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Entretien avec Marie Ladier-Fouladi - Invasion russe de l’Ukraine : quelles conséquences pour l’Iran ?

Par Claire Pilidjian, Marie Ladier-Fouladi
Publié le 28/04/2022 • modifié le 28/04/2022 • Durée de lecture : 10 minutes

Marie Ladier-Fouladi

Marie Ladier-Fouladi est sociodémographe, directrice de recherche au CNRS/EHESS-CETOBaC. En 2020, elle a publié La République islamique d’Iran vue de l’intérieur (préfacé par Hamit Bozarslan, Éditions du Croquant, 175 p.). Elle revient dans cet entretien pour Les clés du Moyen-Orient sur l’évolution des relations russo-iraniennes, sur les conséquences du déclenchement de la guerre en Ukraine pour les négociations sur le nucléaire iranien, sur la crainte de la Russie de l’éventuelle utilisation du gaz et du pétrole iraniens par l’Occident. Marie Ladier-Fouladi analyse également comment la guerre en Ukraine reconfigure l’implication des puissances régionales en Syrie, et termine cet entretien sur l’impact des sanctions contre l’Iran.

Pour comprendre les conséquences de l’invasion ukrainienne sur les relations russo-iraniennes, il faut revenir sur l’évolution historique de cette relation. Comment peut-on la qualifier ?

Il importe de rappeler que l’on assiste, depuis une dizaine d’années, à une transformation radicale de la République islamique et de sa politique tant intérieure qu’extérieure. Elle s’explique surtout par l’évolution du contexte politique interne sans bien sûr négliger le durcissement des sanctions américaines contre l’Iran, en raison, entre autres, de son programme nucléaire. En 2015, les Iraniens et le groupe « 5+1 » (Etats-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni et Allemagne) sont parvenus à un accord, qui semblait alors satisfaire toutes les parties ; mais au même moment, la République islamique, qui restait attentive à l’évolution de ses relations avec les Occidentaux, a commencé à intensifier ses relations aussi bien avec la Chine qu’avec la Russie. À ce titre, la guerre en Syrie avait rendu les relations entre la Russie et la République islamique très étroites, puisque la première visait les Syriens opposés au gouvernement de Bachar al-Assad grâce à sa force aérienne tandis que la seconde menait la guerre au sol.

Par ailleurs, depuis un peu plus de dix ans, les services de renseignement russes et iraniens mènent une coopération informationnelle en matière de sécurité. Il y a quelques mois, l’un des responsables des Pasdarans a annoncé la mise en place d’une coopération spécifique avec la Russie concernant l’échange de renseignements, et d’une seconde sur la cybersécurité. Sous le deuxième mandat de Rohani, entre 2017 et 2022, la République islamique avait également signé un accord de coopération à la fois économique et informationnelle avec la Russie pour vingt ans. L’un des pans de cet accord prévoit la fourniture de matériel militaire. Un accord similaire a été signé avec la Chine pour une durée de 25 ans. Toutefois, ni la Chine ni la République islamique n’ont clairement détaillé le contenu de cette coopération, qui reste opaque.

Je parlerais donc d’une relation de confiance pour qualifier les liens entre la République islamique et la Russie. En effet, quelques mois après l’élection de Raïssi en 2022, lorsque les Iraniens ont repris les négociations sur le programme nucléaire de la République islamique pour sauver l’accord signé en 2015, étant donné que les Américains sous la présidence de Donald Trump s’en sont retirés en en mai 2018, ils ont fait le choix d’impliquer les Russes, désignés comme une forme de porte-parole pour les représenter lors des pourparlers avec les Américains. Car le Guide suprême avait annoncé que dans le cadre de ces négociations, il ne souhaitait pas de négociations directes avec les Américains. Ainsi, on a vu sur les réseaux sociaux des photographies inédites montrant le porte-parole américain négocier sur le nucléaire iranien face au représentant russe. Cette implication a complètement refondu le rôle de la Russie, en renforçant sa position et en lui conférant une sorte d’ascendant sur la République islamique.

En quoi le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine a-t-il bouleversé le cours de ces négociations ?

Dès le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine et l’instauration de sanctions contre la Russie, cette dernière a reculé sur l’accord de Vienne, qui semblait pourtant sur le point d’être signé. Un consensus paraissait atteint, après de longues négociations, notamment en raison des conditions particulières que réclamait l’Iran quant à la radiation des Pasdarans de la liste américaine des organisations terroristes. Les Américains soutenaient que cette condition ne faisait pas partie des négociations sur le nucléaire iranien - en réalité, des journalistes avaient révélé que des négociations officieuses avaient eu lieu dans ce sens.

Toujours est-il qu’au moment de l’invasion de l’Ukraine, la Russie a demandé un accord écrit de la part des États-Unis, réclamant que la coopération économique et informationnelle avec l’Iran ne soit pas impactée par les sanctions prises à son égard. Et sans la signature de cet accord, la Russie a décrété qu’elle ne signerait pas l’accord sur le nucléaire. Les Américains ont refusé. Ainsi, l’une des principales conséquences de la guerre en Ukraine est la suspension des accords de Vienne, que l’on peut lire comme une forme de prise en otage de la part de la Russie, dans l’espoir d’atténuer les conséquences des sanctions internationales à son encontre. Ces sanctions poussent par ailleurs la Russie à chercher à renforcer ses relations avec l’Iran, ce qui pourrait donner lieu à des reconfigurations importantes d’un point de vue géopolitique.

La Russie ne craint-elle pas un rapprochement des États-Unis vers l’Iran, à la faveur des ressources énergétiques détenues par la République islamique ?

Précisément. La Russie a en effet tout intérêt à contrôler l’avancement des négociations entre la République islamique, les États-Unis et les Européens, car l’Iran pourrait constituer un fournisseur de pétrole et de gaz alternatif. Les premiers producteurs de pétrole que sont les pays du Golfe ne souhaitent pas détériorer leurs relations avec la Russie. En outre, l’acheminement du gaz depuis ces pays vers l’Europe est complexe à mettre en œuvre. Par conséquent, la seule solution envisageable serait la République islamique, qui peut à la fois fournir le pétrole et le gaz et les acheminer jusqu’en Europe, via la Turquie. Pour la Russie, cette solution n’est absolument pas envisageable, car cela affaiblirait les ressources économiques et financières indispensables pour mener la guerre en Ukraine. Si l’Occident se tourne vers cette solution, les relations entre la République islamique, la Russie, les Européens et les États-Unis s’en verraient profondément modifiées.

La Russie fait donc pression sur l’Iran pour éviter qu’une telle solution soit mise en œuvre

Bien sûr. Dès le départ, la Russie a imposé aux médias iraniens de diffuser exactement le même discours sur la guerre que le leur. Ils ne parlent d’ailleurs pas de guerre, mais « d’opération spéciale ». En Iran, comme en Russie, donc, le conflit est présenté comme légitimé par le rapprochement de l’OTAN des frontières russes. À ce titre, il convient de souligner que la République islamique elle-même ne tient pas à voir l’OTAN étendre son pouvoir dans la région. Or, il a beaucoup été entendu au déclenchement du conflit que l’Azerbaïdjan, la Géorgie et l’Arménie seraient les prochains candidats à une adhésion à l’OTAN, car ces pays craignent d’être les cibles de V. Poutine à l’avenir. Or, ces candidatures signifieraient pour l’Iran un encerclement par des membres de l’OTAN. Ainsi, si la Russie perd la guerre, l’Iran se trouvera dans une position difficile ; et, à l’inverse, si V. Poutine remporte ce conflit, sa victoire ira dans l’intérêt de l’Iran. Il faut donc garder en tête ces différents intérêts pour bien entendre les enjeux du conflit actuel pour l’Iran. Une analyse linéaire n’est pas suffisante, car, dans le même temps, un accord avec les États-Unis sur la fourniture de pétrole et de gaz pourrait ainsi aboutir à une levée des sanctions sur la vente de pétrole iranien, ce qui serait extrêmement profitable à la République islamique. Elle disposerait ainsi de ressources importantes pour aussi bien faire face à de nombreuses difficultés économiques internes que financer ses proxys dans la région.

La guerre en Ukraine reconfigure, par ailleurs, l’implication des puissances régionales en Syrie

Quand Israël a condamné l’invasion de l’Ukraine au mois de février, la Russie a immédiatement répliqué en annonçant qu’elle ne reconnaissait plus la souveraineté d’Israël sur le plateau du Golan. Faut-il alors rappeler que le Golan constitue un enjeu stratégique majeur pour Israël. Par ailleurs, Israël mène depuis plusieurs années des raids aériens contre des positions iraniennes en Syrie, dans le cadre d’un mécanisme anti-conflit, un arrangement mis en place entre la Russie et Israël. La condamnation de l’invasion de l’Ukraine ne va donc pas dans l’intérêt d’Israël. Il faut ajouter à cela la présence d’un nombre important de Juifs d’origine russe à l’intérieur de ses frontières. Ces facteurs poussent Israël à prendre de moins en moins une position claire et radicale sur la situation en Ukraine.

De même, les Iraniens craignent des conséquences de ce conflit sur leur position en Syrie. Ce sont en effet les forces aériennes russes qui ont permis aux Pasdaran et ses proxys de mener au sol leurs opérations en Syrie. Il faut rappeler que les Iraniens sont très rapidement venus porter secours à Bachar al-Assad en 2011, en vertu d’un pacte signé entre les deux pays à la création de la République islamique. Au départ, ce sont plutôt les Gardiens de la révolution qui ont envoyé des milices chiites irakiennes sur le front syrien pour combattre les insurgés. Puisque, lorsque Daech a émergé, ces milices sont restées sur place au prétexte de défendre le tombeau de Zaynab, qui se trouve près de Damas. Les Pasdarans ont donc recruté des milices chiites afghanes et pakistanaises, qui forment, respectivement, la brigade des Fatemiyoun et la brigade des Zainebiyoun, et qui combattent aux côtés des Pasdarans et de l’armée syrienne contre les insurgés. Toutefois, leurs difficultés sur le front ont poussé les Iraniens à demander l’aide de la Russie, qui, grâce à sa force aérienne, a pu repousser les insurgés et reprendre une grande partie de la Syrie. Ces milices sont depuis lors restées sur place. Les Iraniens protestent d’ailleurs quand la Russie cherche à s’attribuer le mérite de la victoire dans cette guerre. Cet exemple montre bien que la Russie a souvent tendance à traiter l’Iran comme une forme de subordonné, car elle est très consciente du soutien dont la République islamique peut avoir besoin de sa part, en raison, notamment, de l’appartenance de la Russie au conseil de sécurité de l’ONU.

Par ailleurs, les Pasdarans ont démontré en Syrie leur capacité à former des brigades miliciennes chiites recrutées dans la région. À ce titre, il n’est pas impossible qu’ils fournissent des combattants à la Russie pour mener la guerre en Ukraine. Ainsi, les Iraniens se font l’intermédiaire auprès du Hezbollah libanais pour recruter des combattants et leur faire intégrer le groupe Wagner, en tant que mercenaires. Les estimations chiffrent à 1 200 ou 1 500 dollars le salaire moyen des mercenaires de ce groupe. Il se pourrait donc que les Pasdarans assurent le recrutement de nouveaux combattants, alors que la Russie en a précisément besoin. L’armée russe n’est en effet pas préparée à des interventions comme celle qui a cours en Ukraine, et il semble que beaucoup de jeunes Russes cherchent à échapper au service militaire. Les autorités ont beau dire que les conscrits ne seront pas envoyés sur les fronts, la population se méfie. Des rumeurs circulent selon lesquelles de jeunes soldats sabotent volontairement leur propre matériel afin de ne pas poursuivre la guerre. Dans ce contexte, l’intervention de milices telles que le groupe Wagner est crucial pour la Russie. Et des combattants syriens ou irakiens pourraient représenter des recrues intéressantes à ce titre.

Quel est l’impact concret des sanctions qui sévissent actuellement contre Iran ?

Ces sanctions sont très lourdes. Elles affectent une économie déjà fragile ; et depuis 2017, la situation s’aggrave. Les Iraniens subissent de plein fouet l’affaiblissement de leur pouvoir d’achat et la hausse continue des prix à la consommation, notamment sur les produits alimentaires comme la viande. L’Iran a toujours été une économie rentière, et le chômage frappe durement la population, surtout les jeunes, qui évoluent dans un contexte d’insécurité aggravé par les sanctions et la politique autoritaire du gouvernement.

Des manifestations sont fréquemment organisées pour protester contre la situation économique. Même si les manifestants scandent parfois des slogans politiques ou contre les responsables politiques, ils demandent avant tout au gouvernement de leur garantir ce qu’il leur doit : ainsi, les instituteurs protestent régulièrement contre le très faible niveau de leur salaire, qui les pousse pour beaucoup à occuper un second emploi. Ils réclament notamment la revalorisation de leur salaire et de leur pension de retraite. De même, des ouvriers d’usines grandes ou moyennes manifestent, car ils n’ont pas reçu leur salaire depuis plusieurs mois. Dans ce contexte de mécontentement croissant, les sanctions aggravent la crise et contribuent à une sorte de corruption flagrante de la part des proches du pouvoir. Or, ce sont les Iraniens qui paient le prix le plus fort de cette situation économique désastreuse.

À ce titre, la gestion de la crise sanitaire liée à la Covid-19 est un exemple éloquent. Au départ, le Guide a refusé d’importer des vaccins produits aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, au prétexte que des laboratoires iraniens y parviendraient. Cette stratégie a coûté énormément de vies en Iran, où le nombre de décès liés à la covid fait partie des plus importants au monde. Aujourd’hui, la population n’est toujours pas entièrement vaccinée. En effet, la République islamique d’Iran s’est contentée d’importer des vaccins chinois, russe, ainsi que le vaccin AstraZeneca qui était produit en Inde ou en Suède. Mais cela n’a pas suffi. Et en contrepartie, le gouvernement a octroyé des sommes colossales à ces prétendues entreprises, gérées par les Pasdaran, qui cherchaient à fabriquer le vaccin iranien, anti-covid. Cette gestion chaotique de la crise sanitaire a duré jusqu’à la fin du mandat de Rohani. Après l’élection d’Ibrahim Raïssi à la présidence de la République, le Guide, en omettant sciemment ses recommandations précédentes, a annoncé que la première mission du président de la République islamique était de lutter contre la pandémie. Ainsi, différents vaccins produits dans les pays occidentaux, ont été importés.

Cet exemple cristallise le climat de manipulation et de corruption qui prévaut en Iran, dans le contexte de ces sanctions. Pourtant, les sanctions ne s’appliquaient pas aux médicaments ni aux vaccins, comme l’ont répété à maintes reprises les Américains. Des mafias proches du pouvoir ont d’ailleurs créé un marché noir des médicaments en Iran, en revendant des médicaments à des prix extrêmement élevés ou encore de faux vaccins. Ce système instaure un climat d’instabilité et d’insécurité qui préoccupe grandement la population. Aujourd’hui, les Iraniens, sachant pertinemment qu’ils ne peuvent pas compter sur le gouvernement pour leur venir en aide, cherchent de manière individuelle à trouver une solution pour leur propre survie.

Entretien réalisé le 8 avril 2022

Publié le 28/04/2022


Marie Ladier-Fouladi est sociodémographe, directrice de recherche au CNRS/EHESS-CETOBaC. Ses recherches actuelles portent sur la politique populationniste de la République islamique d’Iran. En s’interrogeant sur la logique idéologique et politique qui anime cette orientation nouvelle de l’État iranien, elle se propose d’examiner divers chantiers mis en place à cette fin pour apporter un éclairage sur le processus de mutation du régime politique et ses conséquences sociales. Marie Ladier-Fouladi a publié notamment Iran : un monde de paradoxes (Nantes, Atalante, 2009), « Iran, un reportage intellectuel 1978-2014 » in Vacarme, n° 68, été 2014, p. 12-221, (dossier coordonné en collaboration avec Sophie Wahnich) http://www.vacarme.org/rubrique448.html, et « La sécularisation en Iran sous la République islamique » in Raison publique, (dossier coordonné en collaboration avec Farhad. Khosrokavar) juin 2015, http://www.raison-publique.fr/article755.html.
Adresse électronique : ladier@ehess.fr
http://cetobac.ehess.fr/index.php?2450


Claire Pilidjian est diplômée de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en sciences sociales, de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po en « Human Rights and Humanitarian Action » et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Dans son mémoire de recherche, elle s’est intéressée aux enjeux politiques d’une controverse survenue en Jordanie après la diffusion de la première production de Netflix en langue arabe. 


 


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