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Par sa complexité, l’actualité iranienne laisse bien souvent perplexe les observateurs internationaux. Des déclarations et décisions paraissant contradictoires émanent des différents responsables politiques iraniens et rendent difficile l’identification des politiques effectivement menées par le pays. Un nouvel exemple en a été donné en ce mois d’octobre 2014 : alors que des manifestations ont rassemblé des milliers d’Iraniennes réclamant des mesures fortes pour mettre fin au phénomène des attaques à l’acide visant les femmes « mal voilées » dans l’espace public, l’Etat a décidé de réagir en promulguant une loi aggravant les sanctions à l’encontre de ces femmes, sans donner satisfaction à leurs revendications.
Cette solution conservatrice étonne, dans la mesure où elle va à l’encontre des promesses du Président Hassan Rohani, ayant placé son mandat sous le signe d’une certaine libéralisation des mœurs en Iran. Une telle situation ne s’explique pas seulement par les « luttes de factions » à l’œuvre à l’intérieur de l’Etat. Elle tient surtout à l’organisation institutionnelle du pays et constitue pour nous une invitation à s’intéresser à la Constitution iranienne et aux mécanismes de prise de décision dans la République islamique.
La clé de voûte du système politique iranien tel qu’il a été défini après la Constitution de 1979 réside dans un principe politique unique au monde, celui du velayât-e faqih, rendu en français par diverses formules : « Magistère du Guide », « Tutelle du docteur de la loi » ou encore « Guidance du juriste ». Cette fonction a été définie par Khomeiny, le premier Guide de la République islamique, dans un livre éponyme publié en 1970 (avant sa prise de pouvoir). La puissance politique et religieuse dont disposaient les Imams chiites avant l’Occultation du dernier d’entre eux en 941 doit être déléguée à un Guide, de manière à rétablir la continuité du gouvernement avec celui des premiers temps de l’Islam. Cette fonction doit être exercée par un juriste de la plus grande qualité jusqu’au retour du Mahdi (l’Imam caché) [1]. Le Guide de la Révolution, aujourd’hui Ali Khamenei, revêt à vie cette charge et est donc le premier personnage de l’Etat iranien. Sa légitimité n’est pas populaire mais divine : il incarne la volonté de Dieu et le règne de sa loi sur Terre.
Néanmoins, le Guide n’exerce pas de pouvoir exécutif direct : son rôle est seulement d’inspirer et d’arbitrer la vie politique iranienne. Pour ce faire, il contrôle un grand nombre de conseils et d’autorités régulant eux-mêmes l’appareil étatique de la République islamique. La première de ces entités est le Corps des gardiens de la Révolution (également dit Corps des Pasdarans). Il constitue une milice paramilitaire coexistant avec l’armée régulière et placée sous l’autorité directe du Guide. Il nomme également les membres du Conseil supérieur de justice, détenteur de l’autorité judiciaire dans le pays. De même, le Guide désigne la moitié des douze membres du Conseil des gardiens de la Constitution, contrôlant la conformité de l’ensemble des lois votées avec le droit islamique et autorisant ou non la participation des candidats à chaque élection (législative comme présidentielle). Enfin, le Conseil de discernement de l’intérêt supérieur du régime, mis en place par la réforme de la Constitution de 1989, permet de régler les conflits entre le Conseil des Gardiens et le Parlement dans le sens souhaité par le Guide. Il est actuellement présidé par l’ancien Président de la République Hachemi Rafsandjani. On pourrait encore citer le Conseil suprême de la sécurité nationale, dont chacune des décisions doit être approuvée par Ali Khamenei, et qui était en charge des négociations relatives au nucléaire iranien jusqu’à ce que cette mission ne soit déléguée au ministre des Affaires étrangères en août 2013. Cette large palette d’institutions donne au Guide de nombreux moyens d’imposer sa marque dans la vie politique iranienne tout en le maintenant en dehors de l’exercice quotidien du pouvoir.
L’originalité de la Constitution iranienne réside dans le fait qu’elle organise la coexistence d’une théocratie avec des institutions démocratiques, pour partie issues de la première constitution de l’Iran, écrite en 1906.
La première de ces institutions est l’Assemblée consultative iranienne (le Majlis), dont les 290 députés sont élus au suffrage universel direct tous les quatre ans. Une des clés de compréhension de la politique iranienne contemporaine réside dans la force de ce Parlement : il est indissoluble, contrôle l’attribution des portefeuilles ministériels, et peut même destituer le Président de la République s’il réunit une majorité qualifiée (deux tiers des députés). En commission, il peut également former une assemblée judiciaire d’appel pour les contentieux administratifs. Dans ce contexte, on comprend que l’action menée par le Parlement iranien soit dans une large mesure indépendante de celle du Président de la République. On l’a vu en 2010, lorsque son président, Ali Larijani, s’est violemment opposé à Mahmoud Ahmadinedjad, alors que ce dernier voulait remplacer les membres du conseil d’administration de l’Université de Téhéran à son profit. On le voit encore aujourd’hui lorsque le Parlement vote une loi sur les mœurs plus stricte allant à l’encontre des prises de position progressistes d’Hassan Rohani. L’Assemblée continue d’imposer une ligne politique à la fois conservatrice et soucieuse de la préservation des institutions en place.
Etant donnée la forte indépendance du pouvoir législatif, le Président de la République islamique, également élu au suffrage universel pour une durée de quatre ans, n’est chargé que de l’exercice du pouvoir exécutif. Il est le deuxième personnage de l’Etat, mais voit son action fortement limitée par l’influence du Guide d’une part, et du Parlement d’autre part. Il ne faut donc pas surestimer le rôle d’Hassan Rohani sur la scène politique de l’Iran contemporain.
Une troisième élection nationale, moins connue, a lieu pour choisir les membres du Conseil des experts. Sa fonction est d’élire le Guide, et, une fois celui-ci en place, de contrôler son action.
Chacune de ces institutions politiques détient ainsi un pouvoir réel et aucune d’elle n’est une coquille vide. L’Etat iranien est donc loin de se réduire à la dictature théocratique que l’on se plait souvent à décrire. A ceci, il faut ajouter que l’existence de puissants contrepouvoirs vient limiter le champ d’intervention de chacun des acteurs politiques, en particulier celui du Guide depuis juin 2009.
Le premier de ces contre-pouvoirs est constitué par le clergé chiite lui-même. On pourrait s’en étonner, puisque le premier personnage de l’Etat est issu de ce clergé. En réalité, il faut se souvenir que la notion de velayât-e faqîh est loin de faire l’unanimité au sein des responsables religieux. Bien qu’il ait prétendu s’appuyer sur la tradition chiite, Khomeiny a en fait forgé une catégorie politique totalement nouvelle, jusque-là inconnue du clergé. Certes, une réflexion sur la notion de délégation (niyâba) des pouvoirs de l’Imam occulté avait déjà été opérée par le passé, mais celle-ci avait abouti à la théorisation d’un exercice collectif de l’autorité religieuse par les marja’ (hauts dignitaires chiites), et non à la dévolution de ce pouvoir entre les mains d’une seule personne. Qui est plus, l’opinion selon laquelle aucun clerc n’est légitime à exercer le pouvoir politique en l’absence de l’Imam caché reste largement répandue au sein du clergé [2]. Dans ce contexte, les grands ayatollahs du régime, rassemblés dans la ville sainte de Qôm, cultivent une attitude d’indépendance vis-à-vis du Guide. Après le coup de force de Khomeiny de juin 2009 (l’imposition d’Ahmadinedjad à la présidence), les marja’ ont même adopté des positions ouvertement défiantes vis-à-vis du régime. L’ayatollah Montazeni, peu avant sa mort, a ainsi publié une fatwa mettant en cause la légitimité du Guide, tandis que Yusuf Sanei conspuait la marginalisation du clergé alors en œuvre : « la posture de Khamenei après les élections de juin 2009 a remis en question notre position en tant que guide de la communauté » [3]. Cette parole contestataire est d’autant plus importante qu’elle est écoutée : le clergé chiite dispose traditionnellement d’une autorité forte au sein de la communauté des fidèles, de sorte que le Guide ne peut se permettre de s’aliéner ce soutien pour légitimer sa position au sein de l’Etat.
Le second grand contrepouvoir est formé par les groupes issus du « Mouvement vert », né lors des contestations de la réélection d’Ahmadinejad à la présidence de la République islamique. Il s’articule autour de la très forte communauté étudiante du pays (4 millions d’étudiants en 2014) et de la connexion croissante de la population iranienne à Internet (43,2% des foyers étaient connectés en 2010). Là-encore, c’est la notion de velayât-e faqih qui concentre les attaques des intellectuels issus de cette mouvance, tels Abdolkarim Soroush ou Mojtahed Shabestari [4]. Des ponts idéologiques avec la contestation émanant du clergé chiite existent donc. Puisque son fondement théologique est contesté, l’Etat iranien ne peut se passer de sa légitimité populaire, et est dans l’obligation de cultiver le processus démocratique pour sauvegarder l’adhésion de la population aux institutions en place. Cette dynamique contribue ainsi à maintenir le Guide dans une position de retrait au profit des représentants élus du peuple.
Dans cet espace politique complexe et multipolaire, il faut en réalité renoncer à placer le pouvoir du côté d’une seule institution ou d’une seule personne. Les pôles du pouvoir sont largement interdépendants. D’une part, le Guide a besoin de s’appuyer sur les institutions démocratiques pour justifier sa présence, étant donné la mise en cause croissante de sa fonction. A ce titre, il y a tout lieu de penser qu’il a largement soutenu l’élection d’Hassan Rohani à la Présidence en juin 2013, puisqu’elle permettait de renouveler l’adhésion de la société iranienne à l’Etat en place [5]. Il doit également ménager le clergé chiite, prompt à remettre en question son autorité. D’autre part, les représentants élus se doivent de mener une politique conforme aux projets du Guide, puisque celui-ci peut les écarter du jeu politique via le Conseil des Gardiens de la Constitution, apte à refuser les candidatures aux différents postes de l’Etat.
Ainsi, les élites du régime sont fondamentalement reliées par ce que Gilles Kepel appelle un « esprit de corps » [6] : chacun des membres de l’appareil d’Etat a conscience que ses intérêts propres sont indissociables de ceux du groupe et agit dans un cadre général défini par le Guide. Globalement, la Constitution iranienne n’organise donc pas le règne d’un seul homme, mais celui d’une oligarchie dont la fermeture est assurée par le contrôle des candidatures par le Conseil des Gardiens et dont l’organisation est réglée par une Constitution précise et respectée de tous.
C’est précisément parce que le pouvoir iranien est d’abord celui d’une oligarchie et non celui d’un seul homme que des voix dissonantes et des blocages se font ponctuellement jour en son sein. Néanmoins, il ne faut pas exagérer leur portée : la ligne politique de maintien du programme nucléaire et de négociation avec l’Occident actuellement suivie par le président Rohani est largement acceptée au sein des élites iraniennes. La cohérence de l’Etat iranien et la stabilité de ses institutions sont finalement très fortes. En réalité, son principal défi reste de maintenir son lien avec la population iranienne, afin que la contestation naissante des pouvoirs du Guide ne débouche pas sur une mise en cause générale du régime. Ce qui passe, d’abord, par un allègement des sanctions internationales à l’encontre de l’Iran, et donc par une réussite des négociations menées par Hassan Rohani et son ministre des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif avec les leaders politiques occidentaux.
Bibliographie :
– Alfoneh Ali, « Le coup d’État rampant des Gardiens de la révolution », Outre-Terre, vol. 28, no 2, 8 Août 2011, pp. 141 ?149.
– Arminjon Constance, « L’exercice de l’autorité dans le chiisme duodécimain contemporain ? : doctrines et institutions », Archives de sciences sociales des religions, vol. 160, no 4, 1 Mai 2013, pp. 309 ?358.
– Arminjon Constance, « L’instauration de la « ?guidance du juriste ? » en Iran », Archives de sciences sociales des religions, no 149, 31 Mars 2010, pp. 211 ?228.
– Kepel Gilles, « Gouverner l’État musulman rentier ? : variations », in Être gouverné. Etudes en l’honneur de Jean Leca, 2003, pp. 243 ?256.
– Khosrokhavar Farhad, « Le Mouvement vert », Vacarme, vol. 68, no 3, 25 Août 2014, pp. 199 ?209.
– Ladier-Fouladi Marie, « La présidentielle iranienne de juin 2013 ? : enjeux et décryptages », Confluences Méditerranée, vol. 88, no 1, 1 Mars 2014, pp. 47 ?62.
– Parham Ramin, « Gardiens de l’ordre, l’ordre des Gardiens », Outre-Terre, vol. 28, no 2, 8 Août 2011, pp. 151 ?163.
– Richard Yann, « La constitution de la république islamique d’Iran et l’État-nation », Revue du monde musulman et de la Méditerranée, vol. 68, no 1, 1993, pp. 151 ?161.
– Roy Olivier, « Une théocratie constitutionnelle ? : les institutions de la République islamique d’Iran », Politique étrangère, vol. 52, no 2, 1987, pp. 327 ?338.
– Scaini Maurizio, « L’évolution des rapports entre Israël et l’Iran, déclin de l’hégémonie occidentale au Moyen-Orient », Outre-Terre, vol. 28, no 2, 8 Août 2011, pp. 483 ?492.
– Sfeir Antoine, « Les quatre pôles du pouvoir iranien », Études, vol. 414, no 3, 1 Mars 2011, pp. 295 ?306.
– Mohammad Javad Zarif, tête de pont entre l’Iran et les Occidentaux, http://www.lefigaro.fr/international/2013/11/07/01003-20131107ARTFIG00566-mohammad-javad-zarif-tete-de-pont-entre-l-iran-et-les-occidentaux.php, consulté le 24 octobre 2014.
– Constitution de la République islamique d’Iran, 1979-1989, traduit par Michel Potocki, Paris, France, 2004, 119 p.
– Iran ? : angoisse à Ispahan après plusieurs attaques à l’acide contre des femmes, http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2014/10/22/iran-angoisse-a-ispahan-apres-plusieurs-attaques-a-l-acide-contre-des-femmes_4510377_3218.html, consulté le 24 octobre 2014.
Nicolas Hautemanière
Nicolas Hautemanière est étudiant en master franco-allemand d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’Université d’Heidelberg. Il se spécialise dans l’étude des systèmes politiques, des relations internationales et des interactions entre mondes musulman et chrétien du XIVe au XVIe siècle.
Notes
[1] Article 5 de la Constitution de la République islamique d’Iran : « Pendant l’occultation de Sa Sainteté le maître du temps (Dieu le très haut veuille réduire l’attente), la régence exécutive et la direction de la communauté islamique des croyants dans la République islamique d’Iran appartiennent au jurisconsulte religieux, juste, vertueux, conscient des problèmes de l’époque, courageux, capable de diriger, avisé, qui assume ses fonctions conformément à l’article 107 ». Cf. Constitution de la République islamique d’Iran, 1979-1989, traduit par Michel Potocki, Paris, France, 2004, pp. 44-45.
[2] Constance Arminjon, « L’exercice de l’autorité dans le chiisme duodécimain contemporain ? : doctrines et institutions », Archives de sciences sociales des religions, vol. 160, no 4, 1 Mai 2013, pp. 309 ?358.
[3] Antoine Sfeir, « Les quatre pôles du pouvoir iranien », Études, vol. 414, no 3, 1 Mars 2011, pp. 295 ?306, ici p. 299.
[4] Farhad Khosrokhavar, « Le Mouvement vert », Vacarme, vol. 68, no 3, 25 Août 2014, pp. 199 ?209.
[5] Marie Ladier-Fouladi, « La présidentielle iranienne de juin 2013 ? : enjeux et décryptages », Confluences Méditerranée, vol. 88, no 1, 1 Mars 2014, pp. 47 ?62.
[6] Gilles Kepel, « Gouverner l’État musulman rentier ? : variations », in Être gouverné. Etudes en l’honneur de Jean Leca, 2003, pp. 243 ?256.
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