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Mehmet II le Conquérant (1432-1481)

Par Tatiana Pignon
Publié le 04/04/2013 • modifié le 27/01/2023 • Durée de lecture : 7 minutes

"Portrait du sultan Mehmet II (ou Mehmed ou Mohammed ou Muhammad II Fatih) dit le Conquerant (1432-1481)" Manuscrit. Venise, Biblioteca Marciana (pse17135) ©Electa/Leemage.

Leemage via AFP

Une accession au trône précoce et mouvementée

Fils du sultan Murad II (1404-1451), Mehmet II est né le 30 mars 1432 à Édirne [1], en Thrace, qui était alors la capitale de l’Empire ottoman. Devenu gouverneur d’Amasya – ville natale de son père – à l’âge de onze ans, selon la coutume ottomane qui considérait cette promotion comme une préparation à la charge héréditaire de sultan, Mehmet dispose également d’un grand nombre de professeurs qui lui dispensent un enseignement approfondi, notamment en matière de sciences religieuses. De cette formation, il conservera deux éléments principaux : un grand attachement à la charia ou loi islamique, d’une part, et de l’autre, la notion de jihâd ou guerre sainte, qui signifie très vite pour lui la guerre contre l’Empire byzantin, dernière puissance chrétienne d’Orient. La même année de son envoi à Amasya, en 1444, son père abdique en sa faveur, probablement en raison de son grand chagrin face à la mort de son fils préféré, Aladdin, et se retire en Anatolie pour y mener une vie contemplative. À douze ans, le jeune Mehmet se retrouve donc à la tête d’un Empire très vite mis en danger : en effet, profitant de la jeunesse et de l’inexpérience supposée du nouveau sultan, le roi de Hongrie, Ulaszlo Ier, rompt la paix dite « de Szeged » conclue en août 1444 avec Murad II et lance, avec l’appui du pape de Rome, une nouvelle croisade contre l’Empire ottoman. Lorsque les armées chrétiennes traversent le Danube et viennent assiéger Varna (ville de Bulgarie sous la coupe ottomane), Mehmet demande à son père de reprendre le pouvoir, et, face à son refus, use de son autorité de sultan pour lui ordonner de venir commander les armées, ce qui lui permet d’emporter la victoire à la bataille de Varna, en novembre 1444. À la suite de cet épisode, une révolte des janissaires [2] encouragée par le grand vizir de l’époque, Çandarl ? Halil Pacha, grand rival du précepteur de Mehmet et donc opposé à son pouvoir, ramène Murad II sur le trône en 1446, tandis que Mehmet se retire à Amasya. Ce n’est qu’à la mort de son père en 1451 qu’il accède définitivement au pouvoir, à l’âge de dix-neuf ans.

Mehmet le Conquérant et l’expansion d’un Empire intercontinental

À ce moment, Mehmet II est un jeune homme accompli, formé à l’art de la guerre aussi bien qu’aux sciences religieuses et de l’esprit. Son père ayant vaincu les principaux ennemis immédiats de l’Empire ottoman, les Hongrois à l’Ouest et les Karamanides [3] à l’Est, c’est vers l’Empire byzantin que se tourne Mehmet, qui conserve présente à l’esprit la théorie de la guerre sainte à mener contre les infidèles et pour la gloire de l’islam. Son but affiché est dès l’abord Constantinople, qui, malgré plusieurs tentatives de la part des pouvoirs islamiques (en 674-678, en 717-718, puis en 1395 et en 1422), n’avait jamais pu être prise aux Byzantins. Dans cette optique, il s’emploie à renforcer l’armée et d’abord la marine ottomane, et passe des accords avec la Hongrie et la République de Venise afin de s’assurer de leur neutralité ; en 1452, il fait construire la forteresse de Rumeli Hisar ? sur la rive européenne du Bosphore, qui vient compléter celle d’Anadolu Hisar ? construite à la fin du XIVe siècle par Bayezid Ier et lui assure le contrôle absolu du Bosphore. Il développe enfin la puissance de frappe de son armée, en construisant une flotte de 31 galères ainsi que des canons particulièrement performants pour l’époque. Au terme de ces deux ans de préparatifs, Mehmet II commence le siège de Constantinople le 6 avril 1453 en tant que commandant en chef des armées ottomanes, et prend la ville en moins de deux mois, faisant par la même occasion tomber un Empire byzantin déjà largement affaibli ; dès lors, il lance des travaux de restauration de grande ampleur, pour en faire sa capitale sous le nom nouveau d’Istanbul, marquant la rupture avec l’époque byzantine.

Si la chute de Constantinople, qui date la fin du plus grand empire chrétien jusqu’alors existant – présent en Orient depuis quinze siècles – est un véritable traumatisme en Europe, Mehmet II ne s’arrête pas là et, fort de cette réussite, étend de plus en plus les frontières ottomanes. Digne de son surnom de « Fatih », « le Conquérant », il s’assure le contrôle de la Serbie en 1459, de Lesbos en 1462, de la Bosnie l’année suivante, de l’Albanie en 1479 et enfin de la Moldavie, ainsi que des comptoirs commerciaux génois de la mer Égée – notamment celle de Galata, qui donne son nom à un quartier d’Istanbul ; il lance également plusieurs expéditions en Hongrie, en Valachie, à Rhodes et jusqu’à la ville d’Italie du Sud d’Otrante en 1480. À l’Est, il assure pour longtemps la domination ottomane sur une Anatolie réunifiée en vainquant d’abord l’Empire de Trébizonde, dernier vestige de l’Empire Romain d’Orient, en 1461, puis le chef des Moutons Blancs Turcomans [4], Uzun Hasan, en 1473, et enfin les Karamanides en 1474. C’est d’ailleurs en Anatolie qu’il meurt empoisonné, en 1481.

Un « sultan éclairé »

Outre ses fameuses conquêtes militaires, Mehmet II fut aussi un sultan éclairé, grand bâtisseur, administrateur et promoteur des arts. Dès sa prise de Constantinople, il lance des travaux de restauration de grande ampleur, transformant notamment la cathédrale Sainte-Sophie en mosquée et établissant un don régulier de 14 000 ducats par an pour son entretien. De plus, ayant agrandi la ville par ses conquêtes sur les Grecs et les Génois, il impulse une politique de repopulation de la cité : il rend ainsi leurs habitations aux commerçants grecs et génois de Galata et garantit leur sécurité, tandis que des musulmans et des chrétiens des régions environnantes sont forcés de s’installer dans la nouvelle Istanbul ottomane. Dès 1454, pour attirer les populations et faire de sa capitale une ville cosmopolite, il rétablit à Istanbul le patriarche de l’Église grecque-orthodoxe, nomme un grand rabbin et installe également un patriarche arménien ; c’est lui qui instaure les millet, ces trois communautés confessionnelles (grecque-orthodoxe ou « rûm », juive, et arménienne) officiellement reconnues et disposant, en échange d’obligations sérieuses, de la protection de l’État et du droit de pratiquer leur culte librement. Il demande même au patriarche de Constantinople de rédiger un exposé de la foi chrétienne qu’il fait traduire en turc, et émet en 1463 un firman (décret) garantissant aux Franciscains bosniens une complète liberté de religion et de mouvement au sein de l’Empire. Il assure également le développement économique d’Istanbul en fondant des commerces dans les principaux quartiers. À la cour ottomane sont aussi amenés des érudits grecs, des humanistes italiens, des poètes, des artistes d’horizons divers – la décoration de son palais est ainsi confiée au Vénitien Gentile Bellini à qui il commande également un portrait, et il y installe une immense bibliothèque ; la plupart des œuvres littéraires de l’époque étant écrites en latin ou en grec, il en fait traduire un certain nombre en turc, et encourage les mathématiques et l’astronomie aussi bien que la théologie. Il fait aussi construire une grande mosquée – celle qui porte encore aujourd’hui son nom –, érigée entre 1463 et 1470 sur les ruines de l’ancienne Église des Apôtres, où étaient enterrés les empereurs byzantins. Toutes ces politiques sont d’une efficacité remarquable, puisque dès le tournant du XVIe siècle, Istanbul s’impose comme la plus grande ville d’Europe.
Mehmet II est aussi un grand gestionnaire de l’État, qui réorganise l’administration ottomane et introduit pour la première fois une codification écrite : ces deux textes qu’il rédige, un code organisant la législation civile et pénale et une Constitution, forment le noyau dur de toute la législation ottomane ultérieure. Il s’inspire de l’organisation byzantine pour améliorer l’efficacité de l’administration, et est le premier à introduire le mot « politique » en arabe, sous le terme de « siyâsah » qui signifie aussi « gouvernement ». Enfin, il consolide l’armée en s’appuyant sur le système déjà utilisé par ses prédécesseurs d’enlèvement de jeunes gens dans les provinces conquises, convertis à l’islam et formés à Istanbul pour devenir des soldats ottomans.

Le sultan Mehmet II est donc bien plus que le seul conquérant de Constantinople ; victorieux en Europe comme en Asie sur de larges territoires, il anéantit bien plus d’une puissance étrangère au cours de son règne et en met plusieurs autres – comme la Hongrie ou les cités italiennes – en péril. Mais il mérite aussi pleinement le titre de « sultan éclairé », non seulement en raison de sa propre éducation, mais parce qu’il parvient à modeler ce vaste territoire en un véritable Empire organisé et efficace. Faisant d’Istanbul la première ville d’Europe, il parvient par une politique habile d’alliances à relancer l’économie ottomane, et est le premier à promouvoir un modèle socio-politique original pour l’Empire ottoman, à travers notamment la création des millet qui garantissent la liberté religieuse sous l’égide du sultan et l’élaboration d’une codification qui servira de repère législatif jusqu’au XIXe siècle au moins.

Bibliographie :
 Franz Babinger, Mehmed the Conqueror and His Time, Princeton, Princeton University Press, 1992, 572 pages.
 Roger Crowley, 1453 : The Holy War for Constantinople and the Clash of Islam and the West, Hyperion, 2006, 336 pages.
 John Freely, The Grand Turk : Sultan Mehmet II – Conqueror of Constantinople and Master of an Empire, Overlook TP, 2010, 265 pages.
 Jason Goodwin, Lords of the Horizons : A History of the Ottoman Empire, Picador, 2003, 368 pages.
 Robert Mantran (dir.), Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, 810 pages.
 Steven Runciman, The Fall of Constantinople : 1453, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, 270 pages.
 Stanford Jay Staw, Histoire de l’Empire ottoman et de la Turquie, tome 1, Roanne, Éditions Horvath, 1983, 427 pages.

Publié le 04/04/2013


Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.


 


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