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France-Iran : entre esquisse de dialogue (nucléaire, prisonniers) et nouvelles crispations (soutien aux femmes révoltées, crise de Gaza)

Par Michel Makinsky
Publié le 02/11/2023 • modifié le 01/11/2023 • Durée de lecture : 24 minutes

Dans les lignes qui suivent, nous allons tenter d’apporter quelques clarifications sur les principaux enjeux bilatéraux. L’extrême volatilité du paysage régional oblige à faire preuve de grande prudence et de modestie dans nos tentatives d’évaluation, le risque d’erreurs (inévitables) étant considérable. Nous aborderons successivement le dossier nucléaire où la France, comme les autres signataires de l’accord du 14 juillet 2015 (JCPOA), se résigne à la perspective de « petits pas » en l’absence d’un retour intégral à celui-ci. En second lieu, la révolte des femmes contre le port du voile imposé par les autorités, assortie d’une contestation frontale contre le régime, a donné lieu à des prises de position du président de la République française soutenant la « révolution ». Ceci a vivement agacé Téhéran et ajouté des crispations supplémentaires suivies par des propos destinés à les apaiser quelque peu.
Le dossier (délicat) des prisonniers français en Iran a connu une petite éclaircie avec la libération de Fariba Adelkhah le 17 octobre 2023, signe d’une tentative (limitée) de détente. Plusieurs ressortissants français sont encore détenus. Nous expliquerons la complexité de cette situation.
L’accord saoudo-iranien du 10 mars 2023 a surpris Paris comme beaucoup de capitales. Ce bouleversement majeur a été salué par la France qui en a souligné sa contribution potentielle à la détente régionale. Ceci devrait donc introduire des opportunités de concertation positive dans le dialogue franco-iranien. En revanche, le soutien quasi inconditionnel apporté par la France (alignée sur Washington) à Israël après le massacre commis par le Hamas le 7 octobre (à peine nuancé ultérieurement par une invitation à des solutions politiques) a été assorti de mises en garde très vigoureuses contre l’implication de l’Iran et du Hezbollah. Ce faisant, Paris a ajouté une nouvelle dose d’irritation à Téhéran. En appelant à une mobilisation de plusieurs Etats à l’image de la coalition (France comprise) engagée contre Daech pour parvenir à l’éradication du Hamas, Emmanuel Macron a pris le risque de défier un allié privilégié de Téhéran, ce qui expose la France à un courroux iranien.

Le dossier nucléaire : fermeté et « petits pas »

Malgré l’état dégradé des relations franco-iraniennes, quelques (maigres) signes témoignent de petites inflexions dans la ligne française. Paris reste ferme sur ses injonctions à Téhéran de respecter de nouveau intégralement ses obligations au titre de l’accord nucléaire du 14 juillet 2015 (JCPOA) et de permettre à l’Agence Internationale pour l’Energie Atomique (AIEA) de reprendre la totalité des contrôles et opérations de surveillance qui sont de son ressort. En dépit de cette posture dure alignée sur Washington et faisant même périodiquement de la surenchère par rapport aux positions américaines, Paris veut maintenir un dialogue a minima avec l’Iran et l’encourager, à défaut d’un retour au JCPOA, à prendre des ‘mesures de confiance’ (‘baby steps’) pour diminuer les tensions en cours. La France a renoncé à imposer immédiatement une résolution du Conseil des Gouverneurs de l’AIEA qui aurait conduit à saisir le Conseil de Sécurité des Nations unies avec une perspective de retour de sanctions de l’ONU. Bien plus, pour tenter de persuader l’Iran de faire preuve de retenue dans son programme nucléaire afin de ne pas franchir des lignes rouges (telles que enrichir de l’uranium au-delà de 60%) susceptibles de déclencher une crise, la France a participé aux réunions informelles entre Européens et Iraniens à Oslo qui ont permis une reprise du dialogue. A cette occasion, le sort des détenus dans les prisons iraniennes a été évoqué, suscitant une mauvaise humeur iranienne qui a empêché ces réunions de produire des résultats concrets. De même, des contacts se sont poursuivis notamment en marge de l’Assemblée générale des Nations unies, où était présent le négociateur nucléaire iranien Ali Bagheri-Kani, en plus des échanges téléphoniques entre le président Raissi et Emmanuel Macron, Hossein Amir Abdollahian et Catherine Colonna.

La France et la révolte des femmes : maladroit soutien à une non-révolution ?

La révolte des femmes contre le voile et le mouvement de contestation qui s’est développé à ce sujet ont considérablement aigri les relations franco-iraniennes. Lors du décès de Mahsa Amini, la jeune femme kurde iranienne morte le 16 septembre 2022 des suites de mauvais traitements infligés lors de son emprisonnement après son arrestation par la police des mœurs qui prétendait qu’elle ne respectait pas la règle du port du voile, Paris a vigoureusement protesté contre ce procédé. En Iran, ce décès a soulevé une forte indignation qui s’est traduite par une vague ininterrompue et croissante de manifestations protestant contre ce que la population considère comme un crime ; initialement, la contestation s’est principalement orientée contre l’obligation de porter le voile, avec une participation massive de femmes et de jeunes filles, en particulier issues des universités. Progressivement, le mouvement a pris de l’ampleur, des hommes et d’autres catégories de la population ont rejoint les protestataires. Il a progressivement recentré ses cibles vers le Guide suprême et le clergé. Paris a pris fait et cause pour ces femmes et en octobre 2022, le président de la République a déclaré que la France se tenait « aux côtés » des manifestants iraniens [2], ce qui avait amené, selon les mêmes sources, Téhéran à dénoncer une « ingérence ». La violence de la répression de l’appareil sécuritaire iranien contre les manifestants a amené le Quai d’Orsay à inviter fermement les ressortissants français présents en Iran à quitter le pays immédiatement.

Mais le président de la République va franchir un pas. Le 11 novembre 2022, il reçoit un groupe d’opposantes iraniennes à Paris, dans le cadre du Forum de Paris pour la Paix. A cette occasion, il leur déclare : « Je veux leur redire vraiment notre respect et notre admiration dans le contexte de la révolution qu’elles sont en train de conduire » [3]. L’utilisation du mot ‘révolution’ a porté l’exaspération des autorités iraniennes à son comble [4]. Le ministre des Renseignements, Esmail Khatib, un ‘dur ‘ du régime, n’hésite pas à affirmer qu’Emmanuel Macron « prend ses ordres d’un agent subalterne de la CIA » [5]. Il va jusqu’à dire que les propos du chef de l’Etat ont un rapport avec la détention de deux « espions » français (Cécile Kohler et Jacques Paris). Le 14 novembre, le président accorde un long entretien à France-Inter où il qualifie de nouveau le mouvement des femmes comme une révolution : « Et ce sont ces femmes qui ont lancé cette révolution… ». Interrogé par les journalistes insistants, il réitère clairement que c’est une révolution [6]. Dans cette interview, il indique qu’il va militer en faveur de nouvelles sanctions contre l’Iran, qui s’ajouteront aux nombreuses sanctions existantes.

Cette posture a très sensiblement aggravé la dégradation des relations bilatérales. Le nœud de la discorde est bien l’emploi du mot révolution. Sommes-nous en présence d’une révolution en Iran ? Maints éléments faisaient défaut lors de ces déclarations et ils sont toujours manquants pour pouvoir caractériser ces révoltes en révolution, même si, depuis lors, la contestation populaire vise, en ciblant le Guide et le clergé, un changement de régime, en l’occurrence la désislamisation de la République. En bref, le mouvement manque d’appuis : la couverture syndicale du pays est réduite en comparaison des pays industrialisés : quelques points forts (syndicats des transports et des enseignants à Téhéran et les grandes villes et des syndicats dans quelques raffineries). Le bazar, très puissant acteur de la société iranienne, ne s’est pas associé au mouvement en dehors de quelques fermetures de boutiques. On ne connaît pas de leaders pouvant dynamiser ce mouvement. La riche bourgeoisie ne s’est pas impliquée en dehors de quelques slogans nocturnes. Surtout, la terreur infligée aux milliers de prisonniers traumatisés après leur libération sous condition, les menaces de représailles contre leur famille, leur entourage, découragent une action de masse pour renverser le régime. Le mécontentement est intact mais l’appareil sécuritaire tient encore la rue. On peut même dire que l’emprise des Gardiens de la Révolution sur le pouvoir ne cesse de croître au détriment du clergé (en déclin) et du Guide (honni) dont la succession est à l’ordre du jour. Il existe un consensus parmi les analystes [7] pour dire que nous ne sommes pas en présence d’une révolution, du moins à horizon visible.

Détenus français en Iran, une timide embellie ?

Un symptôme intéressant : dans un entretien remarqué avec Georges Malbrunot au Figaro publié le 18 mai 2023, peu après la libération de Benjamin Brière et de Bernard Phelan, le ministre iranien des Affaires étrangères s’est déclaré « d’accord pour faire des efforts pour obtenir la libération des ressortissants français qui sont déjà reconnus coupables ». Il ajoute : « mais la poursuite de cette affaire revient au pouvoir judiciaire de notre pays ». Ceci confirme que les rivalités entre factions limitent ce processus. Le pouvoir judiciaire est contrôlé par les ultras, l’arrestation et la détention des prisonniers sont le fait des Gardiens de la Révolution hostiles à la détente avec les Occidentaux. Le chef de la diplomatie va plus loin : « Madame Colonna et d’autres autorités françaises ont déjà fait des pas positifs, le résultat va dans l’intérêt des deux pays ». Quels sont ces « pas positifs » ? H. Abdollahian, après avoir rappelé que les rapports entre Emmanuel Macron et Ebrahim Raïssi avaient bien débuté avant de se gâter avec le soutien du président français « à la révolution » en cours en Iran, relève qu’ensuite ce dernier a révisé sa position en admettant implicitement que le pouvoir ne tomberait pas et a félicité E. Macron pour son attitude « réaliste ». Le ministre iranien avait conclu sur la volonté de « nous débarrasser des malentendus entre nos deux pays ». De ces propos volontairement généraux, nous devinons qu’outre le sort des prisonniers, plusieurs dossiers sont en discussion où les deux diplomaties peuvent converger. L’allusion aux autres administrations que le ministère des Affaires étrangères est significative.

La libération, le 17 octobre 2023, de Fariba Adelkhah, spécialiste de l’Iran, est une heureuse surprise. Binationale (mais l’Iran ne reconnaît en ce cas que la nationalité iranienne), elle était détenue depuis juin 2019 pour des raisons « d’atteinte à la sécurité ». Nous ignorons toujours la nature précise des charges qui pesaient sur elle. Relâchée de la prison d’Evin en février 2023, elle était jusqu’ici interdite de quitter le territoire iranien. Le 12 mai dernier, l’Iran avait libéré deux prisonniers pour raisons de santé, Benjamin Brière et Bernard Phelan également de nationalité irlandaise. Leur état devenait alarmant du fait d’une longue grève de la faim. Les autorités ont voulu « éviter un problème ». Quatre Français sont encore incarcérés : Cécile Kohler et son conjoint Jacques Paris, syndicalistes enseignants qui étaient venus rencontrer (imprudemment) leurs collègues syndicalistes iraniens sous pression du pouvoir. On compte un touriste innocent Louis Arnaud, et un quatrième prisonnier « Olivier », non identifié. Ce dénouement est inattendu car il semblait jusqu’à présent que les négociations pour la libération de F. Adelkhah étaient particulièrement difficiles, du fait que la France ne dispose guère de ‘cartes’, en particulier pas de ressortissant iranien détenu en prison. La Belgique avait pu obtenir le retour d’Olivier Vandecasteele le 2 juin dernier accompagné de deux irano-autrichiens et un danois en échange de l’élargissement d’Assadollah Assadi, condamné à 20 ans de prison en Belgique pour avoir organisé le projet d’attentat contre le rassemblement du CNRI (Conseil National de la Résistance Iranienne, vitrine politique du MKO/MEK alias Moudjahidines du Peuple, organisation armée qui lutte pour le renversement du régime iranien) à Villepinte en 2018. Ses deux complices ont bénéficié du même échange.

En l’absence de contreparties évidentes, quelles conditions ont permis ce retour en France ? Nous en sommes réduits à quelques hypothèses, sachant que les ‘thèmes de négociations’ sont réduits. Un premier facteur émerge. Depuis fort longtemps Téhéran attend en vain de Paris une claire distanciation par rapport au CNRI (très influent dans la classe politique française et européenne avec des relais à l’intérieur de l’Etat). Malgré des démarches insistantes du président iranien Rohani, de son ministre des affaires étrangères Zarif et de diplomates iraniens, Paris n’a pas mesuré l’exaspération croissante de Téhéran pour qui le sujet est très sensible, et a négligé ses avertissements. A notre sens, l’incarcération de nos concitoyens sous de fallacieux prétextes en fait partie. Il y a eu manifestement une erreur d’appréciation. Les dirigeants iraniens réclamaient l’interdiction pure et simple des meetings du CNRI, ne comprenant pas pourquoi un pays entretenant des relations diplomatiques avec l’Iran tolère que des rassemblements appellent au renversement de son gouvernement. On peut penser que dans la discrétion des conversations diplomatiques, les responsables français assuraient leurs homologues iraniens qu’ils n’approuvaient pas vraiment les déclarations du CNRI et de ses invités, mais plaidaient que les libertés publiques en France ne permettent pas d’interdire ces meetings, sauf à démontrer des risques avérés de graves troubles à l’ordre public, ce qui est loin d’être aisé (motif parfaitement pertinent). Les interlocuteurs iraniens auraient à la rigueur pu accepter ce raisonnement si en même temps il était assorti de déclarations de l’exécutif dénonçant ces propos. Or rien de tel n’advint. Certes, les Moudjahidines du peuple ont été « encouragés » à profiter de l’ouverture d’un camp à Tirana (Albanie) à la demande de Washington, mais ceci est loin du compte. On notera que les activités du CNRI ont récemment contraint les autorités albanaises à une intervention ‘musclée’ dans ledit camp [8]. L’attentat avorté de 2018 confirme l’exaspération iranienne, Téhéran poursuivant les arrestations de citoyens français (et d’autres étrangers). Donc, tant que la France ne réprouve pas publiquement le CNRI et ses actions, les conditions d’une négociation pour le retour de ces prisonniers ne sont pas facilitées.

On peut se demander si un ‘petit geste’ n’a pas permis d’améliorer le climat des négociations pour la libération des détenus français en Iran. En effet, le 24 juin, le préfet de police de Paris prend un arrêté interdisant une manifestation du CNRI à Paris. Cette manifestation devait précéder un grand rassemblement (pas interdit) de cette organisation le 1er juillet suivant à Auvers-sur-Oise, son quartier général en France. Le tribunal administratif a suspendu cet arrêté en l’absence de justification suffisante prouvant un risque de trouble grave à l’ordre public (selon une jurisprudence classique). Les autorités iraniennes ont protesté contre ce jugement (en tentant de faire croire que ce dernier reflète une approbation du gouvernement aux manifestations et meetings du CNRI [9]), mais cette très symbolique interdiction a valeur de message (sans être un virage radical). Ce signal à lui seul n’explique pas le retour de la chercheuse française mais a contribué au climat des négociations. Il est permis de supposer que le temps passant, avec un peu plus de discrétion, la « valeur » de Fariba Adelkhah en tant que ‘prisonnière-otage’ avait décru aux yeux de Téhéran, facilitant donc son élargissement.

Les négociations pour la libération des autres français se poursuivent avec une grande persévérance, la France conservant une ligne constante rappelée par Catherine Colonna le 23 mai : libération de tous sans condition, pas de compensation (d’ailleurs Paris n’en dispose pas). Ceci n’empêche pas celles-ci de progresser lentement mais sûrement. Le sort incertain de Cécile Kohler et de Jacques Paris a franchi une étape quand la justice iranienne a annoncé le 12 septembre dernier avoir clos l’enquête, ce qui ouvre la voie à leur procès. Leur libération est compliquée tant que leur situation judiciaire n’est pas fixée.

La France (spectatrice) salue l’accord saoudo-iranien et reste impuissante au Liban

La France a (sobrement) approuvé [10] l’accord irano-saoudien du 10 mars 2023 qui aidera à diminuer les tensions régionales. En rappelant l’existence du « format de Bagdad », rencontre régionale inspirée par Emmanuel Macron pour ce même objectif, Paris montre que, comme Washington, la France n’a pas été impliquée dans ce rapprochement obtenu grâce à l’intervention de Pékin. Du coup, le communiqué français réitère sa mise en garde rituelle en enjoignant l’Iran de « cesser ses activités déstabilisatrices » (expression habituelle dans le vocabulaire français et américain).

Il se trouve que pour la France, cet accord pourrait paradoxalement présenter d’éventuelles retombées intéressantes. En effet, il est permis de penser qu’il pourrait favoriser la stabilisation de l’Irak. Paris, on le sait, accorde une grande importance au développement de l’Irak où les entreprises françaises ont conclu des partenariats dosés : on a vu notamment que Total a accepté que l’Arabie saoudite prenne une part de 20% dans le volet électricité de son mega-contrat, tandis que le Qatar a obtenu une part de 25% du volet gaz de ce contrat. L’Irak pourrait être un des terrains où l’accord saoudo-iranien devrait trouver ses premières concrétisations soit par un partage des marchés soit par des projets communs. L’Arabie saoudite poursuit ses grands projets de réseaux électriques régionaux qu’elle entend déployer chez ses voisins. Or, l’approvisionnement en électricité est une priorité cruciale pour Bagdad qui cherche à diversifier ses sources ; l’Iran est partie prenante en exportant cette énergie en Irak (avec des difficultés de paiement liées aux sanctions américaines). De même, le royaume veut déployer des infrastructures notamment ferroviaires via l’Irak en direction de l’Asie centrale et se relier à l’énorme dispositif de connectivité ferroviaire et maritime en cours dans cette région. Là aussi, l’Iran est partie prenante, en construisant un tronçon au départ de Bassorah [11]. A noter : pour la première fois, un train de fret russe est parvenu récemment en Arabie saoudite via l’Iran [12]. Un symbole fort. Dans ce contexte, les entreprises françaises pourraient participer à ce mouvement qui intéresse aussi le secteur de l’hôtellerie et du tourisme et par ailleurs reprendre langue avec des partenaires iraniens (non sanctionnés). Il est vrai qu’un projet concurrent, l’IMEC (India-Middle East-Europe Corridor) a fait l’objet d’un MOU (Memorandum of Understanding = Lettre d’intention) signé le 9 septembre 2023 par l’Union européenne, la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Inde, les Emirats arabes unis lors du sommet du G20 en Inde. Promu par Biden [13], ce nouveau corridor multimodal (terrestre, maritime, digital…) serait destiné à relier l’Inde au Moyen-Orient y compris Israël, et de là vers l’Europe au port grec du Pirée (opéré par un groupe chinois). En fait, ce projet très ‘politique’ vise à contourner les tracés chinois de la Route de la Soie et écarter l’Iran [14]. Notons que la Turquie est irritée d’avoir été exclue [15] au profit de la Grèce. En dehors du fait que sa viabilité n’est pas assurée, IMEC ne fait pas vraiment concurrence aux autres tracés car s’il voit le jour, il sera achevé plus tard que les autres dont les travaux sont engagés [16]. L’accueil enthousiaste d’Ursula von der Leyen [17] lors de la signature du MOU ainsi que la participation de la France [18] à un dispositif théoriquement contraire aux intérêts iraniens sont un signal de défiance envoyé à Téhéran.

La mission de J.Y. Le Drian au Liban (avant sa nomination à la tête d’Afalula, l’Agence française de développement du projet culturel/ touristique saoudien Al Ula) aurait pu fournir une autre occasion de coopérer à une solution pour sortir de l’impasse politique qui mine le pays du Cèdre. Malgré une concertation avec les différentes parties prenantes, l’horizon ne se dégage guère : bousculer les intérêts et les susceptibilités des bénéficiaires (corrompus) du bourbier actuel ne semble pas avoir donné les résultats escomptés [19]. H. Abdollahian avait dénoncé [20] les déclarations d’Emmanuel Macron le 28 août devant les ambassadeurs français qui évoquait les ‘ingérences’ iraniennes ‘ déstabilisantes’ dans la région. Signe de la mauvaise humeur ambiante, Téhéran a fait alors poser des scellés interdisant l’entrée de l’Institut Français de Recherches en Iran [21]. Visiblement, l’Iran entend garder les mains libres au Liban pour appuyer le Hezbollah et ne veut pas que ses alliés soient politiquement marginalisés au profit de l’influence saoudienne. La proximité très affichée entre le président de la République française et Mohammed ben Salmane ajoute à l’agacement iranien récurrent à l’égard de la France accusée d’être alignée sur Riyad dont elle servirait les ambitions [22].

La crise de Gaza, un nouveau sujet de tensions avec Téhéran

L’opération militaire conduite par le Hamas qui a réussi dans une offensive-éclair à percer les lignes de défense israéliennes en dépit du mur de séparation, des outils de surveillance, des systèmes anti-missiles, etc, a provoqué une énorme surprise et reflète un bouleversement stratégique de première ampleur. Pour Israël, c’est la découverte d’une vulnérabilité inédite avec la montée en capacité militaire du Hamas au niveau de celle du Hezbollah [23]. Surtout, le massacre commis par le Hamas a suscité une émotion considérable en France comme dans toute l’Europe. L’émotion générale a également été partagée par le sommet de l’Etat. Il était inconcevable pour des responsables politiques de ne pas s’associer à l’indignation devant la barbarie qui s’est déployée sur le territoire israélien, avec la mise à mort de plus de 1 400 personnes : femmes, enfants, vieillards surtout dans la population civile sans oublier quelque 222 otages (y compris des binationaux et quelques étrangers dont 9 Français). Ceci étant bien dit, il nous faut dans le cadre de la présente analyse évaluer si - au-delà de la manifestation d’une nécessaire compassion - les prises de position des autorités françaises reflètent une vision stratégique cohérente. Sa nécessité est d’autant plus criante que le risque d’une déflagration générale à l’échelle de l’ensemble du Moyen-Orient n’est pas à exclure, avec des répercussions multiples. Un examen rapide permet de distinguer à côté d’une certaine cohérence sur une ligne de fond, des écarts qui sont peut-être partiellement liés à des facteurs émotionnels mais reflètent sans doute aussi - largement - des erreurs ou absence de vision stratégique. Or elles ont un impact direct sur la relation franco-iranienne qui est le sujet principal de la présente analyse.

Emmanuel Macron met directement en cause l’Iran d’abord en le condamnant pour avoir approuvé l’opération du Hamas. Il reste prudent, toutefois, en reprenant la nuance émise par Washington [24] qui a indiqué qu’il n’existe pas encore de preuve d’une implication directe de l’Iran. Néanmoins, le chef de l’Etat ajoute qu’il estime qu’il « est vraisemblable qu’il y ait eu des aides apportées au Hamas et des coopérations » (ce qui est parfaitement exact). Il n’en dénonce pas moins avec vigueur « les propos publics tenus par les autorités iraniennes » qualifiés d’« inacceptables ». Dans ses communications publiques et téléphoniques [25], le président de la République s’est adressé de façon récurrente aux autorités iraniennes, d’une part en répétant que la France exige la libération des otages détenus par le Hamas, en particulier les Français, et en second lieu en mettant fermement en garde Raïssi contre toute tentative d’escalade ou d’extension géographique du conflit. A l’occasion d’un appel téléphonique au président iranien le 15 octobre, Raïssi non seulement dénonce vigoureusement Israël qui « commet des ‘crimes de guerre ’ en coupant l’eau, l’électricité, les médicaments à la population de Gaza, ainsi qu’en bombardant aveuglément et extensivement des cibles non-militaires et en utilisant même des bombes au phosphore » [26] ; il en profite pour critiquer le gouvernement français « pour avoir empêché les supporteurs des Palestiniens d’organiser un rassemblement en France ». Ce faisant, Téhéran sait que la position française est perçue négativement non seulement en Iran [27] mais dans diverses capitales arabes [28], et en profite pour se poser en ‘leader’ verbal de la défense des Palestiniens.

Mais Emmanuel Macron a créé la surprise le 24 octobre lors d’une conférence de presse conjointe [29] avec le Premier ministre israélien. En premier lieu, il a assimilé le Hamas à Daech et al-Qaida « dont l’objectif même est la destruction de l’Etat d’Israël ». On peut s’étonner d’un tel rapprochement entre organisations qui n’ont ni la même structure (le Hamas a été élu à Gaza et une partie de la population - pas nécessairement majoritaire hors période de crise - le soutient) ni les mêmes objectifs. L’organisation palestinienne peut être qualifiée de terroriste comme les deux autres, a en effet pour but majeur la destruction d’Israël, mais Daech et al-Qaida ont un dessein plus vaste et de nature différente même s’ils souhaitent la disparition de l’Etat « sioniste » selon l’expression consacrée chez les islamistes. Dans la foulée, le président de la République déclare que la France partage avec Israël la volonté de « vaincre ces groupes terroristes ». Paris est légitimement déjà engagé dans le combat pour mettre hors d’état de nuire Daech et al-Qaïda dans le cadre de coalitions existantes, pour protéger des Etats qui en ont fait la demande. Ces deux organisations par ailleurs commettent des attentats en France et ailleurs par des terroristes qu’elles contrôlent ou inspirent. A présent, Paris entre en guerre contre une structure engagée dans un conflit local auquel la France n’était pas partie. Il est vrai que le fait que le Hamas ait probablement tué des binationaux français et en détienne change la relation et ajoute une complication dans la posture française. Emmanuel Macron en sus énonce que le Hamas étant un groupe terroriste, il « ne porte pas la cause palestinienne ». Le problème est qu’une partie de la population palestinienne accorde sa confiance au Hamas pour repousser Israël hors des territoires que revendiquent les Palestiniens, parce que l’Autorité palestinienne est largement discréditée (Israël a dans le passé joué la carte du Hamas pour affaiblir l’Autorité palestinienne) tandis qu’une autre partie n’accepte pas d’être placée sous le joug islamisant du Hamas.

Emmanuel Macron va plus loin en proposant une « coalition régionale et internationale pour lutter contre les groupes terroristes ». Cette lutte doit « être sans merci mais pas sans règles » car les démocraties « respectent le droit de la guerre ». Ce vocabulaire pourrait donc faire croire que la France devient partie au conflit armé qui oppose Israël au Hamas. Il ajoute : « C’est pourquoi la France est prête à ce que la coalition internationale contre Daech, dans le cadre de laquelle nous sommes engagés pour notre opération en Irak et en Syrie, puisse lutter aussi contre le Hamas ». Cette suggestion qui laisse poindre un engagement militaire français a suscité force perplexité et des doutes sur sa faisabilité chez divers experts [30]. En plus il n’est pas évident que cette suggestion rencontre un grand succès chez d’éventuels partenaires. De fait, Emmanuel Macron a dû « corriger le tir » [31] en réorientant sa proposition ; il a précisé qu’il ne s’agissait pas d’envoyer nécessairement des soldats, mais de ‘réfléchir’ à s’inspirer de la Coalition internationale contre Daech. Des pistes de coopération en matière de renseignements seraient envisageables. On devine sans peine que défier directement le Hamas rend encore plus complexe la libération des otages français détenus à Gaza même s’il a laissé entendre « avoir de l’espoir dans les prochaines heures » pour certains otages sans « donner de faux espoirs ». Le Qatar joue un rôle central dans la négociation [32] pour la libération de l’ensemble des otages mais le Hamas en position de force (sur les otages) peut faire monter les enchères [33] et Israël ne peut pas paraître capituler.

Dans cette même conférence de presse du 24 octobre, le chef de l’Etat a réitéré ses avertissements : « Je mets ici en garde [34] le Hezbollah, le régime iranien, les Houthis au Yémen et l’ensemble des factions qui, dans la région, menacent Israël de ne pas prendre le risque inconsidéré d’ouvrir de nouveaux fronts. Ce serait ouvrir la porte à une conflagration régionale dont chacun sortirait perdant ». La France est dans son rôle quand elle véhicule ce message. Elle est consciente des risques de dérapage qui découleraient d’une réaction armée forte du Hezbollah appuyé par l’Iran et les autres milices alliées de celui-ci. Mais dispose-t-on de pareilles mises en garde à l’encontre de Netanyahu afin qu’il ne franchisse pas ce que le camp adverse considère comme des lignes rouges ? Certes, Emmanuel Macron répète l’importance d’épargner les populations civiles, agit pour obtenir des couloirs humanitaires, plaide pour un Etat palestinien (sans Hamas…), appelle au respect du droit de la guerre. Mais est-il audible ? Si la question lui a été posée par ses interlocuteurs à Ramallah et dans les pays arabes qu’il a visités, gageons que Téhéran l’a également soulevée.

En guise de non-conclusion

La situation excessivement fluide qui prévaut dans la crise de Gaza rend tout scénario risqué et aléatoire. Ceci doit inspirer l’humilité chez l’analyste et la prudence pour les décideurs. Les différents dossiers de la relation franco-iranienne sont, comme on l’a vu, à la fois complexes et imbriqués. Par exemple, la solidarité étroite avec Israël dans le présent conflit, avec une quasi déclaration de guerre au Hamas, et dépourvue de considération d’un même niveau pour les Palestiniens au-delà de quelques gestes humanitaires et de rappels en faveur d’un Etat Palestinien est-elle de nature à affecter la libération des détenus français à Téhéran ? L’Iran pratiquera-t-il un ‘linkage’ entre dossiers ou bien, inversement, peut-on espérer qu’il considérera qu’il s’agit de chapitres différents et indépendants ? La France a-t-elle une vision d’ensemble intégrant ces sujets dans le choix de ses options et le dosage de ses positions ? Dans sa relation avec la République islamique, la France a-t-elle une véritable vision stratégique sur ce qu’est, représente (dans tous les sens du terme) l’Iran en tant que puissance ? Ceci suppose de se doter d’une sérieuse appréciation des différentes dimensions de ce pays afin de jauger quelle peut être la nature de nos relations avec lui y compris comme partenaire et pas que comme menace.

Les politologues et analystes militaires sont outillés pour contribuer à pareil diagnostic. Mais ce ne sont pas les seules dimensions à prendre en compte. L’Iran est une puissance industrielle de grande capacité au Moyen-Orient, et les industries françaises, pendant la période où étaient partiellement levées les sanctions américaines, ont pu mener d’importants partenariats qui ont contribué à notre économie. Le potentiel existe toujours. En raison des sanctions la présence de la France s’est réduite [35]. Certains de nos voisins européens, plus pragmatiques, ne se sont pas imposés autant de mutilations sans récompense. Mais le trio France/ Allemagne/Angleterre (E3) qui pilote les relations européennes avec l’Iran ne se départit pas de sa ligne ‘ferme’ en refusant la levée de certaines sanctions prévue [36] en octobre par le JCPOA, suivant en cela l’exemple américain [37]. Ceci n’est pas sans conséquences. Par exemple, Téhéran ne manque d’ailleurs pas de profiter de certaines occasions (Niger) pour infliger quelques vexations à la France [38].

Force est de reconnaître que Paris n’a pas été récompensé par Washington et ses amis israéliens et saoudiens de son zèle dans la ‘ligne de fermeté’ suivie jusqu’à présent. Au contraire. Les chiffres de notre commerce extérieur sont à cet égard sans appel (cf déficit chronique des échanges franco-saoudiens, protectionnisme exacerbé et pressions américaines). Il conviendrait donc d’entendre davantage la voix des entreprises qui ont quelque expérience en la matière. In fine, l’amoncellement et l’imbrication de dossiers de plus en plus lourds et complexes sur le bureau présidentiel rendent de plus en plus urgente la constitution d’un Conseil de Sécurité Nationale sur le modèle américain (déjà proposé par Nicolas Sarkozy en son temps) et sans doute quelques efforts de formation en direction des personnels diplomatiques et des conseillers en charge de zones aussi compliquées.

Publié le 02/11/2023


Outre une carrière juridique de 30 ans dans l’industrie, Michel Makinsky est chercheur associé à l’Institut de Prospective et de Sécurité en Europe (IPSE), et à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée (IEGA), collaborateur scientifique auprès de l’université de Liège (Belgique) et directeur général de la société AGEROMYS international (société de conseils sur l’Iran et le Moyen-Orient). Il conduit depuis plus de 20 ans des recherches sur l’Iran (politique, économie, stratégie) et sa région, après avoir étudié pendant 10 ans la stratégie soviétique. Il a publié de nombreux articles et études dans des revues françaises et étrangères. Il a dirigé deux ouvrages collectifs : « L’Iran et les Grands Acteurs Régionaux et Globaux », (L’Harmattan, 2012) et « L’Economie réelle de l’Iran » (L’Harmattan, 2014) et a rédigé des chapitres d’ouvrages collectifs sur l’Iran, la rente pétrolière, la politique française à l’égard de l’Iran, les entreprises et les sanctions. Membre du groupe d’experts sur le Moyen-Orient Gulf 2000 (Université de Columbia), il est consulté par les entreprises comme par les administrations françaises sur l’Iran et son environnement régional, les sanctions, les mécanismes d’échanges commerciaux et financiers avec l’Iran et sa région. Il intervient régulièrement dans les media écrits et audio visuels (L’Opinion, Le Figaro, la Tribune, France 24….).


 


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