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Rapprochements et marginalisations autour du gaz en Méditerranée orientale (1/2)

Par Rémi Carcélès
Publié le 10/07/2019 • modifié le 18/07/2019 • Durée de lecture : 9 minutes

sraeli Prime Minister Benjamin Netanyahu is seen during the inauguration of the newly-arrived foundation platform for the Leviathan natural gas field in the Mediterranean Sea, about 130 kilometres (81 miles) west of the coast of the Israeli city of Haifa, on January 31, 2019.

Marc Israel SELLEM / POOL / AFP

Ce rapprochement éclaire dès lors l’importance prise par l’est de la Méditerranée en termes de réserves d’hydrocarbures au cours des quinze dernières années, mais aussi les capacités de rapprochement politique dans le voisinage du fait des bénéfices financiers et politiques espérés par chacun des acteurs. Seule ombre au tableau : l’absence des trois pays riverains de cette région orientale de la Méditerranée : le Liban, la Syrie et la Turquie.

L’annonce de la création de cette ligue énergétique permet également d’illustrer les rapports de force récemment (ré)apparus entre les puissances locales : cet accord vient confirmer que l’Égypte compte se faire ré-entendre au Proche-Orient, au fur et à mesure de la consolidation du pouvoir du Président al-Sissi et de la re-construction d’une bonne entente entre Le Caire et Tel-Aviv. Le renforcement de cet axe diplomatique entre l’État hébreu et l’Egypte semble alors être le principal pilier de cette nouvelle alliance, dans la mesure où il est le symbole des bonnes relations qu’Israël entend désormais mener avec certains de ses voisins, après une décennie compliquée.

Dans ce contexte géopolitique complexe qui influence les enjeux énergétiques, le gaz est-il un élément géopolitique pacificateur ou amplificateur des antagonismes existants ?

Israël, pionnier en mal d’alliés

En 2009, Israël annonce avoir découvert des gisements d’environ 217 milliards de mètres cubes de gaz naturel au large de ses côtes en Méditerranée orientale (Tamar 2) (3). L’année suivante, la nouvelle de la détection de réserves encore plus importantes avec le Léviathan, représentant près de 450 milliards de mètres cubes (4), renforce l’ambition israélienne de se servir de cette nouvelle ressource comme d’un outil politique, l’indépendance énergétique étant assurée. Désormais potentiel pays exportateur d’hydrocarbures (5), Israël entend se servir de son surplus pour resserrer les liens d’interdépendance avec ses alliés tout en en créant de nouveaux avec ses voisins. Pour transporter sa production malgré son isolement régional, la logique voudrait que l’État hébreu se tourne vers un de ses rares alliés en mesure de servir de pays de transit vers le marché européen : la Turquie.

Ayant longtemps entretenu de bons rapports avec Tel-Aviv depuis 1948 (6), Ankara est également la capitale d’un territoire au carrefour des enjeux énergétiques mondiaux. La Turquie ambitionne ainsi depuis le début des années 1990 de devenir un hub énergétique (7), un intermédiaire indispensable au flux mondial d’hydrocarbures par sa place centrale dans les voies de transport. Cette politique s’illustre ainsi par des projets de gazoducs prévus sur le territoire turc depuis une quinzaine d’années, ainsi que par le développement de plateformes multimodales sur les ports d’Izmir (8) et de Ceyhan (9).

Cette volonté de se rendre indispensable au commerce énergétique mondial s’appuyait principalement jusqu’au début des années 2010 sur un projet de gazoduc gigantesque, devant permettre à l’Union européenne de contourner sa traditionnelle route russo-ukrainienne d’approvisionnement en hydrocarbures : Nabucco (10). Né suite aux conflits récurrents opposant la Russie à l’Ukraine depuis 2004, et affectant l’acheminement du gaz en Europe, ce projet devait en effet relier le gisement gazier Shah Deniz d’Azerbaïdjan à l’Europe centrale en traversant la Turquie, à hauteur de 31 milliards de mètres cubes par an (11). Soit un peu moins de 7% de la consommation annuelle gazière de l’Union européenne en 2013, dont environ 15% (12) serait prélevé par un État turc voulant également réduire sa dépendance au gaz russe (13) en multipliant ses propres sources de livraisons énergétiques. Une volonté à laquelle la découverte des gisements israéliens et la proximité autant géographie qu’historique entre les deux pays auraient pu permettre de répondre si leurs relations étaient restées au beau fixe.

Or, depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, menée par Recep Tayyip Erdogan en 2002, les relations entre les deux pays ne vont cesser de se dégrader suite à la position pro-palestinienne du gouvernement turc. Le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, qui souhaite asseoir son envergure politique, se sert alors de cette cause pour se poser en nouveau leader du monde musulman (14), comme lorsqu’il s’en prend verbalement au Président de l’État hébreu, Shimon Peres, à propos du cas palestinien lors du Forum Économique de Davos en 2009 (15). Ces tensions vont même atteindre un point de non-retour et l’arrêt de toutes relations diplomatiques un an plus tard, lorsque des ressortissants turcs sont tués par des militaires israéliens sur leur navire Mavi Marmara, alors qu’ils tentaient de forcer le blocus de la Bande de Gaza pour y apporter du matériel humanitaire (16).

En outre, les Printemps arabes voient les Frères musulmans arriver au pouvoir en Égypte en 2012, avec Mohamed Morsi et sa rhétorique anti-israélienne (17). Or, l’Égypte était jusque là l’autre principal allié historique d’Israël au Proche-Orient depuis la signature des accords de paix entre les deux pays à Camp David en 1978 (18). Une relation reposant sur des intérêts communs (19), comme l’Arab Gas Pipeline commissionné en 2003 pour acheminer du gaz naturel égyptien à destination de la Jordanie, de la Syrie, du Liban et d’Israël (20). Ce réseau déjà existant aurait alors pu servir de base à une coopération énergétique étendue aux exportations cette fois-ci israéliennes, mais la révolution ouvrant la porte à l’islamisme radical en Égypte va rapidement avoir raison du bon fonctionnement des relations énergétiques entre les deux voisins. Puisque si le nouveau pouvoir égyptien n’ose pas forcément mettre à mal directement ses échanges avec l’État hébreu pour des raisons autant économiques que politiques (21), il va se servir d’une montée du djihadisme près du tracé du gazoduc dans le Sinaï (22) pour couper ses exportations de gaz naturel (23).

Or, si les nouvelles tensions entre Tel-Aviv et Le Caire viennent s’ajouter à celles récemment apparues avec Ankara et rendent impossible tout projet de gazoducs prenant sa source en Israël, un autre pays jusqu’ici extérieure à ces enjeux y fait son apparition : Chypre.

Chypre, île en eaux troubles

En 2011, la petite île membre de l’Union européenne annonce à son tour la découverte d’un gisement nommé Aphrodite, aux réserves de gaz naturel estimées entre 140 et 230 milliards de mètres cubes (24), qui lui permettraient de subvenir aux besoins de ses 800 000 habitants et d’en revendre le surplus. Historiquement ennemie de la Turquie, dont les forces armées occupent toujours la moitié nord de l’île, Chypre n’entretenait jusque là que peu de relations avec l’État hébreu (25). La brouille entre Ankara et Tel-Aviv pousse alors Nicosie à se rapprocher d’Israël pour établir un moyen de transport et d’exportation commun (26) à destination d’un continent européen particulièrement énergivore. Puisque si le projet Nabucco cité précédemment apparaît toujours à l’époque comme le principal moyen de diminuer la dépendance de l’Union européenne au gaz en provenance de Russie, Bruxelles continue de chercher d’autres sources d’approvisionnement (27). Son objectif est en effet de ne pas se retrouver trop dépendante de ses seuls voisins turco-azéris. Chypre, entrée dans l’Union en 2004, représente alors une opportunité de réduire la dépendance énergétique de l’ensemble des 27 États membres. Entretenant de bonnes relations avec la Grèce, elle aussi en conflit avec la Turquie pour des questions de territoires insulaires et maritimes (28), Chypre se retrouve en 2015 au centre d’un projet de gazoduc EastMed devant relier Israël à l’Union européenne en passant par son territoire, la Grèce puis l’Italie via l’extension Poséidon, pour un flux estimé entre 12 et 16 milliards de mètres cubes par an (29).

Cependant, alors que l’État hébreu semblait avoir trouvé un moyen d’exporter son gaz naturel par ce projet chypriote, plusieurs obstacles demeurent : premièrement, le coût de ce tracé sous-marin, estimé à 6 milliards d’euros (30), ne rend pas forcément intéressant pour les consommateurs l’achat du gaz en provenance de Nicosie et de Tel-Aviv ; deuxièmement, les problèmes juridiques relevant de la délimitation des territoires maritimes qui entravent autant la construction du gazoduc que l’exploitation des gisements, qu’ils soient chypriotes ou israéliens (31). En effet, les États de la région ne sont pour la plupart pas d’accord entre eux au sujet du tracé de leurs frontières maritimes respectives. Ainsi, si Israël et Chypre se sont entendus dès 2010 sur le partage estimé le plus juste (32), ce n’est pas le cas du Liban et de la Turquie.

Les Libanais revendiquent en effet leurs droits sur les découvertes gazières de l’État hébreu dans la mesure où aucun accord sur les frontières maritimes des deux voisins, toujours officieusement en guerre malgré la signature d’un armistice en 1949, n’a été ratifié (33). Beyrouth, en pleine crise économique et frappée par des coupures d’électricité souhaiterait elle aussi toucher sa part du gâteau énergétique trouvé en Méditerranée orientale (34).L’exécutif libanais a alors fait appel à un arbitrage international pour que la délimitation de ses frontières avec son voisin soit une fois pour toute entérinée (35). L’ONU et la diplomatie américaine ont ainsi été mandatés pour mener les négociations (36). En parallèle, la Grèce et Chypre se sont à leur tour rapprochés du Liban pour servir également de médiateurs entre Beyrouth et Tel-Aviv, afin de garantir la faisabilité du projet EastMed (37).

Du côté turc, on réfute jusqu’à l’existence d’une Zone Économique Exclusive (ZEE) qui permettrait à Chypre de s’approprier des territoires ou des ressources en mer tant que le conflit en cours sur l’île n’est pas résolu (38). Or, selon la Convention du Droit de la Mer, un État ne peut exercer légitimement et souverainement ses droits d’usages et d’exploitations que s’il s’est au préalable mis d’accord sur sa délimitation avec les autres États riverains de la zone pouvant également revendiquer leurs droits. De ce fait, le conflit en cours entre populations chypriotes hellénophones et turcophones depuis l’indépendance, acquise sur le Royaume-Uni en 1960, empêche toute avancée sur le dossier des gisements gaziers récemment découverts. Ainsi, en 1974, une milice proche du régime des colonels alors au pouvoir en Grèce renverse la présidence afin d’acter le rattachement de l’île à Athènes. Une tentative de coup d’État qui pousse la Turquie à intervenir officiellement à son tour dans le conflit en envoyant des troupes dans la partie nord du pays, arguant de la défense de la minorité turque qui y réside. Refusant tout conflit militaire ouvert avec Ankara, la Grèce voit son régime autoritaire s’effondrer suite à ce qui apparaît comme une preuve de faiblesse pour les nationalistes les plus radicaux. Le pouvoir chypriote est restauré à Nicosie mais la Turquie refuse de se retirer tant que les droits de sa minorité n’auront pas été plus garantis. L’île est depuis divisée entre l’ancien État chypriote à majorité grecque et la République turque de Chypre-Nord, séparée par un no man’s land géré par l’ONU. Cette situation n’a pas évolué depuis en raison des nationalismes gréco-turcs qui empêchent toute réconciliation et mise en place de frontières maritimes acceptées par les deux pays.

Lire la partie 2

Notes :
(1) SAIED, Mohamed. "Is new energy league an alliance against Ankara ?", Al-Monitor, 24 janvier 2019.
(2) GIL, Inès. "Course au gaz en Méditerranée Orientale : nouvelle donne pour Israël", Les clés du Moyen-Orient, 20 novembre 2018.
(3) BAR-ELI, Avi. "Tamar offshore field promises even more gas than expected", Haaretz, 12 août 2009.
(4) KOREN, Hillel. "Leviathan may be three times larger than Tamar", Globes, 26 septembre 2010.
(5) ANSELLEM, David. "Israël, nouveau producteur de gaz ? Enjeux et conséquences géopolitiques" Moyen-Orient, juillet-septembre 2011, N°11, pp. 78-83.
(6) GANEM, Élise. L’Axe Israël-Turquie. Vers une nouvelle dynamique proche-orientale ?, Paris, L’Harmattan, 2005.
(7) CHUVIN, Pierre. “La Turquie : futur hub énergétique de l’Europe ?”, Revue Tiers Monde, 2008 / 2, N°194, pp. 359-370.
(8) "Turquie : Inauguration de la Raffinerie STAR", TRT, 19 octobre 2018.
(9) THUMANN, Michael. "Die neue mitte", Die Zeit, 10 septembre 2009.
(10) EISENBAUM, Boris. "Le point sur Nabucco", Les Cahiers de l’Orient, vol. 101, N°1, 2011, pp. 47-58.
(11) PICARD, Maurin. "Étape décisive pour le gazoduc européen Nabucco", Le Figaro, 13 juillet 2009.
(12) "En 2013, l’UE a encore augmenté sa consommation de gaz… russe", Challenges, 18 mars 2014. BODARD, Etienne. "Nabucco, un accord dans les tuyaux", L’Express, 12 juillet 2009.
(13) DEMIRYOL, Tolga. "The Geopolitics of Energy Cooperation between Turkey and the European Union", L’Europe en Formation, vol. 367, N°1, 2013, pp. 109-134.
(14) "Comment Erdogan joue des palestiniens", L’Humanité, 1er juin 2018.
(15) BENHOLD, Katrin. "Leaders of Turkey and Israel Clash at Davos Panel", The New York Times, 29 janvier 2009.
(16) MATTHIEUSSENT, Dephine. "La Turquie et Israël en instance de divorce", Libération, 8 septembre 2011.
(17) KRIEGEL, Danièle. "Morsi, le cauchemar des israéliens", Le Point, 28 juin 2012.
(18) ANMUTH, Sophie. "Histoire des relations entre l’Egypte et Israel, la paix froide (2/2) : le long chemin vers la paix sous Sadate et Moubarak (1970-2011)", Les Clés du Moyen-Orient, 25 novembre 2011.
(19) TOBI, Youssef. "Egypte-Israël : Quand l’histoire sépare, les intérêts rapprochent", Policy Center, 4 février 2019.
(20) STONAKER, Mary E. "Energy infrastructure as a diplomatic tool : the Arab Gas Pipeline", Journal of Energy Security, 14 décembre 2010.
(21) SALEM, Mona. "Egypte-Israël : 40 ans après le traité, une relation à toute épreuve", L’Orient-Le Jour, 26 mars 2019.
(22) "New attack on Egypt gas pipeline to Israel and Jordan", BBC, 10 novembre 2011.
(23) RABINOVITCH, Ari. "Egypt cancels gas deal with Israel", Reuters, 23 avril 2012.
(24) PERRIGEUR, Elisa. "A Chypre, les promesses d’Aphrodite enflamment le Levant", La Tribune, 9 aout 2013.
(25) "Getting friendly", The Economist, 18 février 2012.
(26) BERTHELOT, Pierre. "La coopération énergétique israélo-chypriote", Confluences Méditerranée, 2014, vol. 4, N°91, pp. 107-119.
(27) MERCHET, Jean-Dominique. "L’enjeu des nouvelles réserves de gaz en Méditerranée Orientale", L’Opinion, 1er avril 2014.
(28) KADRITZKE, Niels. "Kriegsgeheul in der Ägäis", Le Monde Diplomatique, 6 avril 2017.
(29) TOSSERI, Olivier. "Israël et l’Italie bientôt reliés par un gazoduc sous-marin géant", Les Echos, 5 décembre 2017.
(30) BUTET, Maxime. "Construction du gazoduc EastMed : accord israélo-chypriote-grec", Les Yeux du Monde, 27 janvier 2019.
(31) MAZUCCHI, Nicolas. "Gazoduc East Med : quel rôle pour la coopération énergétique en Méditerranée orientale ?", IRIS, 19 juin 2017.
(32) SERJANIAN, Jean. "Chypre : gisements gaziers sources de rivalité", France TV, 15 novembre 2012.
(33) DAOU, Marc. "Conflit avec Israël, risque de corruption… le gaz libanais en eaux troubles", France 24, 2 mars 2018.
(34) KHALIFEH, Paul. "Quand le Liban se rêve en exportateur de gaz et de pétrole", RFI, 26 février 2018.
(35) EL BACHA, François. "Liban, une histoire d’eau, de pétrole et de gaz", Libnanews, 12 décembre 2017.
(36) ANTONIOS, Zeina. "Dernière ligne droite pour le tracé des frontières maritimes et terrestres entre Israël et le Liban ?", L’Orient-Le Jour, 13 juin 2019.
(37) BLUM, Shraga. "La Grèce et Chypre médiateurs entre Israël et le Liban", LPH Info, 24 avril 2019.
(38) MACARON, Joe. "Montée des tensions autour du gaz en Méditerranée", Orient XXI, 5 mars 2018.

Publié le 10/07/2019


Rémi Carcélès est doctorant en science politique à l’Université d’Aix-Marseille au sein du Centre méditerranéen de sociologie, de science politique et d’histoire (MESOPOLHIS) et fellow de l’Institut Convergences Migrations (ICM). Travaillant sur l’insertion des mobilisations politiques transnationales en contexte migratoire, il est également chargé d’enseignement à l’Institut d’études politiques (IEP) d’Aix-en-Provence en introduction à la science politique, relations internationales et analyse des comportements politiques. Dans cette optique, il s’intéresse tout particulièrement au suivi des mobilisations politiques en France au même titre qu’à l’analyse des évolutions géopolitiques contemporaines, notamment liées à la Turquie et ses ressortissants.


 


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