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Rapprochements et marginalisations autour du gaz en Méditerranée Orientale (2/2)

Par Rémi Carcélès
Publié le 19/07/2019 • modifié le 26/02/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Israeli Prime Minister Benjamin Netanyahu is seen during the inauguration of the newly-arrived foundation platform for the Leviathan natural gas field in the Mediterranean Sea, about 130 kilometres (81 miles) west of the coast of the Israeli city of Haifa, on January 31, 2019.

Marc Israel SELLEM / POOL / AFP

Nicosie, dont la ZEE n’est pourtant pas contestée par l’Égypte suite à la signature d’un accord (3) en 2003, et malgré des frontières maritimes qui se situent à proximité du gisement Aphrodite, se retrouve cependant dans une situation encore plus compliquée qu’Israël. En effet, la Turquie qui se fait le porte-parole de la minorité turcophone du nord de l’île depuis 1974, à travers la République Turque de Chypre nord que seule Ankara reconnaît, ne permet pas aux Chypriotes du sud d’exploiter sans son accord les réserves découvertes (4). Faute d’accord sur la réunification de l’île acceptée par le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, la marine turque a en effet pour ordre d’empêcher toute mission d’exploration sous-marine autour de l’île (5), et a fortiori toute exploitation des gisements déjà découverts (6).

Cependant, si les menaces sécuritaires au large de Chypre et d’Israël les empêchent de mener à bien leurs ambitions d’exportations énergétiques, les évolutions politiques dans la région vont mettre fin au statu quo en redéfinissant l’équilibre des puissances. C’est tout d’abord l’abandon en 2013 du tracé Nabucco, évoqué précédemment, qui va redistribuer les cartes dans le domaine énergétique, en relançant le besoin de nouvelles sources d’approvisionnement sur le continent. Enterré en raison de manque de garanties fournies par les pays producteurs, au premier rang desquels l’Azerbaïdjan qui a signé d’autres accords de livraisons entre-temps (7), ce gazoduc était en effet la tête de pont de la stratégie de diversification énergétique de l’Union européenne. De plus, dans le domaine diplomatique, l’évolution des Printemps arabes en Syrie et en Égypte affaiblit à la même époque la Turquie dans sa propre stratégie de devenir un hub énergétique, tout en provoquant un réalignement des puissances autant au Proche-Orient qu’en Méditerranée.

Réalignement géopolitique de la Turquie en direction de la Russie

La Turquie, en tant que principal soutien et modèle des forces rebelles en Syrie (8), ainsi que des Frères musulmans en Égypte (9), apparaissait comme l’une des puissances sorties gagnantes au début des Printemps arabes (10). Le gouvernement de Bachar el-Assad était en effet dénoncé pour sa décision de ne pas quitter le pouvoir à Damas, quand dans le même temps les élections démocratiques au Caire étaient vues comme la seconde étape d’une révolution populaire transnationale née en Tunisie. Cependant, l’opinion générale va rapidement tourner à la défaveur d’Ankara à mesure que la menace du terrorisme islamiste s’étend en Europe et aux États-Unis. Avec les premiers attentats perpétrés en Occident, le soutien de la Turquie aux mouvements islamistes en Syrie ou aux discours salafistes en Égypte ne sera plus vu de la même manière (11).

Les soutiens internationaux étant de moins en moins nombreux pour le nouveau gouvernement égyptien et les forces armées libres syriennes, les contre-révolutions vont reprendre l’avantage dans ces deux pays (12). Les forces armées égyptiennes amorcent dès lors leur reconquête du pouvoir au Caire (13). La Russie quant à elle va profiter du fait que Bachar el-Assad n’est plus vu comme le principal ennemi en Syrie, suite aux actes commis par Daech, pour intervenir dans le conflit à partir de 2015 (14). Bachar el-Assad ne sera plus réellement plus menacé, alors que Mohamed Morsi était déjà déclinant en juillet 2013, un an à la suite de son élection, et sera condamné à la perpétuité par le nouveau pouvoir en juin 2016.

Le modèle turc de gouvernement liant islam et démocratie échoue alors à s’exporter tout en subissant dans le même temps les premières grandes vagues d’opposition au sein même de ses frontières, suite aux manifestations de Gezi Park en 2013 (15). Déçu dans ses ambitions et menacé en interne, Recep Tayyip Erdogan choisi alors la voie de l’autoritarisme et des grands travaux pour conserver son prestige (16) : avec ou sans le soutien d’une Union européenne dont la Turquie semble de plus en plus s’éloigner, le projet de gazoduc se fera non plus sous le nom de Nabucco, mais de TANAP. Un acronyme qui signifie gazoduc trans-anatolien autant en turc qu’en azéri et qui désigne la reprise en main de la construction d’un tuyau rallongeant le tracé Bakou-Tbilissi-Erzurum. Celui-ci passe déjà depuis 2006 par la Géorgie pour relier l’est de la Turquie au gisement de gaz naturel azéri Shah Deniz, dont les réserves sont estimées à un maximum de 100 milliards de mètres cubes en mer Caspienne. Au départ censé alimenter le projet européen Nabucco, ce gaz naturel avait été concurrencé sur les prix mis en place par la Russie sur le marché européen par un autre projet de gazoduc, finalement lui-aussi annulé : South Stream (17).

Le projet South Stream avait en effet été créé pour empêcher l’Union européenne de court-circuiter le monopole gazier du géant russe Gazprom, grâce à une politique de prix inégalable et sur un trajet plus court que celui proposé pour Nabucco : 2 380 kilomètres de tuyaux passant sous la mer Noire, de la Russie vers la Bulgarie, la Serbie, la Slovénie et l’Italie, contre 3 300 de l’Azerbaïdjan vers la Turquie, la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie et l’Autriche. Néanmoins, une loi européenne de 2009 sur la concurrence énergétique acte qu’une même entreprise ne peut s’occuper de la production du gaz naturel et de la gestion de son transport. Jusqu’ici ignorée par la Commission européenne au sujet des gazoducs existant sur le territoire de l’Union, cette directive va être utilisée ici afin de favoriser le projet Nabucco, plus en phase avec la stratégie de diversification voulue par une partie des États membres (18).

Dès lors, Ankara va se tourner vers Moscou, elle-même affaiblie par Bruxelles pour relancer sa propre ambition énergétique en parallèle du projet TANAP déjà annoncé (19). Ainsi, malgré les tensions avec la Russie suite à la destruction d’un avion en provenance de ce pays par les défenses anti-aériennes turques en 2015 (20), les relations entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan se réchauffent l’année suivante. Suite à la tentative ratée de coup d’État en Turquie, qui voit les deux puissances renouer, un autre gazoduc est à son tour annoncé entre les deux pays : Turkish Stream. Reprenant le tracé de South Stream sous la mer Noire pour un flux prévu de 31,5 milliards de mètres cubes par an, ce nouveau projet consolide le retour de la stratégie de hub turc déjà réamorcé par le TANAP, lui-même venu remplacer Nabucco sur cette même base d’une trentaine de milliards de mètres cubes annuels.

Retour des États-Unis au Proche-Orient à travers l’Égypte

S’inquiétant des nouvelles ambitions russes en Méditerranée par son intervention en Syrie et le rapprochement avec la Turquie, les États-Unis et leur nouveau Président Donald Trump vont peu à peu sortir de leur retour à l’isolationnisme (21) pour ne pas laisser la situation leur échapper au Proche-Orient. Washington et ses alliés occidentaux ne tardent effectivement pas à afficher leur soutien au Maréchal al-Sissi en Égypte (22), puis approfondissent en parallèle leur alliance avec l’Arabie saoudite et Israël (23), dont les récentes actions politiques sont pourtant dénoncées par Ankara (24) ainsi qu’une partie de leurs propres opinions publiques (25). Renforcés sur la scène internationale, Le Caire et Jérusalem (nouvelle capitale de l’État hébreu du point de vue américain depuis le 14 mai 2018) entendent profiter de cette évolution pour relancer l’exploitation du gaz naturel. La tournée du secrétaire d’État Mike Pompeo au Proche-Orient en début d’année symbolise ce retour américain sur la scène internationale entre médiations libano-israéliennes sur les frontières maritimes, et premières évocations du plan de paix israélo-palestinien (26) imaginé par le gendre du Président Trump, Jared Kushner. Cette visite diplomatique ayant également comme objectif complémentaire de rassembler la majorité des pays de la région autour de cette ambition commune de profiter au maximum de l’exploitation du gaz naturel.

La découverte record en 2015 d’un gisement égyptien nommé Zohr aux réserves estimées de 850 milliards de mètres cubes vient par ailleurs renforcer les potentialités économiques autant qu’énergétiques qui reposent sur un rapprochement des pays côtiers de la Méditerranée orientale. Puisque cette annonce intervient alors que l’hypothèse d’une réouverture du gazoduc reliant Ashkélon en Israël à Port-Saïd en Égypte est évoquée entre les deux gouvernements dont les relations se sont améliorées depuis la contre-révolution du Maréchal al-Sissi (élu Président en 2014 et réélu en 2018). Or, si cette découverte ne rend plus utile l’importation de gaz naturel par l’Égypte, dont les réserves deviendraient largement suffisantes pour sa propre consommation, le flux arrivant dans le pays depuis Israël pourrait néanmoins être ré-exporté grâce aux infrastructures existantes sur ce territoire (27) : par l’Arab Gas Pipeline qui desservirait la Jordanie, le Liban et potentiellement la Syrie, mais également grâce aux deux usines de liquéfaction de gaz naturel déjà existantes sur le littoral égyptien. Israël pouvant dès lors exporter son surplus à la fois par voie terrestre et maritime, puisque l’Égypte est par ailleurs une puissance militaire (28) à même de garantir la sécurité de l’exploitation et du transport des hydrocarbures.

Dès lors, l’Égypte apparaît comme un concurrent aux ambitions turques dans la région, autant sur le plan politique qu’énergétique : la Turquie a en effet proposé dès 2014 aux Frères musulmans ayant échappé à la contre-révolution égyptienne, de se réfugier sur son territoire (29), et verrait sûrement négativement que Nicosie se tourne à son tour vers Le Caire pour remplir ses propres ambitions énergétiques. Or, c’est exactement ce que semble prévoir la signature de l’accord sur la création du Forum du Gaz en Méditerranée orientale en janvier dernier (30). Un rapprochement qui semble encore une fois soutenu par les grandes puissances occidentales, au premier rang desquelles les États-Unis qui ont d’ailleurs entériné la levée de l’embargo sur l’armement jusqu’ici en place à Chypre (31). Un vote du sénat américain vise à convaincre le gouvernement chypriote de cesser d’ouvrir ses ports aux navires russes circulant dans la région, en échange de la possibilité de se défendre contre les forces militaires turques en cas de réouverture militaire du confit autour de l’île (32).

Lire la partie 1

Notes :
(1) GIL, Inès. "Course au gaz en Méditerranée Orientale : nouvelle donne pour Israël", Les clés du Moyen-Orient, 20 novembre 2018.
STAFF, Toi. "Hezbollah issues fresh threat against Israel’s offshore gas rigs", The Times of Israel, 18 février 2018.
VELTEN, Gaspard. "Tensions autour du gaz en Méditerranée", Opinion Internationale, 18 septembre 2018.
PSAROPOULOS, John. "Cyprus drilling dispute calls for sanctions against Turkey", Al-Jazeera, 21 juin 2019.
JANSEN, Michael. "Turkey begins naval exercises near drill ship off Cyprus", The Irish Times, 14 mai 2019.
JEGO, Marie. "La Turquie bloque l’exploration de gisements de gaz au large de Chypre“, Le Monde, 13 février 2018.
SKALAMERA, Morena. "Revisiting the Nabucco Debacle : Myths and Realities", Problems of Post-Communism, vol. 65, 2016, pp. 18-36.
ZAHRA, Rahmouni Fatima. " Securitization and De-securitization : Turkey-Syria Relations since the Syrian Crisis", Asian Journal of Middle Eastern and Islamic Studies, vol. 11, N°2, 2017, pp. 27-39.
ELBAKYAN, Edgar. "Understanding Turkish Middle East Policy : The Case of Turkey-Egypt Relations in the Context of the Arab Spring", Politics and Society in the Islamic World, 2016, pp. 125-137.
YILDIZ, Tarik. "La Turquie et le Printemps Arabe", Huffington Post, 21 mai 2012.
PIERINI, Marc. "Making sense of Turkey’s foreign policy", Carnegie Endowment for International Peace, 13 décembre 2013.
DOT-POUILLARD, Nicolas. "Soulèvements arabes : la « révolution » dans ses crises", Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, vol. 138, décembre 2015.
GUIRGUIS, Laura. Egypte, révolution et contre-révolution, Presses de l’Université de Laval, 2014.
GOMART, Thomas. "Les ressorts de l’intervention russe en Syrie", Revue des Deux Mondes, septembre 2016.
MARCOU, Jean. "Le président Erdogan signe la fin du modèle turc", Le Monde Diplomatique, avril 2017.
"Turquie, Égypte, Tunisie : l’islamisme à l’épreuve du pouvoir", Courrier International, 8 novembre 2017.
RICHARD, Hélène. "South Stream, les raisons d’un abandon", Le Monde Diplomatique, mai 2015, p.6.
(18) THEUNISSEN, Benoît. "Contradictions européennes sur le projet gazier South Stream", Les Echos, 3 juillet 2014.
(19) HABAY, Laurence ; LEVY, Alexandre ; VANRIE, Pierre & CUROVIC, Kika. "Fin de South Stream : le gaz rapproche Poutine et Erdogan", Courrier International, 2 décembre 2014.
(20) "Turkey"s downing of Russian warplane – what we know“, BBC, 1er décembre 2015.
(21) D’ALANCON, François. "États-Unis : Donald Trump, champion de l’isolationnisme en politique étrangère", La Croix, 22 mars 2016.
(22) ROUX, Martin. "Sissi, l’allié incontournable de l’Occident", Slate, 3 avril 2018.
(23) THOMPSON, Jack. "La politique de Trump au Moyen-Orient", Politique de Sécurité : Analyse du CSS de Zurich, vol. 233, octobre 2018.
(24) MERCHET, Jean-Dominique. "Sous l’affaire Khashoggi, la bataille entre Turcs et Saoudiens pour le leadership de l’islam", L’Opinion, 21 octobre 2018.
(25) JEGO, Marie. "L’affaire Khashoggi nuit tellement à l’image de l’Arabie saoudite qu’elle laissera des traces", Le Monde, 24 octobre 2018.
(26) "Mike Pompeo en tournée au Moyen-Orient pour rassurer ses alliés", AFP, 8 janvier 2019.
(27) MONFLEUR, Laura. "L’Egypte après la découverte du gisement de Zohr : un futur hub pour le gaz ?“, Les clés du Moyen-Orient, 9 mars 2018.
(28) GROIZELEAU, Vincent. "L’impressionnante montée en puissance de la flotte égyptienne", Mer et Marine, 18 avril 2016.
(29) ABDULLAH, Albaraa. "Egypt, Turkey vying for clout", Al-Monitor, 7 mars 2019.
(30) "Gaz : des pays de Méditerranée orientale pour la création d’un forum régional", Atlantico, 14 janvier 2019.
(31) "U.S could thwart Turkey, Russia and China in E.Med by lifting Cyprus arms embargo – scholars", Ahval News, 9 mai 2019.
(32) PANYOTIDES, Christos. "We do not have a choice", Cyprus Mail, 30 juin 2019.

Bibliographie :
AMSELLEM, David. “Le gaz comme élément de réorientation des alliances géopolitiques en Méditerranée orientale”, Hérodote, 2013 /1, N°148, pp. 117-121.
AMSELLEM, David. “Méditerranée orientale : de l"eau dans le gaz ?”, Politique Étrangère, 2016 / 4, pp. 61-72.
BERTHELOT, Pierre. “La question énergétique en Méditerranée”, Confluences Méditerranée, 2014 / 4, N°91, pp. 9-12.
CHUVIN, Pierre. “La Turquie : futur hub énergétique de l"Europe ?”, Revue Tiers Monde, 2008 / 2, N°194, pp. 359-370.
GÜREL, Ayla & LE CORNU, Laura. “Turkey and Eastern Mediterranean hydrocarbons”, Global Political Trends Center, Istanbul Kültür University, octobre 2013.
IDIZ, Semih. "Mired in recriminations, Turkish-Egyptians ties remain stagnant", Al-Monitor, 8 mars 2019.
JABBOUR, Jana & REBIERE, Noémie. “La Turquie au coeur des enjeux géopolitiques et énergétiques régionaux”, Confluences Méditerranée, 2014 / 4, N°91, pp. 33-51.
PREVELAKIS, Konstantinos. “« Nous appartenons aussi à l’Orient ». Les accords énergétiques gréco-russes et leurs implications”, Outre-Terre, vol. 27, no. 1, 2011, pp. 111-120.
RICHERT, Jörn. “Is Turkey"s energy leadership over before it began ?”, IPC-Mercator Policy Brief, janvier 2015.
SEUFERT, Günter. "Die Türkei auf dem Weg zur Seemacht", Le Monde Diplomatique, 9 mai 2019.

Publié le 19/07/2019


Rémi Carcélès est doctorant en science politique à l’Université d’Aix-Marseille au sein du Centre méditerranéen de sociologie, de science politique et d’histoire (MESOPOLHIS) et fellow de l’Institut Convergences Migrations (ICM). Travaillant sur l’insertion des mobilisations politiques transnationales en contexte migratoire, il est également chargé d’enseignement à l’Institut d’études politiques (IEP) d’Aix-en-Provence en introduction à la science politique, relations internationales et analyse des comportements politiques. Dans cette optique, il s’intéresse tout particulièrement au suivi des mobilisations politiques en France au même titre qu’à l’analyse des évolutions géopolitiques contemporaines, notamment liées à la Turquie et ses ressortissants.


 


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