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Hamit Bozarslan est docteur en histoire et en science politique, et directeur d’études à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales). Son dernier ouvrage, L’anti-démocratie au XXIe siècle, Iran, Russie, Turquie, paru aux éditions CNRS en 2021, examine les caractéristiques communes à ces trois régimes autour du concept d’anti-démocratie, qu’il conçoit comme « la particularité de certains régimes du XXIe siècle qui se considèrent explicitement comme des réponses nationales, anti-universalistes, viriles et guerrières au système démocratique cosmopolite, efféminé et corrompu. »
Un mois après le déclenchement de l’invasion russe de l’Ukraine, les propos de Hamit Bozarslan revêtent une clairvoyance inédite et inquiétante. « Il est impressionnant (et inquiétant) de voir combien le temps des anti-démocraties, saccadé par un nombre vertigineux de crises et d’événements, revêt néanmoins un semblant de continuité, par la récurrence de thèmes comme « la mission historique », la « revanche », « la vie ou la mort ». De conjoncturels, les discours finissent par se doter d’une matérialité, certains avec des efforts performatifs sur les politiques internes et externes. »
L’ouvrage vise à présenter une définition conceptuelle de l’anti-démocratie, à partir des trois « idéaux-types » que sont la Russie de Poutine, la Turquie d’Erdogan et l’Iran d’Ahmadinejad et de Raïssi. Ces trois pays ont connu des parcours singuliers et des expériences antidémocratiques spécifiques dans leur passé, mais ont pour point commun une forme d’échec à surmonter les crises politiques, économiques et sociales qui s’imposaient à eux dans les années 1990. Poutine, Erdogan, Ahmadinejad et Rohani ont su représenter une dynamique nouvelle à la fin de cette décennie et à l’entrée de la suivante. Ces trois leaders ont ainsi tenté de surmonter la « crise de sens » des systèmes passés par un « nationalisme sécuritaire ».
Premier point d’importance, l’anti-démocratie ne rejette pas le principal électoral. D’abord parce qu’il apporte au dirigeant un semblant de légitimité : la victoire électorale permet « de se prévaloir de la volonté « du peuple-nation » pour mieux contrer les exigences encombrantes de la démocratie ». Loin d’assurer un semblant d’équilibre des pouvoirs, même limité, au sein de ces régimes, le scrutin vient au contraire « miner la démocratie en tant qu’ordre politique », en « criminalisant le dissensus qui lui est consubstantiel ». Et si des institutions telles qu’un parlement, une cour constitutionnelle, une cour des comptes ou encore des structures partisanes existent, ces dernières sont vidées de tout pouvoir et ne permettent aucune alternance politique.
Les structures de pouvoir qui fondent l’anti-démocratie font la spécificité de ce type de régime tel que le présente Hamit Bozarslan, qui les détaille longuement dans le premier chapitre de l’ouvrage. Le régime s’appuie d’abord sur une « nouvelle noblesse d’État », organisée dans des cadres de socialisation – partis, factions – qui, s’ils n’offrent pas de fonctions proprement politiques, distribuent cependant des ressources politiques, symboliques et financières. Mais surtout, ce sont les structures militaires et paramilitaires qui forment un « marqueur net » de différence entre démocraties et anti-démocraties par le rôle qu’elles jouent dans les domaines sécuritaire, économique, social et politique. Le paramilitaire échappe à tout contrôle institutionnel dans ces régimes, agissant comme le feraient des « cartels ».
Ces structures pré-existent en réalité à l’émergence des régimes antidémocratiques décrits dans l’ouvrage. Ainsi, il est possible de remonter jusqu’à la fin du XIXe siècle pour trouver des racines à la structure paramilitaire iranienne, qui obtiendra, en tant que Pasdaran, l’ensemble des attributs d’une armée au moment de la guerre entre l’Iran et l’Irak. Comme le souligne le chercheur, les Pasdaran ont été créés comme bras armé du régime, et non de l’État. Ils constituent une force « à la fois territorialisée et supraterritoriale ». Leur rôle est de « combattre les menaces venant de l’intérieur », comme le stipule un décret du guide émis en mars 2009. Les Pasdaran jouissent d’une force économique exceptionnelle, leur budget s’élevant à presque quatre fois celui de l’armée iranienne. Les gardiens sont ainsi dotés de leurs propres académies militaires, d’une université et même d’une banque. Dirigeant un véritable cartel économique, ils ont la main sur la moitié des télécommunications du pays, sur des barrages, des sites industriels et pétroliers, et des compagnies maritimes. Ils sont finalement à la tête d’un réel complexe militaro-industriel.
La Turquie compte également son lot d’organisations paramilitaires : forces spéciales populaires (HÖH), forces spéciales de police (PÖH) et forces spéciales de gendarmerie (JÖH), recrutant au sein de la droite ultranationaliste. De même, l’économie y comprend de larges secteurs paraétatiques.
En Russie, à la différence des deux autres régimes, l’armée continue à jouer un rôle central au cœur du complexe militaro-industriel, et des sommes colossales lui sont consacrées, comme autrefois en URSS. La Russie compte 1,9 millions de soldats, soit 1,3% de sa population totale. Les services de sécurité intérieure, de leur côté, emploient 915 000 personnes. Cependant, si l’armée se veut une école de la nation, la tradition paramilitaire trouve ses racines plusieurs décennies plus tôt, notamment dans le rôle joué par les organes de renseignement. Aujourd’hui, la Russie de Poutine est dotée d’un vaste réseau paramilitaire. Si les structures privées de sécurité sont interdites sur le sol russe, elles se développent volontiers sur les terrains de guerre étrangers de la Russie, comme la Syrie ou surtout l’Ukraine. C’est le cas de la compagnie Wagner, créée en 2012 et qui comprendrait, selon Reuters, entre 2 500 et 5 000 mercenaires. Appartenant à un oligarque russe pro-Kremlin, elle est commandée par le lieutenant-colonel Dmitri Outkine, connu pour son admiration du régime nazi.
« Son visage a aussi changé avec la disparition du rire et du sourire de tous les jours. Encore présent au début de son ascension, remplacé depuis de longues années par quelques tics gestuels, immuables, il ressemble désormais à la caricature du chancelier des films futuristes comme Children of Men (Alfonso Cuaron, 2006). […] Il est à la fois très familier - puisqu’il occupe presque tout l’espace de visibilité - et énigmatique dans la mesure où il est difficile de donner naissance à ses gestes et à ses brusques revirements d’infatigable metteur en scène d’un théâtre de l’absurde. Il détient la parole ultime qu’aucun de ses partisans ne peut contester, quand bien même tout un chacun sait qu’elle se réduit souvent à des slogans ossifiés à force d’être mobilisés ou à quelques allégories creuses. » Le portrait que brosse Hamit Bozarslan du « leader » de l’anti-démocratie a quelque chose d’intemporel – il relève presque du personnage fictif – tout en collant très précisément à l’image que donnent à voir d’eux-mêmes Poutine, Erdogan et Ahmadinejad – ou Khamenei.
Reprenant l’analyse de Hannah Arendt exposée dans La crise de la culture (1990), Hamit Bozarslan explique la position « médiane » qu’occupe le leader, entre rupture et continuité : il représente un « pont » entre deux moments historiques. Il est à la fois héritier d’une pensée et à l’origine de la création d’un nouveau monde : il est à la fois produit de son temps, de son milieu, de sa génération, de ses cercles de socialisation, et « principe actif » déterminant à son tour le cours de l’Histoire. Ainsi, Poutine, Erdogan, Ahmadinejad et Rohani – ou Khamenei – se considèrent et son considérés comme « les constructeurs de la puissance » et « les fondateurs d’une nouvelle société », d’abord par leur pensée, puis dans leurs actes.
Le leader est l’incarnation de la nation. En effet, l’anti-démocratie se définit comme une réponse agressive, nationale et radicale à la démocratie libérale, qu’elle accuse « d’avoir détruit la nation comme entité organique ». L’anti-démocratie promeut ainsi une violente nostalgie d’empire et est animée d’un désir de revanche sur l’histoire. L’ambition affichée est de restaurer un ordre ancien. Le discours d’Erdogan, de Poutine, d’Ahmadinejad ou de Rohani fait ainsi valoir que la nation a été « corrompue » par l’aliénation des élites aux XIXe et XXe siècles au modèle occidental. Le leader incarne par conséquent la nation, à laquelle il doit permettre de retrouver ses « valeurs authentiques et sa pureté ontologique ».
Seul détenteur de légitimité, le leader a par conséquent des pouvoirs illimités. Le leader est à la fois « volonté faite pouvoir » et chef d’un État-cartel, composé de strates militaires, paramilitaires et sécuritaires, de fonctionnaires de haut-rang, de notables politiques qui évoluent dans une concurrence féroce, et d’une bourgeoisie qui forme, pour sa plus haute part, une « haute kleptocratie ». Oligarques russes et hommes d’affaires turcs ou iraniens sont les principaux bénéficiaires du système, tout en devant se contraindre à des « tests d’allégeance » incessants pour réaffirmer leur loyauté envers le régime.
Cet ordre ancien de la nation puise également ses racines dans la religion : un lien « organique » se tisse entre nation et confession, ce qui permet à l’anti-démocratie de se distinguer de l’Occident, identifié à la « négation radicale des valeurs morales ». Par ailleurs, la religion permet à l’anti-démocratie de doubler la bannière civilisationnelle dont elle dote la nation d’une bannière spirituelle. Enfin, ce vernis religieux repose sur une « essentialisation de l’histoire de l’humanité comme guerre permanente entre bien et mal, dimensions indissociables de la vie ».
Car la guerre est en effet la force motrice de l’anti-démocratie. Les anti-démocraties se caractérisent par leur refus de distinguer la politique interne et le politique externe, qui se définissent toutes deux comme « un unique champ de guerre ». Obsédés par la puissance nationale, les leaders ne conçoivent la politique étrangère que comme un « recours à la puissance de nuisance et à la supercherie ». La guerre a plusieurs enjeux : elle conforte « l’hubris » du leader, fidélise l’armée et subjugue la société qui plébiscite le leader à chaque nouvelle conquête. Elle a également plusieurs dimensions : nationale, puisqu’elle est appréhendée comme condition de survie de la nation ; mais également impériale, car elle entend recouvrir les territoires de l’ancien espace impérial perdu ou tout espace stratégique à proximité.
Le concept d’anti-démocratie émerge au sein d’une profusion conceptuelle : a priori, ce qu’il recouvre pourrait sembler proche de « l’autoritarisme mis à jour », de « l’État-cartel », du « régime hybride », de « l’autoritarisme compétitif », de « l’autoritarisme démocratique » ou encore de la « démocratie autoritaire ». Cette profusion conceptuelle est riche de sens et permet d’appréhender au mieux les particularités de l’anti-démocratie telle que la pense H. Bozarslan.
Cet ouvrage se caractérise par une solide dimension théorique et conceptuelle, doublée par une perspective pratique comparative appuyée sur l’histoire et l’actualité récente. Il est à la fois un travail de sociologue, de politiste et d’historien. Ainsi, la Russie, la Turquie et l’Iran tels que nous les connaissons depuis la fin des années 1990 sont comparés entre eux, mais également avec les régimes totalitaristes des années 1930, pour mieux montrer l’intérêt du concept d’anti-démocratie et souligner la spécificité de ces régimes ; avec la forme qu’arboraient ces mêmes formes politiques avant l’émergence de Poutine, d’Erdogan, d’Ahmadinejad et de Rohani ; et, enfin, avec d’autres formes de régimes autoritaires ou démocratiques. Il s’appuie sur un terrain immatériel, composé majoritairement des discours officiels de ces dirigeants et de leur régime, pris dans la perspective de leur « praxis », afin d’en dégager des constances.
La récente invasion de l’Ukraine par la Russie éclaire d’une sombre lumière les propos d’Hamit Bozarslan, qui offre des pistes d’analyse très fine de ces trois régimes. En s’intéressant à la structuration de ces régimes, au rapport organique qu’entretient le leader à la nation, aux mécanismes de subjugation de la population, à la dynamique de la guerre qui découle de ce modèle et à l’opposition radicale qui distingue l’anti-démocratie de l’Occident, Hamit Bozarslan produit bien davantage qu’un ouvrage conceptuel de science politique ou une analyse comparative de la Russie, l’Iran et la Turquie contemporains. Il offre une vision géopolitique, par ailleurs particulièrement inquiétante. Et de conclure : « en se sacralisant, les anti-démocraties désacralisent les démocraties. N’oublions pas : si la bougie du menteur de l’anti-démocratie reste malgré tout allumée jusqu’au coucher du soleil, c’est que la démocratie elle-même s’avère souvent incapable d’allumer la sienne une fois le crépuscule venu ».
Claire Pilidjian
Claire Pilidjian est diplômée de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en sciences sociales, de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po en « Human Rights and Humanitarian Action » et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Dans son mémoire de recherche, elle s’est intéressée aux enjeux politiques d’une controverse survenue en Jordanie après la diffusion de la première production de Netflix en langue arabe.
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