dans l’exacte mesure où elle se situe par rapport à ces changements.
Si certains penseurs durcissent le caractère conservateur de leurs approches en réaction à ces changements concrets, d’autres accompagnent les bouleversements en tentant de les penser. C’est ainsi qu’une grande partie des écrits arabes de la période soutiennent l’idée de « réforme » de façon plus ou moins précise. La pensée connaît alors un renouveau, qui sera par la suite nommé la « Nahda », ou renaissance. Il nous faut d’emblée prendre une précaution nécessaire et noter que l’emploi de l’adjectif « arabe » est problématique tant il est difficile de définir l’unité d’un monde traversé par les clivages ethniques, religieux et sociaux. Nous l’emploierons pourtant ici indifféremment, de sorte à servir l’intelligibilité du propos en rapportant les grands traits de la pensée qui est désignée comme étant l’impulsion de la Nahda, celle de Rifa‘a Badawi Rafi‘ al-Tahtawi.
À l’image de ce pionnier, de nombreux intellectuels de la Nahda seront originaires d’Egypte. Comprendre plus précisément les fondements de ce mouvement de « renaissance » intellectuelle implique de revenir sur la vie et la pensée de celui qui est considéré comme le père fondateur de la Nahda. Son parcours personnel est tout entier traversé par l’histoire, et exemplifie à merveille la confrontation d’un passé qui se meurt et d’un avenir incertain.
Rifa‘a Badawi Rafi‘ al-Tahtawi est né en 1801 au sein d’une famille de savants musulmans installée dans la ville de Tahta, en Egypte. Il est élevé dans la plus pure tradition islamique et entre à la fameuse université al-Azhar [1] en 1817, comme son père et son grand-père avant lui. Il y suit des études classiques, qui font écho à son éducation familiale. Pourtant, dès cette époque, une rencontre particulière fait naître en lui un intérêt pour les savoirs « modernes ». Son professeur, al-Attar, connu pour avoir fréquenté l’Institut d’Egypte de Napoléon Bonaparte, l’initie en effet à une partie des sciences « modernes ». Comme le note Albert Hourani [2], il est probable que ses années d’études aient été une première découverte du savoir moderne, mais c’est véritablement son séjour à Paris qui nourrira le déplacement des horizons de pensée de Tahtawi. Le rôle de son professeur, al-Attar, sera d’autant plus important qu’il favorisera son voyage à Paris, au sein de la mission envoyée par Muhammad ‘Ali, le souverain égyptien de l’époque.
En 1826, Tahtawi se rend donc dans la capitale française en tant qu’imam [3], mais il y poursuit en réalité surtout ses découvertes intellectuelles. C’est pendant cette période, qui dure jusqu’en 1831, qu’il parfait son apprentissage du français, découvre la philosophie antique, mais également la pensée des Lumières, qui le marquera profondément. C’est la lecture de Montesquieu qui aura sans doute la plus grande influence sur lui. À son retour de Paris, il rédige un ouvrage sur son séjour, qu’il intitule Takhlis al-ibriz ila takhlis Bariz (traduit en français par L’Or de Paris). Il y décrit les mœurs parisiennes avec finesse, en faisant part de son admiration et de ses critiques. Il fait ainsi l’éloge de la valorisation du travail, de la curiosité intellectuelle, et de la moralité, mais déplore le manque de générosité.
Tahtawi offre donc un regard étranger sur les mœurs françaises du XIXe siècle, se faisant presque une incarnation moderne du personnage fictif d’Usbek créé par Montesquieu, dont il est un grand lecteur. Surtout, il fait connaître ces mœurs en Egypte, et dans le reste de l’Empire, puisque son ouvrage est traduit en turc et connaît un réel succès. De cette période riche d’enseignements, Tahtawi retiendra la nécessité de faire circuler les savoirs et s’engage à son retour en Egypte dans une vaste entreprise, celle de la traduction.
De retour au Caire, Tahtawi se fait en effet connaître par la traduction de multiples ouvrages. Il est nommé directeur de « l’Ecole des langues » (Madrasat al-alsun), qu’il a créée. De jeunes traducteurs travaillent alors sous sa direction. La plupart des ouvrages traduits sont signés par des auteurs français, et couvrent des champs aussi variés que la géographie, la philosophie ou l’histoire. Tahtawi prend alors très à cœur sa traduction des Considérations sur les causes et la grandeur des Romains et de leur décadence.
Dans cet ouvrage, Montesquieu a bien entendu fait une analyse de la situation historique très précise qui a été celle de l’Empire romain, mais il est permis d’y lire en filigrane la conceptualisation de tout empire caractérisé par des phases d’apogée et de chute. C’est ce qui intéresse particulièrement Tahtawi, dans la mesure où il cherche à mieux comprendre les bouleversements politiques et sociaux que connaît l’Empire ottoman. S’il est un érudit passionné par toutes les formes de savoir, il n’en reste pas moins un observateur de son époque, et ses traductions sont pour lui un moyen de mieux comprendre la situation politique dans laquelle il se situe. Par ailleurs, dans les années 1850, il œuvre beaucoup pour la publication des grands classiques arabes (et notamment les ouvrages d’Ibn Khaldoun), ce qui témoigne de son attachement profond à la tradition intellectuelle arabe. Il est ainsi toujours en quête d’un élargissement de ses horizons dans le but de mieux aider à la réforme de son propre pays, et en puisant toujours dans la tradition arabe.
Son intérêt pour les affaires politiques sera d’ailleurs peut-être en cause dans le conflit qui l’oppose au dirigeant de l’Egypte dès 1850. En effet, à cette époque, son protecteur, Muhammad Ali, est mort, et a été remplacé par ‘Abbas [4] qui ferme l’Ecole des Langues, et envoie Tahtawi à Khartoum. Il y reste jusqu’en 1854, date qui met à un terme à ce qu’il perçoit comme un véritable exil. Le travail qui l’occupe pendant cette période est tout à fait intéressant pour voir à quel point le choix des ouvrages qu’il traduit est mû par ses orientations personnelles. Il traduit en effet le Télémaque de Fénelon, dans lequel l’auteur français avait déployé une critique masquée de la tyrannie de Louis XIV. Les critiques ainsi adressées au roi de France sont tout à fait semblables à celles que Tahtawi fait à ‘Abbas, qui brille par une méconnaissance parfaite de son pays selon lui, ce qui le conduit à faire preuve de l’injustice la plus flagrante dans la conduite des affaires politiques.
Bien qu’il manifeste un intérêt prononcé pour les évolutions politiques européennes, son objet premier reste l’Empire ottoman, et l’Egypte. C’est la situation de son pays qu’il chercher à comprendre, théoriser et modifier. C’est en ce sens qu’il ne renonce pas au socle islamique traditionnel, qu’il cherche à nourrir d’une pensée qui puise dans les Lumières françaises, tout en préservant son originalité. Ainsi, il cherche à mettre en évidence les points de rencontre entre les deux courants de pensée. L’idéal libéral des Lumières selon lequel l’homme doit être un citoyen libre qui ne peut se réaliser que dans une société guidée par un principe de justice trouve un écho fondamental dans la pensée islamique traditionnelle.
Si Tahtawi est profondément influencé par certains principes des Lumières, son approche de l’Etat correspond à un « point de vue islamique conventionnel » comme le note Albert Hourani A. Hourani, op. cit. p. 73.. Il dresse en effet le portrait d’un monarque qui aurait le pouvoir exécutif absolu, mais en ferait un bon usage. Le gouvernement du peuple ne lui semble pas applicable en Egypte, et il faut préférer un chef éclairé. Tahtawi réfléchit alors à l’organisation des pouvoirs en mêlant la pensée de Montesquieu et l’idée traditionnelle de séparation de la société en « ordres ». Il est ainsi tout à fait étonnant de remarquer avec Albert Hourani que Tahtawi tente d’expliquer la Shari‘a à l’aide de la séparation des « trois pouvoirs » chez Montesquieu. Ainsi, le monarque doit écouter les conseils de la classe des savants religieux, les oulémas. La mise en commun de la tradition islamique et des Lumières s’observe donc au niveau général et formel de l’organisation des pouvoirs. On peut également la trouver dans la définition du rôle des oulémas eux-mêmes.
Tahtawi considère en effet que les oulémas ont pour premier rôle d’adapter la Shari‘a à la modernité, et doivent pour cela commencer par se renseigner sur les savoirs modernes. Il critique en effet le conservatisme de l’université al-Azhar, centre du savoir islamique. Selon lui, l’islam lui-même gagnerait à se penser en relation avec les sciences modernes. L’islam peut ainsi être l’objet d’interprétations, et la sienne va dans le sens d’une grande proximité de la loi islamique et du droit naturel tel qu’il a été pensé par la philosophie des Lumières. Tahtawi déplore en somme un arrêt récent de la pensée dans le monde islamique. Il n’est pas du tout favorable à une rupture avec la loi islamique, mais il juge au contraire nécessaire de l’appréhender comme un objet de pensée, soumis aux changements.
Il faut également noter que le rôle fondamental qu’il accorde aux oulémas n’est pas uniquement dû à la centralité du savoir religieux. D’un point de vue plus directement historique et politique, les oulémas étaient souvent recrutés dans la population égyptienne. Leur accorder un certain pouvoir politique permettait donc aussi de contrebalancer le pouvoir ottoman. Il y a donc dans ce choix de Tahtawi la présence d’un nationalisme égyptien qu’il ne faut pas négliger.
Tahtawi était un traducteur hors pair, mais également un grand théoricien de l’éducation. Or, si l’éducation avait chez lui un rôle si important, c’est parce qu’elle forme la personnalité des futurs citoyens, auxquels il faut avant tout enseigner « l’amour de la patrie », ou hubb al-watan. Ce patriotisme se présente comme le ferment de la solidarité sociale, qui ne peut être qu’une solidarité nationale. L’expression alors employée par Tahtawi est directement issue de Montesquieu, qui voyait « l’amour de la patrie » comme la première vertu politique des Romains. Or, cette « patrie » n’est pas arabe, elle est égyptienne. Tahtawi entend en effet mettre en évidence la continuité historique de l’Egypte, depuis les Pharaons jusqu’à l’âge islamique et moderne. Albert Hourani note alors qu’il est significatif d’observer la structure de l’argumentation de Tahtawi, qui procède par la succession de commentaires de hadiths [5] choisis et de références à la vie de l’Egypte antique, source d’éléments fondamentaux de la civilisation. Il y a donc un grand intérêt à étudier la période préislamique selon Tahtawi.
La communauté première à laquelle il convient d’appartenir n’est pas la communauté islamique, mais la communauté égyptienne. L’Egypte est une communauté à part entière, indépendamment de sa définition religieuse par l’islam. C’est pourquoi Tahtawi sera très libéral dans son approche des minorités juives et chrétiennes, ahl al-dhimma, ou « peuples protégés ». Son amour de la patrie le pousse donc à promouvoir un patriotisme ouvert qui vise plus un idéal d’universalité qu’un renfermement sur soi.
Tahtawi incarne la rencontre intellectuelle entre la modernité politique telle qu’elle a été pensée en Occident, et la tradition islamique qui continue de jouer pleinement son rôle dans l’Egypte du XIXe siècle. Avant lui, aucun intellectuel arabe n’avait formalisé de façon si systématique cette convergence. Après lui, les écrits sur la question seront nombreux, et viendront nourrir ce mouvement appelé la Nahda. Il y a en ce sens un avant et un après Tahtawi. C’est la raison pour laquelle il est considéré par les historiens de la période comme un véritable pionnier, qui a donné ses premiers balbutiements à la Nahda.
Tahtawi a donc été un personnage très important pour l’histoire de la pensée politique arabe. Ne désavouant jamais l’enseignement islamique traditionnel qu’il a reçu, il en fait au contraire une force, en montrant comment celui-ci mérite d’être prolongé par la pensée moderne, plutôt que de s’opposer à elle. Il a nourri les échanges culturels et intellectuels entre l’Europe et le monde islamique par ses nombreuses traductions. Il a en outre frayé une voie pour les intellectuels du monde arabo-musulman soucieux de ne pas abandonner l’héritage culturel qui est le leur tout en étant conscients de la nécessité de penser le monde moderne. Il a enfin formalisé de façon plus systématique l’idée d’une nation égyptienne, et est en cela un précurseur des évolutions politiques du XXe siècle. Si la vie et la pensée de Tahtawi marquent une étape importante, cela n’est pas parce qu’elles réveillent la « pensée arabe » (de nombreux historiens soulignent en effet le danger qu’il y aurait à croire que celle-ci s’était éteinte depuis le XIIIe siècle). Si Tahtawi est si important, c’est avant tout parce que sa vie est contemporaine des évolutions politiques fondamentales que connaît le monde arabe, puisqu’il écrit à l’époque où l’Empire ottoman tente de survivre par le mouvement des « tanzimats ». En ce sens, il a véritablement accompagné un mouvement politique et social par la pensée, et a ouvert la voie à de nombreux penseurs, qui seront a posteriori classés eux aussi dans le groupe des intellectuels de la Nahda.
Bibliographie :
– Albert Hourani, Arabic thought in the liberal age 1798 – 1939, Cambridge University Press, 1983.
– Rifa‘a al-Tahtawi, L’Or de Paris, Actes Sud, 2012.
– Cours de Samy Dorlian, « Histoire des idées politiques dans le monde arabe contemporain », ENS, 2011-2012.
Ines Aït Mokhtar
Ines Aït Mokhtar est écrivaine et chercheure indépendante. Agrégée de philosophie et docteure en théorie politique de l’Université de Cambridge, elle s’intéresse à l’histoire des mondes arabes, et notamment aux sources intellectuelles et esthétiques de la modernité politique arabe.
Notes
[1] Al-Azhar est à la fois une mosquée et une université, située au Caire. Il s’agit encore aujourd’hui du plus grand centre de savoir islamique au monde.
[2] A. Hourani, Arabic thought in the liberal age.
[3] Le terme « imam » désigne celui qui dirige la prière, mais peut tout aussi bien faire référence au savant religieux qui guide une communauté particulière dans un cadre donné. C’était sans doute le cas de Tahtawi à Paris.
[4] ‘Abbas, petit-fils de Muhammad Ali, sera vice-roi d’Egypte de 1848 à 1854.
[5] Un hadith est une parole attribuée au prophète Mahomet. Les hadiths ne sont pas des paroles divines, mais forment, avec le Coran, la sunna.
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