Accueil / Repères historiques / Analyses historiques
Inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1985, la ville antique de Pétra (« pierre » en grec) en Jordanie est l’un des sites les plus connus et visités du Proche-Orient. Depuis sa redécouverte en 1812 par le Suisse Jean-Louis Burckhardt, Pétra n’a cessé de fasciner les voyageurs qui la visitent, tant par la splendeur de son cadre naturel que par ses innombrables monuments (environ 3 000). L’accès au site participe à lui seul du caractère enchanteur de la cité : descente sur environ 2km du défilé du Sîq, une gorge naturelle, avant de découvrir subitement la très célèbre Khaznet Fir’aun, le « Trésor du Pharaon ». En effet, construite dans un massif de grès à dominante rouge, ocre et blanche, Pétra se situe dans un amphithéâtre naturel de plateaux. La seule voie de circulation est-ouest du site est le wadi Mousa, qui suit le tracé du Sîq pour rejoindre le cœur de la ville. Le tout, au milieu d’une zone semi-désertique, non loin du Wadi Arabah (désert qui s’étend jusqu’à la Mer Morte).
Aussi, le cadre naturel a longtemps caché des yeux des hommes les vestiges de Pétra. Et ainsi, au moment de sa redécouverte, on connait encore très peu de choses de cette mystérieuse cité. Seulement deux textes antiques évoquent son existence de manière développée : Diodore de Sicile (Ier siècle av. JC) et Strabon (64 av. JC-21/25 ap. JC). Pétra était considérée par ces deux auteurs comme la capitale du royaume Nabatéen, un royaume antique assez méconnu en 1812 : l’exploration de la cité, en dévoilant son illustre passé, fait alors émerger les Nabatéens de l’oubli.
De sa grandeur à son déclin, de son effacement des mémoires à sa redécouverte : retour sur le parcours historique de Pétra, « cité vermeille moitié vieille comme le temps [1] ».
Des fouilles effectuées dans les années 1960 ont permis de mettre en évidence que les environs de Pétra étaient occupés depuis le VIIe millénaire au moins, notamment à Beida, au nord de la ville.
Un habitat en pierre sèche, datant de l’Âge de fer, a été retrouvé à Pétra même, au sommet du massif d’Umm al-Biyarah, au sud-ouest du site. Il semble que Pétra se trouvait alors dans le royaume des Edomites : dans l’habitat d’Umm al-Biyarah, un sceau portant l’inscription semblerait évoquer Qos-Gabr, roi d’Edom du VIIe siècle av. JC.
Diodore de Sicile (Bibliothèque historique, XIX, 94-100) permet de faire remonter avec certitude la présence des Nabatéens à Pétra jusqu’en 312 av. JC au moins : en effet, en 312, Antigone, l’un des Diadoques (successeurs d’Alexandre le Grand, mort en 322), mène une double expédition contre Pétra et les Nabatéens pour devenir maître de l’Asie. Les deux expéditions échouent, et un règlement diplomatique rétablit la paix entre les Grecs et les Nabatéens.
L’identité et les origines des Nabatéens sont encore très méconnues. Il est malaisé de savoir d’où ils viennent ; plusieurs hypothèses sont avancées : l’Arabie du Sud d’après leurs techniques de culture et d’irrigation, l’Arabie du Nord-ouest ou encore l’Arabie du Nord-est.
Diodore de Sicile décrit les Nabatéens comme des éleveurs de chameaux et de bétail, dont une partie serait engagée dans le commerce caravanier. L’intérêt de Pétra ne réside pourtant pas dans sa situation par rapport aux axes commerciaux antiques : les itinéraires des caravanes de marchands ne passent pas par là. Mais Pétra, de par son cadre naturel, est un refuge idéal pour les Nabatéens : accès difficile, petits postes de surveillances sur les hauteurs de la ville, localisation en cuvette qui permet de recueillir de l’eau de pluie très facilement… elle présente toutes les qualités requises pour la défense du site. Les Nabatéens y entreposent leurs richesses, mais continuent de vivre dans un mode nomade. Pétra est surtout, d’après Diodore de Sicile, un centre de ralliement doté de sanctuaires et d’une nécropole.
Ceci dit, au Ier siècle av. JC, Strabon décrit Pétra non pas seulement comme un refuge, mais aussi comme une véritable ville : maisons, jardins, gouvernement… Une telle description contraste avec celle qu’avait faite Diodore de Sicile des Nabatéens du IVe siècle, et semble témoigner d’une sédentarisation. Les fouilles attestent ainsi d’un développement urbain.
Par exemple, celles qui ont été entreprises par l’archéologue britannique P.J. Parr dans le cardo de Pétra ont permis de découvrir des éléments d’habitation assez frustes, datant du IIIe siècle av. JC, en blocaille et en argile. Au Ier siècle, ces habitations sont abandonnées pour laisser la place à une voie de circulation, ce qui traduit l’apparition d’un espace public.
Puis, entre le Ier siècle av. J.-C. et le début du Ier siècle apr. J.-C., l’espace habité, d’abord concentré dans la ville basse, s’étend peu à peu vers les wadis proches, repoussant les premières nécropoles au-delà de la ville basse. A cela s’ajoute l’apparition de monuments et de sanctuaires, parmi lesquels la Khazneh.
Enfin, jusqu’à l’annexion du royaume nabatéen par l’Empire romain, en 106 apr. J.-C., Pétra connaît surtout une phase d’embellissement et d’aménagement : construction du théâtre, transformation de la voie pavée à colonnade, mise en place de canaux adducteurs dans le Sîq…
Les conditions de l’annexion du royaume nabatéen en 106, qui devient alors la provincia Arabia, sont peu claires. Effectuée sous Trajan, elle ne semble pourtant pas avoir fait l’objet d’une conquête : « des monnaies de bronze sénatoriales émises pour commémorer l’événement portent la légende Arabia adquisita, « l’Arabie acquise », et non capta « conquise », qui eut été normale en cas de conquête [2]. »
Le rôle de Pétra semble s’amoindrir suite à l’annexion : en effet, c’est la ville de Bosra qui devient la capitale de la nouvelle province. Pétra n’a donc plus aucun rôle militaire. Ceci dit, les gouverneurs romains continuent de s’y rendre (par exemple, l’un d’eux, Sextius Florentinus, y est enterré), et Pétra, dans son fonctionnement, reste une ville moyenne de l’Empire (sénat local « boulè » dès 124…). Et même si elle perd peu à peu son rôle majeur entre 150 et 350, la ville n’en reste pas moins riche et prospère : outre le fait que les monuments restent en usage sous les Romains, beaucoup sont agrandis ou même édifiés durant cette période (le tombeau de Sextius Florentinus, le pavement de la grande voie à colonnade, la porte du sanctuaire Qasr al-Bint…). Etant devenue une ville secondaire, Pétra semble avoir ainsi pu éviter les importantes destructions que connait notamment Bosra lors des troubles du IIIe siècle (invasion palmyrénienne en 269).
Mais les archéologues et historiens disposent de beaucoup moins de sources entre les années 220 et le milieu du IVe siècle, et Pétra semble alors en marge des grands événements de l’Orient sous le règne des tétrarques et de Constantin.
On a longtemps considéré cette période de l’histoire de Pétra comme celle d’un long déclin, sombrant peu à peu dans l’oubli, en raison notamment d’une citation de Jean d’Ephèse qui, au Ve siècle, disait de la ville qu’elle n’était plus qu’un « lointain et pénible exil ». Pétra aurait été victime d’un certain dépeuplement et de terribles séismes (363, 419, 551) qui auraient détruit la ville.
Pourtant, des fouilles effectuées dans les années 1990 permettent de relativiser ce déclin. Ainsi, Pétra regagne probablement le statut de capitale de la province de Palestine Salutaris puis Palestine Troisième, et connait d’importants réaménagements : ainsi, le tombeau à l’Urne est transformé en église en 446 apr. J.-C. D’ailleurs, certains papyrus découverts lors de ces fouilles indiquent une christianisation généralisée à l’ensemble de la cité, alors qu’en 420, selon la Vie de Barsauma le Syrien, très peu s’étaient encore convertis. De même, la vie économique et sociale semble avoir connu une évolution considérable : des archives du VIe siècle témoignent d’une économie tournée vers l’exploitation agricole du territoire, et non plus vers le commerce caravanier ni l’élevage. Enfin, sur le plan culturel, alors que le grec prédomine toute l’épigraphie de Pétra, il faut noter une certaine arabisation de la culture ; l’arabe semble, peu à peu, devenir une langue vernaculaire.
Il est très difficile de dire dans quelles circonstances Pétra est tombée au pouvoir des musulmans, ni de dater précisément sa conquête. Il semblerait qu’elle ait eu lieu après l’invasion de la Syrie-Palestine par les Perses Sassanides (614-629), mais avant la prise de Jérusalem (638).
L’absence de sources et de textes suffisants pour connaitre davantage de ce que fut Pétra durant la haute époque islamique semble indiquer que la ville a perdu toute son importance, et n’est plus qu’un simple village aux époques omeyyade (661-750) et abbasside (VIIIe-Xe siècle).
Au Moyen Âge, Pétra intéresse les croisés par sa situation géographique stratégique. En effet, après la prise de Jérusalem (1099), ils décident d’édifier une ligne nord-sud de bastions à l’est du royaume latin de Jérusalem : parmi ces places fortes, Kérak (la plus importante), Shôbak et Pétra. Elle est la dernière de toutes à être conquise par Saladin, en 1189 ; des fouilles récentes ont mis en évidence que la forteresse de Pétra n’a pas été réutilisée par les musulmans après le départ des croisés, contrairement à Kérak et Shôbak. Pétra perd définitivement toute son importance.
D’ailleurs, en 1276, d’après le chroniqueur Nuwairî (1279-1332), le sultan mamelouk Baïbars se rend du Caire à Kérak, et serait vraisemblablement passé par Pétra, car Nuwairî mentionne alors les gorges escarpées, les grès colorés, le wadi Musa et le Sîq, ainsi que le tombeau d’Aaron (point culminant à l’ouest de Pétra). La ville n’est plus qu’une ruine, et n’est même pas nommée, comme si son nom et son histoire avaient définitivement sombré dans l’oubli. Pétra n’est alors plus qu’un lieu de pâturage et de campement.
C’est l’Allemand Ulrich Jasper Seetzen qui suggère que le site antique de Pétra pourrait se situer au même endroit que le tombeau d’Aaron, frère de Moïse et prophète, dans le massif de Jebel Hârûn (« montagne d’Aaron »). Mais le tombeau d’Aaron est particulièrement sacré pour les musulmans, et rend presque impossible l’accès au site pour les explorateurs. Johann Ludwig Burckhardt réussit à convaincre les guides musulmans de le conduire jusqu’au tombeau, et découvre ainsi Pétra, sans pouvoir s’y arrêter pour autant.
D’autres explorateurs tentent alors de retourner explorer la ville antique, malgré les réticences des tribus locales. Plusieurs expéditions ont lieu, notamment en mai 1818, avec l’anglais William John Bankes qui parvient à passer deux journées pleines sur le site et à dessiner de nombreux croquis ; en 1828, les Français Léon de Laborde et Louis-Maurice Linant de Bellefonds y passent six journées à parcourir la ville, à prendre des notes et des mesures, et à dessiner des croquis. Cette expédition marque un progrès considérable pour l’archéologie du site.
Ainsi, de nombreux voyageurs britanniques, allemands ou français se succèdent durant le XIXe siècle. Mais les conditions de visites difficiles, et la méfiance persistante des Bédouins empêchent une réelle avancée de l’exploration. C’est seulement à la fin du siècle que deux Allemands, Rudolf-Ernst Brünnow et Alfred von Domaszewski, inventorient la plupart des monuments.
Les fouilles seront, durant le premier XXe siècle, largement favorisée par les conditions britanniques avec la période mandataire de la Grande-Bretagne sur la Transjordanie. D’importants travaux peuvent ainsi être réalisés jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, qui marque un coup d’arrêt, temporaire, aux fouilles. Celles-ci ne reprennent qu’en 1954, mais sont de plus en plus fructueuses. Ainsi, le théâtre de Pétra est dégagé entre 1961 et 1962 par Philip C. Hammond.
La création du Petra Tourism Development Project en 1978 donne ensuite un nouvel élan aux travaux archéologiques, et l’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1985 marque définitivement le retour de Pétra dans nos mémoires.
Aujourd’hui, alors même que les fouilles se poursuivent, la ville antique est devenue un site touristique majeur. Le gouvernement doit désormais faire face aux problèmes de dégradation de l’environnement et des monuments, ainsi qu’aux problèmes d’alimentation en eau que peuvent entraîner le tourisme massif. L’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO aura cependant permis à la ville de bénéficier des subventions et des actions de l’institution, afin de préserver au mieux ce site historique.
Pétra a cependant beaucoup souffert du printemps arabe en 2011, qui a provoqué une diminution des visites dans toute la région du Proche-Orient, y compris en Jordanie où les révoltes ont pourtant été presque inexistantes.
Bibliographie :
– Christian Augé, Jean-Marie Dentzer, Pétra, la cité des caravanes, Paris, Gallimard, 1999, 127 pages.
– Laïla Nehmé, François Villeneuve, Pétra, métropole de l’Arabie antique, Paris, Ed. du Seuil, 1999, 162 pages.
– Laïla Nehmé, article « Pétra », Encyclopædia Universalis [en ligne]. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/petra/.
Delphine Froment
Agrégée d’histoire et élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Delphine Froment prépare actuellement un projet doctoral. Elle a largement étudié l’histoire du Moyen-Orient au cours de ses études universitaires, notamment l’histoire de l’Islam médiéval dans le cadre de l’agrégation.
Autres articles sur le même sujet
Parmi les figures imposées de la danse classique, l’arabesque est une position d’équilibre adoptée par le danseur ou la danseuse, en appui sur une jambe au sol (pied à plat, sur pointe ou demi-pointe), l’autre élevée en arrière à 90 ° par rapport au reste du corps, un bras vers l’avant prolongeant la (...)
par Analyses historiques,
Histoire, Culture •
08/06/2020 • 9 min
,
dans
La ville de Jerash, en Jordanie, est considérée comme l’un des sites de la Rome antique les mieux conservés du Proche-Orient. D’ailleurs, bien qu’elle soit située dans une vallée, et non à proximité d’un volcan, on la surnomme parfois « Pompéi du Moyen-Orient » du fait du niveau de préservation et de la (...)
par Analyses historiques,
Culture •
17/12/2014 • 5 min
,
dans
Particulièrement connue pour son château fort, qu’elle a hérité de l’époque des Croisades, la ville de Kerak . n’en a pas moins traversé l’histoire de la Jordanie. Son emplacement stratégique – un plateau triangulaire à environ 1 000 mètres d’altitude situé à quelques kilomètres à l’est de la mer Morte, en (...)
par Analyses historiques,
Culture •
25/03/2013 • 7 min
,
dans
En 1972, L’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) fait le constat que les patrimoines naturel et culturel sont menacés par la destruction, pour des raisons naturelles et à cause du mode de civilisation contemporain. Or, pour l’UNESCO, « certains biens du (...)
par Analyses historiques,
Histoire, Culture •
14/10/2010 • 8 min
,
dans
Poursuivre votre lecture
Histoire
Jordanie
Culture
Entité « au corps romain, à l’esprit grec et à l’âme orientale » , l’Empire byzantin s’est caractérisé tant par sa longévité - quelque onze siècles - que par son activité culturelle foisonnante, dont une large partie nous est parvenue aujourd’hui. Qu’il s’agisse de prouesses architecturales comme la basilique (...)
par Analyses historiques,
Histoire •
12/07/2024 • 8 min
,
dans
par Les hydrocarbures,
Économie, Pétrole, Gaz •
03/06/2022 • 5 min
,
dans
21/01/2015 • 4 min
28/06/2011 • 3 min
18/02/2011 • 4 min
21/12/2010 • 3 min