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La chute de Bagdad entre historiographie arabe et mongole (2/2)

Par Anne Walpurger
Publié le 24/10/2014 • modifié le 27/01/2023 • Durée de lecture : 6 minutes

Lire la partie 1 : La chute de Bagdad en 1258 : entre l’événement historique et ses symboliques (1/2)

Du côté musulman, qui voit le califat abbasside détruit, se construit un récit apocalyptique, insistant sur la destruction et les massacres. De nombreuses sources y font en effet référence, qu’il s’agisse d’écrits historiques ou d’œuvres littéraires [1], cherchant à en montrer toute l’horreur. Al-Magd al-Nasabi dans son poème qasida, écrit ainsi : « Face à un événement si hideux et injuste, Face à cette horreur, même les enfants et les nouveaux-nés en prennent des cheveux gris. »

Au-delà de cette rhétorique de la déploration, les auteurs donnent de nombreux détails. Ainsi, dans le récit anonyme mais contemporain de l’événement Al-Hawadit al-gami a, l’auteur donne une longue liste de tous les notables tués, puis il décrit les tombes profanées, les musulmans violentés, torturés et tués, à l’exception de ceux parvenant à se cacher dans des puits, des canaux, des caves, ou encore chez des chrétiens. Il peint ensuite les survivants qui, une fois la trêve déclarée, peuvent se montrer : « Leur couleur avait changé, leurs esprits étaient sous le choc, après avoir vu des horreurs qu’aucun mot ne peut décrire. Ils étaient tels des morts émergeant de leurs tombes le jour de la résurrection, effrayés, affamés et glacés [2]. »
L’auteur décrit les morts qui s’entassent dans les rues, la puanteur, les mouches, l’eau et les aliments infectés et les maladies qui en découlent ; il montre comment les villes voisines en tirent profit, vendant leur nourriture saine à des prix exorbitants, se faisant payer avec les trésors de la ville (livres, diamants, etc.). Il estime le nombre de morts à 800 000, sans compter tous ceux qui meurent indirectement, par noyade, de maladie ou de faim [3].

Si de nombreux auteurs contemporains narrent l’événement, il est aussi marquant sur le long terme pour la littérature arabe. Ainsi, on le retrouve dans la Sirat Baybars, vaste geste populaire très diffusée dans tout le Machreq, pendant plusieurs siècles récitée quotidiennement sur les places publiques et dans les cafés populaires. Cette geste, qui a probablement pris forme aux XIVème et XVème siècles, pour se fixer aux XVIème et XVIIème siècles, débute ainsi par le récit de la prise de Bagdad par un certain Halawum. Ce personnage fictif est très clairement le calque du Hulegu historique ; Thomas Herzog, qui analyse la mémoire des invasions mongoles dans cette geste, relève plusieurs autres noms provenant des noms des grands dirigeants mongols ayant joué un rôle dans la prise de Bagdad. Il montre que si les Mongols qui sont décrits ne correspondent nullement aux attaquants du XIIIème siècle, mais sont peints sous les traits des Perses, c’est qu’ils sont l’archétype de l’ennemi par excellence [4].
La prise de Bagdad apparaît ainsi comme un élément marquant dans la mémoire arabe ; elle a cette répercussion dans l’imaginaire collectif en tant qu’archétype de l’attaque mongole, mais aussi parce qu’elle est perçue comme la fin d’un âge d’or. Hend Gilli-Elewy montre ainsi que la chute de Bagdad, pour le monde islamique, représente la perte de la suprématie politique et religieuse : « Avec les invasions mongoles et la mort du dernier calife al-Musta’sim, l’islam perdit temporairement sa prétention à être le seul détenteur légitime du pouvoir, ainsi que sa suprématie sur les autres religions [5]. »

Si la chute de Bagdad est ainsi décrite par les auteurs arabes de manière apocalyptique, à travers toutes ses atrocités, c’est qu’elle apparaît comme un moment de mise en péril de l’islam. L’historiographie perso-mongole présente une toute autre vision de cet événement. Tout d’abord, il apparaît comme moins important : ce n’est pas un élément clé de l’imaginaire mongol, puisqu’il n’apparaît que comme une conquête parmi d’autres. Ceci apparaît clairement avec le cas de deux miniatures mongoles présentées dans un ouvrage par Ipsiroglu en 1964 : il considère alors qu’on ne peut être sûr qu’il s’agisse de représentations de la prise de Bagdad. Si Burchard Brentjes montre, dans un article plus récent, que cette identification ne fait pas de doute [6], cette hésitation initiale marque bien que l’événement n’est pas très marquant dans le monde mongol, et qu’il apparaît peu dans la culture iconographique. Ce qui ressort de ces deux miniatures, c’est une insistance sur la puissance de l’Empire : l’armée prend ainsi une place importante sur toute la partie inférieure des miniatures, et les catapultes sont mises en avant. A l’inverse, le calife est représenté tentant de fuir par bateau, révélant ainsi son impuissance.
La plupart des sources mongoles sur l’événement, cependant, sont le fait de l’administration locale. Hend Gilli-Elewy montre ainsi que sous la puissance mongole s’est développé un fort courant de récit historique, principalement autour de chroniques officielles, et que cela donne de nombreuses informations sur le sac mais surtout sur la reconstruction de Bagdad [7]. C’est donc précisément ce que les sources arabes omettent qui est décrit ici : quand celles-ci s’arrêtent à la mort du calife, qui signifie pour eux la perte non pas tant d’une ville ou d’une région que de la suprématie politico-religieuse de l’islam, les sources mongoles n’évoquent le siège de Bagdad que comme un commencement.

Un cas intermédiaire existe néanmoins, puisque la perspective est nécessairement différente entre les populations arabes qui passent sous domination mongole et les populations de Syrie et d’Egypte qui gardent leur indépendance. Pour celles-ci, 1258 marque un moment de mise en danger, mais au bout duquel elles gardent leur souveraineté. Pour les premières, c’est un moment vécu directement, dans sa dimension dramatique mais aussi avec toutes ses ambiguïtés. Ainsi, si la destruction de la ville représente un drame, le récit ne peut pas s’arrêter là, et la reconstruction est évoquée à son tour. C’est ce que l’on trouve dans les écrits des auteurs arabes de Bagdad, tels qu’Ibn al-Tiqtaqa, ou Ibn al-Kazaruni, même si c’est dans Al-Hawadit al-gami a, déjà évoqué, que cela apparaît le plus clairement [8]. Ainsi, ce récit donne les noms de tous les principaux dignitaires mis en place par le pouvoir mongol, avant de citer les gouverneurs et autres administrateurs locaux ; il conclue finalement : « et ils commencèrent leur tâche de reconstruction [9]. » Après cette renaissance politique, c’est toute la ville qu’il décrit en train de reprendre vie : ainsi, la mosquée du calife est reconstruite, « les écoles et les monastères ouvrirent. Les juristes et les sufis furent confirmés dans leurs postes et reçurent leurs salaires mensuels [10]. » Ainsi, si l’auteur montre la destruction de Bagdad et les horreurs qui suivent la capitulation, il décrit aussi la reconstruction de la ville, et en cela il se distingue des auteurs arabes égyptiens et syriens, qui ne voient pas au-delà de la mort du califat.

C’est donc une triple historiographie qui se dessine aux lendemains du siège : une historiographie mongole insiste sur la puissance de l’Empire et sa tâche de reconstruction, une historiographie arabe met l’accent sur la destruction, dans une lecture apocalyptique de la mort du califat. Enfin, les auteurs arabes locaux ont une lecture intermédiaire, permettant de saisir l’événement dans son ambivalence, entre rupture géopolitique majeure et brutale, et continuité de la vie politique, économique, sociale, et culturelle.

Notes :

Publié le 24/10/2014


Elève de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, diplômée en master d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Anne Walpurger se passionne pour le Proche-Orient et s’occupe de la rubrique de l’agrégation et du Capes 2015 des Clés du Moyen-Orient.


 


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