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La normalisation des relations irano-saoudiennes : vers un rebattage des cartes diplomatiques sur l’échiquier moyen-oriental

Par Emile Bouvier
Publié le 30/03/2023 • modifié le 30/03/2023 • Durée de lecture : 8 minutes

Iran’s top security official Ali Shamkhani ®, Chinese Foreign Minister Wang Yi © and Musaid Al Aiban, the Saudi Arabia’s national security adviser pose for a photo after Iran and Saudi Arabia have agreed to resume bilateral diplomatic ties after several days of deliberations between top security officials of the two countries in Beijing, China on March 10, 2023. CHINESE FOREIGN MINISTRY / Anadolu Agency CHINESE FOREIGN MINISTRY / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP

Cet accord sonne d’autre part comme une victoire diplomatique majeure pour la Chine dans une région où les Etats-Unis perdent graduellement en rayonnement, comme Les clés du Moyen-Orient l’expliquaient récemment.

Si le contenu exact des discussions n’est pas connu, le communiqué présente un plan d’action relativement clair : en rappelant leur attachement aux « principes et objectifs des chartes des Nations unies, de l’Organisation de coopération islamique et des conventions et normes internationales », et prenant le soin de remercier l’Irak et Oman pour avoir organisé les précédents cycles de négociation, les représentants saoudiens et iraniens s’engagent :
 à rétablir leurs relations diplomatiques en rouvrant leur ambassades et missions diplomatiques dan un délai n’excédant pas deux mois ;
 à réaffirmer leur respect de la souveraineté des Etats et leur engagement à ne pas interférer dans les affaires internes des autres Etats ;
 à implémenter l’accord de coopération sécuritaire signé le 17/04/2011 et l’accord général de coopération dans les champs de l’économie, du commerce, des investissements, de la technologie, de la science, de la culture, des sports et de la jeunesse signé le 27/05/1998 entre Riyad et Téhéran ;
 à organiser prochainement une rencontre entre leurs ministres des Affaires étrangères respectifs afin d’évoquer les modalités de réalisation du présent accord.

Si des conseillers de la Maison Blanche auraient initialement affirmé que cet accord n’était pas si significatif qu’il n’y paraissait [4], les jours suivant sa signature ont tendu à prouver le contraire : le 15 mars, le ministre saoudien des Finances Muhammad al-Jadaan affirmait que l’Arabie saoudite pourrait « investir très rapidement en Iran » maintenant que les relations entre les deux rivaux se normalisaient ; le lendemain, l’Arabie saoudite révélait [5] que l’Iran s’était engagé à ce que les Houthis, au Yémen, cessent leurs attaques contre les citoyens et intérêts saoudiens [6], posant les bases d’une pérennisation en accord de paix du cessez-le-feu qui, malgré certaines violations épisodiques, parvient à être respecté depuis bientôt un an au Yémen, et le 19 mars, enfin, les autorités iraniennes annonçaient que le président iranien Ebrahim Rasi avait reçu favorablement une invitation du roi saoudien Salman à se rendre à Riyad prochainement [7].

1. L’Iran, à la recherche d’une solution à son isolement diplomatique

La démarche iranienne d’une normalisation de ses relations avec son grand rival saoudien témoigne d’une volonté de l’Iran de mettre fin à son isolement diplomatique après plusieurs mois qui ont pu endommager son image à l’étranger, entre soutien militaire à la Russie dans le conflit en Ukraine, art3568 répression d’un vaste soulèvement populaire réclamant plus de libertés ou encore intransigeance affirmée lors des nouvelles négociations sur le nucléaire iranien.

Au-delà d’une cessation des hostilités indirectes avec l’Arabie saoudite, cet accord témoigne d’une volonté de l’Iran d’intégrer désormais la Chine au sein de l’échiquier moyen-oriental, à une époque où les Etats-Unis s’y voient de plus en plus contestés et la Russie trop occupée en Ukraine pour véritablement parvenir à y devenir l’acteur de référence. En ce sens, la visite d’Ebrahim Raisi à Pékin le 15 février 2023 [8] s’avère éloquente et illustre la stratégie iranienne d’ouverture vers la Chine ; en lui offrant une victoire diplomatique aussi symbolique et médiatique qu’une normalisation des relations irano-saoudiennes, Téhéran scelle un partenariat tout à fait remarquable avec Pékin qu’avait déjà initié, en janvier 2022, l’entrée en vigueur d’un accord politico-économique stratégique de 25 ans entre les deux pays.

Cet accord arrive par ailleurs à point nommé pour un Iran exsangue et profondément meurtri économiquement par les sanctions internationales, notamment américaines : alors que la devise iranienne, le rial, avait perdu plus de la moitié de sa valeur contre le dollar américain depuis l’éclosion du soulèvement populaire de septembre 2022, il bondissait dès le lendemain de l’accord et gagnait près de 16% en valeur face au dollar durant les deux semaines suivantes, après une succession de hausses quasi-interrompue [9].

2. L’Arabie saoudite en quête de nouvelles opportunités

Les dynamiques saoudiennes ayant présidé au choix de conclure, en Chine, cet accord avec l’Iran, s’avèrent similaires en certains points à celles ayant parcouru Téhéran : alors que les relations avec les Etats-Unis se sont brutalement dégradées depuis l’arrivée de l’administration Biden en 2020 [10], Riyad cherchait de nouveaux partenaires dans la région. Donnant de l’écho aux propos de l’ancien ministre saoudien des Affaires étrangères Saud Al-Faisal, qui affirmait lors d’une interview en 2004 que la relation américano-saoudienne n’était pas un mariage catholique mais un mariage musulman, où quatre femmes sont permises (« l’Arabie saoudite ne cherche pas un divorce avec les Etats-Unis, juste à se marier avec d’autres pays » [11]), les autorités saoudiennes ont elles aussi initié, ces derniers mois, un rapprochement avec la Chine : le 15 décembre 2022, le président chinois Xi Jinping se rendait à Riyad [12], quelques mois après une visite malheureuse du président américain qui avait tenté, en vain, de négocier un accroissement de la production saoudienne de pétrole dans le cadre de la hausse des prix liée au conflit en Ukraine [13]. Dans un souci toutefois de ménager son partenaire américain, l’Arabie saoudite a libéré, le 21 mars, le citoyen américain Saad Ibrahim Almadi, condamné à 19 ans de prison après son arrestation en novembre 2021 pour avoir posté des critiques contre le gouvernement saoudien sur Twitter [14].

A travers cet accord inédit avec l’Iran, l’Arabie saoudite cherche par ailleurs certainement à apaiser la situation sécuritaire à ses marges méridionales en trouvant une voie honorable de sortie du conflit au Yémen, sans admettre l’échec de son intervention lancée il y désormais plus de huit ans ; bien que confidentielles, des négociations de paix avec les Houthis se tiennent depuis plusieurs mois sans aboutir [15], toutefois, en un accord formel qui attend fort probablement l’aval de Téhéran [16].

La cessation - au moins officielle - du bras-de-fer avec l’Iran vise peut-être par ailleurs, pour l’Arabie saoudite, a moins investir d’énergie politique et de moyens financiers dans sa confrontation avec son rival chiite et à se concentrer, plutôt, dans l’aboutissement de projets majeurs pour le royaume wahhabite, à commencer par la « Vision 2030 » annoncée en 2016 et dont le but assumé est de faire de l’Arabie saoudite un acteur économique mondial incontournable ayant su diversifier son économie - pour le moment dominée par l’or noir - et qui porterait d’ambitieux projets religieux, sociétaux et politiques qui feraient d’elle un pôle d’influence majeur face à l’Iran [17].

3. La Chine dans le jeu moyen-oriental

Au milieu du tumulte énergétique provoqué par le conflit entre l’Ukraine et la Russie, il est apparu rapidement indispensable pour Pékin de stabiliser un Moyen-Orient représentant 47% de ses importations de pétrole en 2022 [18] ; à cet égard, apaiser les tensions entre les deux pôles du monde musulman à l’origine directe ou indirecte d’une instabilité chronique au Liban, en Syrie, en Irak ou encore au Yémen, s’est avérée une priorité pour les autorités chinoises, d’autant plus que Xi Jinping s’était engagé, lors de sa visite en Arabie saoudite en décembre 2022, à ce que la Chine se fournisse davantage auprès de l’Arabie saoudite en pétrole [19].

D’un point de vue politique, cet accord incarne peut-être l’une des plus grandes victoires de l’offensive diplomatique lancée par Pékin à la suite de l’annonce par Xi Jinping, lors du Forum Boao [20] en avril 2022, de son « initiative de sécurité globale » [21] visant à proposer une alternative à la quasi-omnipotence américaine dans les affaires du monde. Cette victoire s’inscrit, de plus, dans le cadre de la reconduction de Xi Jinping à la tête du parti communiste chinois pour la troisième fois [22] en octobre 2022 puis, le même jour que la signature de l’accord irano-saoudien, à son élection, pour la troisième fois consécutive également, à la magistrature suprême chinoise [23]. En février 2023 déjà, la Chine tentait de s’imposer comme nouvel intermédiaire incontournable de la guerre russo-ukrainienne en proposant l’ébauche d’un projet de paix [24], hautement critiquée dans les sphères nord-américaines et européennes [25].

La Chine exploite à son profit sa posture officiellement neutre au Moyen-Orient, en raison de son investissement politique relativement faible jusqu’ici, pour peser sur les affaires moyen-orientales d’une manière que les Etats-Unis, omniprésents dans la région depuis des décennies et entretenant des relations hostiles avec plusieurs pays de la région - Iran et Syrie notamment - ne sauraient imiter ; Pékin s’est par exemple gardé de critiquer la répression brutale des manifestations en Iran [26] ou la dérive autoritaire en Arabie saoudite [27], tout comme en Syrie où la Chine avait voulu s’imposer comme médiatrice [28]. Il n’apparaît d’ailleurs pas anodin que, quelques jours après l’annonce de l’accord irano-saoudien, Riyad ait annoncé sa volonté de normaliser ses relations avec Damas [29] et que les autorités chinoises s’en soient publiquement réjouies [30] ; ce rapprochement syro-saoudien témoigne par ailleurs, là encore, de la volonté décrite supra de l’Arabie saoudite de redevenir un acteur d’influence politique et économique majeur de la région et non plus l’un de ses belligérants - du moins plus officiellement.

Conclusion

La signature de cet accord irano-saoudien, sous les auspices de la Chine, doit être analysée avec précaution : un simple accord n’enterrera pas plusieurs décennies de rivalité bien souvent armée entre les deux principaux protagonistes du Moyen-Orient. L’aboutissement inédit de ces discussions entre Téhéran et Riyad matérialise toutefois substantiellement la perte d’influence des Etats-Unis - et de la Russie - dans la région au profit de la Chine ; il témoigne également de la mondialisation totale de la compétition de plus en plus farouche opposant Washington à Pékin et dont le Moyen-Orient vient de devenir, lors de ce coup d’éclat diplomatique, l’un des nouveaux champs de bataille.

A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Entretien avec Thierry Kellner - Que veut la Chine au Moyen-Orient ?
 La guerre en Ukraine, révélatrice de l’influence croissante de Moscou au Moyen-Orient (1/2) : une perte de vitesse notable des Etats-Unis dans la région
 Drones kamikazes, missiles balistiques… L’Iran à la rescousse des forces russes en Ukraine (1/2)
 « Femme, Vie, Liberté ! » : des montagnes du Kurdistan aux rues de Téhéran, retour sur l’épopée d’un slogan révolutionnaire kurde historique
 Alors que l’Iran n’a jamais été aussi proche de se doter de l’arme atomique, où en sont les négociations sur le nucléaire iranien (3/3) ? Un nouvel accord plus proche que jamais ?

Sitographie :
 Joint Trilateral Statement by the Kingdom of Saudi Arabia, the Islamic Republic of Iran, and the People’s Republic of China, Saudi Press Agency, 10/03/2023
https://www.spa.gov.sa/w1867376
 Iran Newspappers : Iran, Saudi Arabia agree to restore ties, Iran Press News Agency, 11/03/2023
https://iranpress.com/content/74922/iran-newspappers-iran-saudi-arabia-agree-restore-ties
 Chinese-Brokered Deal Upends Mideast Diplomacy and Challenges U.S., The New York Times, 11/03/2023
https://www.nytimes.com/2023/03/11/us/politics/saudi-arabia-iran-china-biden.html
 Iran Agrees to Stop Arming Houthis in Yemen as Part of Pact With Saudi Arabia, The Wall Street Journal, 16/03/2023
https://www.wsj.com/articles/iran-agrees-to-stop-arming-houthis-in-yemen-as-part-of-pact-with-saudi-arabia-6413dbc1
 Iran Deepens Ties with China, The Iran Primer, 15/02/2023
https://iranprimer.usip.org/blog/2023/feb/15/president-raisi-visits-china
 Xi’s Saudi Visit Shows Riyadh’s Monogamous Marriage to Washington Is Over, Almendron, 09/12/2022
https://www.almendron.com/tribuna/xis-saudi-visit-shows-riyadhs-monogamous-marriage-to-washington-is-over/
 After Xi’s Visit, Are the Saudis Moving on from the United States ?, Unite States Institute of Peace, 15/12/2022
https://www.usip.org/publications/2022/12/after-xis-visit-are-saudis-moving-united-states
 Saudi Arabia releases US national Almadi from prison, says son, Inquirer, 21/03/2023
https://newsinfo.inquirer.net/1745911/saudi-arabia-releases-us-national-almadi-from-prison-says-son
 How Huthi-Saudi Negotiations Will Make or Break Yemen, Crisis Group, 29/12/2022
https://www.crisisgroup.org/middle-east-north-africa/gulf-and-arabian-peninsula/yemen/b089-how-huthi-saudi-negotiations-will-make-or-break-yemen
 IntelBrief : Is a Breakthrough in Yemen Imminent ?, The Soufan Center, 06/03/2023
https://thesoufancenter.org/intelbrief-2023-march-6/
 China’s reliance on Middle East oil, gas to rise sharply, Insights Global, 11/01/2022
https://www.insights-global.com/chinas-reliance-on-middle-east-oil-gas-to-rise-sharply/
 China’s Xi vows to buy more Mideast oil as US focus wanes, AP News, 09/12/2022
https://apnews.com/article/russia-ukraine-saudi-arabia-qatar-tamim-bin-hamad-al-thani-china-government-bcc9cb57ce11712b1fbf0a9ddcfccf04
 Xi Kicks Off Campaign for a Chinese Vision of Global Security, Unite States Institute of Peace, 05/10/2022
https://www.usip.org/publications/2022/10/xi-kicks-campaign-chinese-vision-global-security
 Chine : le président Xi Jinping reconduit pour un troisième mandat à la tête du Parti communiste, FranceInfo, 23/10/2022
https://www.francetvinfo.fr/monde/chine/congres-du-pc/chine-le-president-xi-jinping-reconduit-pour-un-troisieme-mandat-a-la-tete-du-parti-communiste_5435161.html
 Xi Jinping sworn in for third term as China’s president paving way to stay in power for life, Euronews, 10/03/2023
https://www.euronews.com/2023/03/10/xi-jinping-sworn-in-for-third-term-as-chinas-president-paving-way-to-stay-in-power-for-lif
 Ukraine : Beijing’s peace initiative offers glimpse at how China plans to win the war, The Conversation, 24/02/2023
https://theconversation.com/ukraine-beijings-peace-initiative-offers-glimpse-at-how-china-plans-to-win-the-war-200300
 China’s Ukraine Peace Plan Is Actually About Taiwan, Foreign Policy, 06/03/2023
https://foreignpolicy.com/2023/03/06/china-russia-war-taiwan-ukraine-peace-plan-xi-putin/
 Why China Should Remain Neutral in Iran’s Uprisings, International Policy Digest, 01/12/2022
https://intpolicydigest.org/why-china-should-remain-neutral-in-iran-s-uprisings/
 China sets its diplomatic ambitions in the Middle East, Le Monde, 14/03/2023
https://www.lemonde.fr/en/opinion/article/2023/03/14/china-sets-its-diplomatic-ambitions-in-the-middle-east_6019272_23.html
 China’s New Era of Diplomacy : Engaging in Syria, The Diplomat, 25/01/2016
https://thediplomat.com/2016/01/chinas-new-era-of-diplomacy-engaging-in-syria/
 After Iran, Saudi Arabia to re-establish ties with Syria, sources say, Reuters, 23/03/2023
https://www.reuters.com/world/middle-east/after-iran-saudi-arabia-re-establish-ties-with-syria-sources-say-2023-03-23/
 China welcomes rapprochement between Saudi Arabia, Syria, Global Times, 24/03/2023
https://www.globaltimes.cn/page/202303/1287912.shtml

Publié le 30/03/2023


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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