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Entre tous les califes du Moyen Âge, Hârûn al-Rashîd, le cinquième de la dynastie abbasside, est probablement le plus célèbre : il doit sa gloire au recueil de contes des Mille et une nuits, l’œuvre de littérature arabe sans doute la plus connue en Occident, dans lequel il apparaît comme le prototype du calife juste, bon et pieux. Son nom y est également associé à une forme d’âge d’or de l’Empire islamique, marqué notamment par la prospérité économique et par une expansion culturelle sans précédent. Entre cette image et la réalité, la différence est pourtant importante : tant sur la personnalité du calife que sur les conditions économiques et sociales qui furent celles de son règne, la discordance entre le mythe et l’histoire est frappante. Comprendre non seulement à quoi tient cette différence, mais aussi comment et pourquoi Hârûn al-Rashîd et son règne ont pu donner lieu à cette image idéalisée, permet à la fois de mieux connaître l’histoire de l’Orient médiéval mais aussi de situer les critères selon lesquels l’âge d’or se définit à cette époque, et les raisons pour lesquelles une telle construction a pu être mise en œuvre.
L’avènement de Hârûn al-Rashîd (766-809) se fait difficilement. Second fils de l’épouse préférée, et la plus influente, de son père al-Mahdî – l’ancienne esclave Khayzurân, d’origine yéménite – il est aussi le jeune frère de Mûsâ al-Hâdi, qui le précède sur le trône (785-786). Bien qu’étant le préféré de leur mère, il est en effet second en ligne de succession, selon la volonté de leur père. Mais la mauvaise réputation d’al-Hâdi, qui s’oppose au caractère pacifique de Hârûn, amène bientôt plusieurs courtisans à se positionner en faveur de ce dernier, notamment sous l’influence de Khayzurân qui entre en conflit avec son premier fils. Lorsque al-Hâdi l’oblige à renoncer à ses droits de prince héritier afin de favoriser son propre fils, Hârûn manifeste à son tour une résistance de plus en plus nette face à ce calife mal-aimé : à sa mort en 786 (probablement sous l’effet d’un poison distillé par sa mère), il devient calife et prend le nom de « al-Rashîd », « le Bien-Guidé ». Au moment de son avènement lui naît un fils, al-Ma‘mûn, d’une esclave persane ; son épouse Zubayda, que les Mille et une nuits retiendront comme l’une des plus belles femmes de son temps, lui en donnera un autre, al-Amîn, l’année suivante. La descendance de son frère al-Hâdi, en revanche, est neutralisée et le pouvoir du nouveau calife solidement assuré.
Lettré, très cultivé et versé dans les sciences religieuses [1], Hârûn al-Rashîd a déjà, lorsqu’il accède au califat, pris l’habitude de confier la plupart des pouvoirs administratifs à son précepteur et conseiller, Yahya al-Barâmika. D’après les sources de l’époque, son intérêt porte en effet davantage sur les questions militaires et les plaisirs de la vie, ainsi que sur l’étude et les arts. En conséquence, son règne marque un recul des pouvoirs personnels du calife : Yahya, nommé vizir dès l’avènement de Hârûn al-Rashîd, exerce à la fois les fonctions de conseiller du souverain, de chef de l’administration et de « gestionnaire » général de l’Empire ; il est, après le calife, le premier homme de l’État. Il reçoit sous Hârûn al-Rashîd des prérogatives nouvelles, notamment celle de nommer lui-même les secrétaires des diwan – c’est-à-dire les membres du gouvernement. Le calife se réserve en revanche la double qualité de « âmir al-mûminin », « Commandeur des Croyants », et d’imam, c’est-à-dire guide de la communauté : dans le but d’instaurer dans le monde l’ordre voulu par Dieu, il attache une grande importance à la définition du droit, au respect de la loi musulmane, à la défense de « l’orthodoxie » sunnite et, donc, à la lutte contre toutes les formes d’ « hérésie » qui lui porteraient préjudice – notamment le chiisme. Outre l’objectif religieux qu’il affiche ainsi, cette entreprise a également un but politique : celui de maintenir uni ce très vaste empire, dont l’islam est considéré comme le ciment.
La prospérité qui caractérise le califat de Hârûn al-Rashîd n’est remise en cause par aucun historien : le développement du commerce, qui s’étend jusqu’à la Chine, et le faste de la cour califale – en grande partie tributaire de la prodigalité du prince lui-même – sont effectivement remarquables pendant toute la durée de son règne. On peut douter en revanche des conséquences qu’eut cet essor économique sur l’ensemble du peuple : il est probable que la prospérité, si elle n’aggrava pas la situation de la majorité des habitants de l’Empire, ne l’améliora pas non plus notablement, ce que semblent confirmer les émeutes qui jalonnent son califat. Le penchant de Hârûn al-Rashîd pour les affaires militaires l’amène en effet à élever les taux d’imposition, notamment pour entretenir l’armée d’Ifrîkiyya [2], province qui constitue en elle-même un foyer de troubles puisqu’elle se situe à la frontière entre l’Empire abbasside et l’aire d’influence des Ummayyades de Cordoue. De plus, malgré des expéditions militaires audacieuses – contre l’Empire byzantin surtout – aucune conquête n’est effectuée sous le califat de Hârûn al-Rashîd. Les troubles au cœur même de l’Empire sont également récurrents, aussi bien en Syrie – centre de l’ancien Empire umayyade, où beaucoup, moins de cent cinquante ans après la révolution abbasside, sont encore hostiles à la nouvelle dynastie – qu’en Iran, où plusieurs soulèvements chiites (alides ou khârijites) ont lieu entre 792 et 795. C’est d’ailleurs à la tête d’une armée censée réprimer l’un de ces soulèvements, qui avait éclaté en 806 au Khurâsân, que le calife meurt à Tûs en 809, alors qu’une autre émeute se déclare à Ispahan.
Le règne de Hârûn al-Rashîd est donc une période troublée, qui ouvre également la voie à ce qu’Éric Vallet nomme « la dissémination de l’État califal ». La perte de la partie africaine de l’Empire, d’abord, a lieu sous son califat : la dynastie des Idrîssides prend le pouvoir au Maghreb en 788 et s’autonomise par rapport à l’État abbasside, tandis qu’en l’an 800, le propre gouverneur du calife, Ibrâhîm ibn al-Aghlab, établit un pouvoir personnel sur la province d’Ifrikiyya. Mais c’est surtout la guerre de succession qui suit la mort du calife et oppose ses deux fils, al-Amîn et al-Ma‘mûn, qui entérine l’émiettement du territoire impérial et l’éclatement du pouvoir. Les causes de cette quatrième « fitna », « discorde » ou « guerre civile » de l’histoire de l’Islam, sont multiples : outre l’inimitié qui sépare les deux frères, c’est aussi le statut de leurs mères respectives qui joue, la mère de l’aîné al-Ma‘mûn étant une esclave alors qu’al-Amîn est le fils d’une princesse abbasside, Zubayda. L’hésitation de Hârûn al-Rashîd lui-même, enfin, est la raison principale de cette discorde : réservant d’abord Bagdad et le califat à al-Amîn tandis qu’al-Ma‘mûn se voyait attribuer le Khurâsân [3] et devenait l’héritier de son frère, il revient sur cette décision peu avant sa mort, sous l’effet d’une sorte de vision, et demande à ses conseillers alors présents de faire d’al-Ma‘mûn son héritier. C’est finalement ce dernier qui l’emporte en 813 lorsqu’il conquiert Bagdad ; désormais incontesté, il règnera jusqu’à sa mort (en 833), mais cet épisode a pour conséquence de fragiliser davantage l’unité du royaume ainsi que la dynastie abbasside elle-même.
Le bilan du califat de Hârûn al-Rashîd semble donc plutôt négatif, au moins en termes de puissance de la personne du calife et d’expansion territoriale ; l’image idéalisée qui est donnée de son règne, notamment dans les Mille et une nuits est, dans ces conditions, pour le moins étonnante. Plusieurs éléments permettent toutefois de l’expliquer. En premier lieu, les traits caractéristiques de ce prince idéal tel qu’il est décrit par la littérature sont surtout d’ordre moral : pieux, juste et bon, Hârûn al-Rashîd incarnerait un règne d’équité et d’harmonie. L’accent effectivement mis par ce calife sur la loi religieuse, le respect du droit et des devoirs incombant à tout musulman, et la lutte contre les dissidences, semble corroborer cette image ; surtout, en se faisant le champion de la religion, son défenseur le plus ardent, Hârûn al-Rashîd redonne à l’institution califale une véritable splendeur. L’insistance sur la mission proprement religieuse du calife rappelle également aux sujets de l’Empire que celui-ci est un élu de Dieu, « l’ombre de Dieu sur Terre » : une aura de sainteté se trouve ainsi restaurée autour du Commandeur des Croyants, qui lui confère une majesté et une autorité sans égales.
La mythification de Hârûn al-Rashîd peut également s’expliquer par le contraste, entre lui et son prédécesseur al-Hâdi d’une part, et entre le calme relatif de son règne et la guerre civile qui le suit, d’autre part. Si l’affaiblissement de l’Empire et du pouvoir califal tout à la fois commence bien pendant son califat, et s’il se montre incapable de prendre les mesures nécessaires pour l’éviter, cette sorte de décadence ne deviendra manifeste qu’après sa mort : ainsi, il apparaît comme le dernier monarque de « l’âge d’or » du califat abbasside. En effet, al-Amîn ne règnera que quatre ans, quatre ans de guerre civile ; le califat d’al-Ma‘mûn est fondamentalement blessé par la « fitna » qui le précède ; et al-Mu‘tasim, son successeur, sera celui qui déplacera la capitale impériale de Bagdad à Samarra sous la pression des mamelouks en 836, date retenue comme le moment où le califat abbasside prend acte de son propre déclin.
Enfin, la présentation de Hârûn al-Rashîd comme un calife idéal est aussi un moyen d’établir une sorte de programme du « bon prince ». Les auteurs des Mille et une nuits se placent ici dans une lignée prestigieuse, celle de la littérature arabo-persane des « Miroirs des Princes » : véritable genre littéraire apparu au VIIIe siècle dans le monde islamique, ces traités d’éthique politique proposent une description du « prince idéal » qui fait office de modèle à suivre pour tout prince régnant. Hârûn al-Rashîd remplirait ainsi cette fonction dans les contes des Mille et une nuits ; ceux-ci, fixés par écrit au XIIIe siècle seulement après une longue tradition orale, sont également influencés par l’impression générale d’un déclin – à un moment où le califat abbasside a perdu la presque totalité de son pouvoir temporel et où l’instabilité politique est chronique – qui favorise la construction d’un mythe de l’âge d’or désignant ici les premiers temps de l’Empire abbasside, représentant l’idéal d’un califat puissant, uni et harmonieux.
Le mythe de l’âge d’or rapporté au califat de Hârûn al-Rashîd a donc bien une raison d’être, et même plusieurs ; il semble toutefois éloigné de la réalité. La vérité historique est cependant difficile à saisir, notamment en raison de la discordance des sources d’époque et de leur manque d’objectivité ; l’utilisation fréquente des catégories « apogée » et « déclin » ou « décadence », souvent très réductrices, rend également complexe l’analyse de cette période de l’histoire de l’Islam. Il n’en reste pas moins que le règne de Hârûn al-Rashîd amorce un tournant dans l’histoire du califat abbasside, en ouvrant la voie à des contre-pouvoirs, locaux ou administratifs, qui prendront de plus en plus d’importance dans les décennies suivantes.
Bibliographie
– André Clot, Haroun al-Rachid et le temps des Mille et Une Nuits, Paris, Fayard, 1986, 375 pages.
– Albert Hourani, Histoire des peuples arabes, Paris, collection Points Seuil, 1993, 732 pages.
– Bernard Lewis, Histoire du Moyen-Orient – 2000 ans d’histoire de la naissance du christianisme à nos jours, Paris, Albin Michel, 1997, 482 pages.
– Philippe Ouannès, article « Harûn al-Rashîd », Encyclopédie Universalis.
Tatiana Pignon
Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.
Notes
[1] Son père lui avait fait enseigner le droit et la philosophie, mais aussi l’exégèse coranique et les sciences de la tradition musulmane.
[2] Partie « africaine » de l’Empire abbasside, qui couvre en fait l’actuel territoire tunisien.
[3] Le Khurâsân n’était pas une province comme une autre au sein de l’Empire abbasside : son armée était la principale force militaire du califat, dont elle garantissait l’intégrité et la solidité. Un pouvoir très grand résidait donc dans ce gouvernorat, notamment pour un fils de calif, aux compétences militaires importantes.
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