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Le développement de la stratégie gazière turque (1/3)

Par Rémi Carcélès
Publié le 06/07/2022 • modifié le 06/07/2022 • Durée de lecture : 15 minutes

Workers check the Blue Stream gas pipeline in Samsun, northern Turkey, 16 November 2005. Russian President Vladimir Putin, Prime Minister Silvio Berlusconi of Italy and Turkish Prime Minister Recep Tayyip Erdogan will hold a series of talks regarding energy matters following the official opening ceremony of the Blue Stream gas pipeline that transports Russian gas from Izobilnoy, Russia, to Samsun. The 3.2 billion-dollar (2.73 billion-euro), 1,213-kilometer, (758 mile) gas pipeline the world’s deepest, running in places at more than 2000 meters (6,600 feet) below the Black Sea, is expected to reach an optimum annual capacity of 16 billion cubic meters (560 billion cubic feet) a year by 2010.

AFP PHOTO / MUSTAFA OZER
MUSTAFA OZER / AFP

I. L’émergence de la Turquie comme un partenaire énergétique viable pour l’Europe au tournant des années 2000

 
En effet, dès le début des années 1990, Ankara entend profiter de l’implosion du Bloc de l’Est pour s’imposer à nouveau en tant que puissance au niveau régionale en s’appuyant notamment sur sa position géostratégique d’État frontalier des nouvelles républiques indépendantes du Caucase et d’Europe de l’Est, mais aussi sur ses liens culturels et historiques avec le Proche-Orient ou encore l’Asie Centrale. Portée par Turgut Özal - ancien Ministre des Affaires économiques devenu Premier ministre puis Président de la République le jour-même de la chute du Mur de Berlin – cette politique s’appuie en partie sur une volonté de limiter sa propre dépendance aux influences étrangères, en cherchant à réduire le coût de ses importations énergétiques malgré la faiblesse des ressources nationales en termes d’hydrocarbures [1]. Son premier projet de centrale nucléaire anatolienne ayant auparavant échoué [2], le chef d’État mise tout d’abord sur le développement de l’énergie hydro-électrique dans le sud-est du pays, sur l’augmentation des exportations à l’égard des États du Moyen-Orient qui procurent à la Turquie l’essentiel de ses besoins pétroliers, puis sur la libéralisation des échanges avec les nouveaux États "turciques" indépendants. Comme l’Azerbaïdjan ou le Turkménistan dont les sous-sols regorgent également de ressources. Au printemps 1992, suite à la dissolution de l’URSS à la fin de l’année précédente, et quelques mois seulement avant le décès du Président Özal, le gouvernement turc propose ainsi de construire des gazoducs sur son territoire pour transporter les hydrocarbures de la mer Caspienne vers l’Europe sans passer par la Russie. Le 9 mars 1993, un accord est dès lors signé à Ankara pour commencer la construction d’un gazoduc BTE reliant les nouvelles capitales d’Azerbaïdjan et de Géorgie à la Turquie par la ville d’Erzurum, dans l’est anatolien. Décédé le 17 avril 1993, Turgut Özal ne verra néanmoins jamais la mise en service de ce qui s’avérera la première pierre de concrétisation de son projet de puissance dans le domaine du gaz.
 

A) L’arrivée au pouvoir de l’AKP et la multiplication des projets énergétiques dans le contexte de l’élargissement oriental de l’Union Européenne

 
Dix ans plus tard, c’est un certain Recep Tayyip Erdoğan qui est nommé à son tour Premier ministre pour la première fois en 2003 et qui va reprendre à son compte cette vision géopolitique du premier théoricien de la synthèse turco-islamique. Ainsi, si avant l’arrivée de son Parti de la Justice et du Développement (Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP) au pouvoir en 2002, le premier projet de gazoduc Blue Stream reliant la Turquie à la Russie sous la mer Noire (plutôt que par voie terrestre via l’Ukraine, la Moldavie, la Roumanie et la Bulgarie comme c’était le cas jusqu’à présent) a été mis en place, il n’a pas encore commencé à fonctionner et le nouveau gouvernement entend en profiter pour renégocier l’accord précédent avec Moscou. Profitant d’un rapprochement entre des entreprises turques et autrichiennes dans l’optique d’approvisionner les pays d’Europe du centre, de l’est et du sud en gaz azéri et iranien afin de réduire – déjà à l’époque – la part russe dans les importations de l’Union européenne, le nouveau pouvoir turc fait monter les enchères avec Moscou.
Car si l’économie du vieux continent et plus largement d’une grande partie de la région méditerranéenne repose sur les exportations russes, la Russie dépend également en majorité de ces partenaires pour financer sa balance commerciale. Les champs gaziers qui représentent une part très importante de ces échanges en faveurs de Moscou se trouvent ainsi principalement à l’ouest des montagnes de l’Oural, et leur production ne peut donc que s’écouler dans cette direction.
 
Lors de son inauguration finale de 2005 en présence d’Erdoğan et Poutine, mais aussi du Président du Conseil italien de l’époque – en tant que représentant de l’entreprise co-exploitante ENI -, Silvio Berlusconi, des discussions vont alors être ouvertes au sujet du doublement de ce tracé sous le nom de Blue Stream 2. L’objectif étant désormais de faire transiter le gaz russe vers l’Europe par la Turquie soit en passant sous la mer de Marmara vers la Grèce, soit par voie terrestre en direction de la Croatie, de la Serbie, de la Hongrie et de la Roumanie via la Bulgarie voisine. De ce fait, la région de Samsun où débouche le nouveau gazoduc au terminal de Durusu ne devient plus seulement une simple porte d’entrée des ressources hydrocarbures russes, mais aussi une potentielle plateforme multimodale d’interconnexion des réseaux transcontinentaux. Une hypothèse renforcée à l’époque par les discussions qui se tiennent au même moment à l’initiative de la même entreprise italienne pour la construction d’un oléoduc reliant cette région de Samsun sur la mer Noire à celle de Ceyhan – toujours en Turquie, mais sur la côte méditerranéenne cette fois, au sud-est de l’Anatolie – afin de réduire le dangereux et coûteux transit des pétroliers par les détroits du Bosphore et des Dardanelles. De cette seule route maritime traditionnelle dépend alors une grande partie des exportations pétrolières en provenance des gisements encore une fois russes mais aussi kazakhs en provenance des gisements du nord de la mer Caspienne.
 
Ce projet d’un premier n’aboutira finalement pas, mais la stratégie de plaque tournante turque n’en sera pas pour autant mise à mal, bien au contraire. Les mois suivants vont ainsi notamment être marqués par l’élargissement sans précédent à l’sst de l’UE le 1er janvier 2004, qui accueille en son sein dix nouveaux États membres dont huit ayant vécu au sein du Bloc de l’est tout au long de la guerre froide : l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Tchéquie, la Slovaquie, la Hongrie et la Slovénie. Soit autant de nations marquées historiquement par l’ombre de la domination russe et qui veulent en partie réduire leur dépendance à cette puissance à travers cette adhésion collective. Or, cette domination s’appuie notamment sur l’existence d’une importante structure historique d’approvisionnement énergétique de la Russie vers ses anciens États satellites ou alliés. Un réseau qui représente désormais une éventuelle arme entre les mains de Moscou, du point de vue de ces nouvelles capitales européennes, qui craignent de voir leurs importations être mises à mal en cas de tensions avec l’ancien dominion. D’autant plus que cette crainte s’est concrétisée pour une ancienne république soviétique comme la Biélorussie par exemple lors de l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine à Moscou au tournant du millénaire, lorsque le nouveau locataire du Kremlin fit pression sur son homologue biélorusse en brandissant la menace d’une hausse exponentielle des prix du gaz. Dès lors, les rencontres et les études se multiplient pour les nouveaux États européens avec deux principaux objectifs en tête : premièrement, essayer de sortir à moyen terme de leur dépendance historique aux hydrocarbures russes en cherchant d’autres sources potentielles d’énergies, et deuxièmement, dessiner à plus court terme de nouvelles routes d’approvisionnement en dehors du réseau soviétique pré-existant. Puisqu’au-delà de l’élargissement de l’UE, l’année 2004 va également être marquée par l’arrivée au pouvoir de deux dirigeants pro-OTAN dans les anciennes provinces soviétiques de Géorgie et d’Ukraine, avec Mikheil Saakashvili et Viktor Iouchtchenko.
 
Ce changement de paradigme au sommet de ces deux anciennes républiques sœurs va rapidement se matérialiser par une levée de boucliers russes, prenant déjà la forme d’un soutien militaire à la région séparatiste géorgienne puis par la multiplication quasiment au quintuple des tarifs gaziers ukrainiens à partir de 2005. Une croissance exponentielle du coût de l’une des principales sources d’énergie de Kiev qui est justifiée officiellement par Moscou au nom de l’obtention par l’Ukraine du statut d’économie de marché, puis plus tard par le fait que ce pays se sur-approvisionnerait auprès de la Russie en détournant une partie du flux destiné (et payé par) le reste de l’Europe. Or, peu auparavant, un rapport de la Commission européenne avait été rendu public sur l’augmentation constante des besoins en gaz naturel de ses États membres à l’horizon 2030 [3]. Des accusations que le nouveau pouvoir ukrainien réfute dans le contexte de sa volonté de rapprochement avec l’Occident, mettant ainsi à mal l’avancée des renégociations tarifaires avec l’entreprise russe Gazprom. En conséquence de quoi cette dernière décide de mettre ses menaces à exécution en coupant les livraisons de cet hydrocarbure à l’Ukraine à partir du 1er janvier 2006.
 

B) Les premières concrétisation du retour de la menace russe sur le vieux continent et l’accélération de la volonté de diversification des flux vers l’UE : une occasion en or pour Ankara

 
C’est aussi les pays du centre et de l’est de l’Union européenne qui vont pâtir indirectement de la réalité de cette coupure du gaz russe, dans la mesure où leurs projets de contournement de la route d’approvisionnement ukrainienne n’ont pas encore pu aboutir. Kiev accepte dès lors de retourner à la table des négociations, pour obtenir finalement de se fournir désormais à partir des gisements turkmènes et non plus russes, moins chers, mais également vendus par Gazprom, une société directement connectée au Kremlin. Pour les pays frontaliers, le contournement de l’Ukraine et de la Biélorussie – points de passage obligés des gazoducs russes construits à l’époque soviétique – devient dès lors une nécessité aussi pressante, si ce n’est même plus, que la recherche de sources d’approvisionnement en gaz non liées à la Russie. Fin 2005, l’ancien Chancelier allemand Gerhard Schröder qui vient tout juste d’être battu aux élections fédérales par la coalition menée par Angela Merkel est ainsi nommé à la tête d’un conglomérat chargé de la finalisation du premier gazoduc North Stream reliant directement l’Allemagne et la Russie en passant sous la mer Baltique.
 
Un an et demi plus tard, le 23 juin 2007 à Rome, une lettre d’intention est signée entre les dirigeants d’ENI et de Gazprom pour officialiser le projet de construction d’un gazoduc South Stream [4]. Celui-ci, qui s’inscrit dans la même lignée que le précédent comme son nom l’indique, devant permettre cette fois-ci d’approvisionner en gaz russe les États du Sud de l’Union Européenne comme l’Italie en passant de nouveau sous la Mer Noire, mais en direction de la Bulgarie et non de la Turquie contrairement au tracé Blue Stream pré-existant. Un projet qui doit néanmoins également permettre à d’autres nations européennes de contourner l’Ukraine dont dépend également leurs approvisionnements en passant potentiellement par la Bulgarie, la Grèce, la Macédoine, la Bosnie, la Serbie, la Hongrie, la Slovénie ou encore l’Autriche. Cependant, la Turquie n’entend pas être écartée de ces nouveaux projets russo-européens, même si la question du contournement de l’Ukraine a déjà été réglée pour sa part, justement au moment de la mise en service de ce gazoduc Blue Stream. Car si l’hypothèse d’un dédoublement de ce tracé sous le nom de Blue Stream 2 se trouve de fait concurrencé par ce projet de South Stream, Ankara n’a pas pour autant abandonné l’idée de mettre en place un pôle d’échange où se rejoindraient plusieurs pipelines sur son territoire. Toujours dans l’optique de bénéficier à la fois des revenus représentés par la construction d’une telle infrastructure et les droits de transits d’autant de ressources au sein de ses frontières. Mais aussi par rapport aux diverses sources d’hydrocarbures auxquelles l’État turc aurait potentiellement accès et qui lui permettraient également de faire jouer les prix à son avantage en cas de réalisation. Sans parler des éventuels leviers de pouvoir que représentent également le contrôle de ces points de passage pouvant à tout moment être coupés pour faire pression sur les nations autant en aval qu’en amont du réseau de distribution.
 
Dès lors, et dans l’attente des résultats d’études de faisabilité du tracé Samsun-Ceyhan commandité à ENI en 2005, la Turquie avance en parallèle sur un autre dossier qui prévoirait la création d’un hub non pas à la sortie de Blue Stream près de Samsun, mais du côté du terminus du gazoduc reliant Bakou à Erzurum (BTE). Ainsi, dès la fin de l’année 2003 un accord est signé entre Athènes et Ankara pour la construction d’un inter-connecteur reliant les réseaux gaziers de ces deux pays [5]. Suite à quoi une autre étude est commanditée à la Commission européenne sur la faisabilité financière d’un projet comparable, mais reliant cette fois-ci la Grèce à l’Italie par voie sous-marine [6]. Un éventuel gazoduc Trans-Adriatique – du nom de la mer séparant les deux pays – qui s’inscrit en filigrane dans le projet du Corridor Gazier Sud-Européen mené dans le cadre de l’UE et visant à acheminer les ressources du gisement azéri de Shah Deniz découvert en 1999 qui sont justement exportées depuis 2006 par le BTE.
 
L’idée est donc à terme de connecter le gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzurum (BTE) déjà construit – et renommé gazoduc du Sud-Caucase (South Caucasus Pipeline, SCP) entre l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie au trans-adriatic pipeline (TAP) mentionné précédemment dans l’hypothèse de la construction d’un tube sous-marin entre la Grèce et l’Italie, à travers le développement d’un gazoduc trans-anatolien (Trans-Anatolian Natural Gas Pipeline, TANAP) reliant les deux côtés du territoire turc non pas du nord au sud comme prévu pour le projet reliant le Blue Stream de Samsun au port méditerranéen de Ceyhan, mais plutôt de l’est à l’ouest entre Erzurum et la frontière grecque. Ce dispositif devant permettre d’acheminer 16 milliards de mètres cube de gaz par an depuis le gisement azéri en mer Caspienne, soient l’équivalent de ce qui transite alors annuellement par le Blue Stream, et quasiment deux fois plus que le volume annuel qui transite initialement par le BTE.
Des chiffres à relativiser par rapport aux 502 milliards de mètres cube consommés en 2005 au sein de l’UE selon le rapport de la Commission cette année-là, et encore plus vis-à-vis des prévisions de l’époque, d’un total de 815 milliards de mètres cube d’ici à 2030. Surtout sachant que dans le même temps, le premier North Stream est initialement prévu pour avoir une capacité de 27,5 milliards de mètres cube par an et que les premières études de faisabilité du projet South Stream tablaient sur une capacité maximale de 63 milliards de mètres cube exportés annuellement [7].
 

C) De nouvelles potentielles sources d’approvisionnement en gaz non-russes pour l’Europe qui confortent l’ambition turque de devenir un carrefour incontournable des échanges régionaux

 
Pour combler cette différence, un pays membre de l’Union européenne et trois autres États d’Europe de l’est amenés à le devenir depuis, avaient tablée dès 2002 sur encore un autre plan qui aurait permis l’importation de 31,5 milliards de mètres cube annuels depuis un gisement n’appartenant pas à une ancienne république soviétique et sur un tracé ne passant pas non plus par ces territoires. Nommé Nabucco – d’après le titre de l’opéra de Giuseppe Verdi que les cinq dirigeants à l’origine de ce projet allèrent écouter après leur première rencontre à Vienne – ce consortium rassemble donc à l’origine le conglomérat autrichien OMV, le groupe hongrois MOL, la compagnie bulgare Bulgargaz et la firme roumaine Transgaz avec l’entreprise turque BOTAŞ (déjà en charge de la distribution des importations du Blue Stream et impliquée dans le projet d’inter-connecteur avec la Grèce, puis ensuite sur le projet du TANAP) dans le but de permettre au gaz iranien et/ou azéri de s’écouler sur le vieux continent. Une logique de double approvisionnement qui s’explique tout d’abord par la possible imbrication de ce tracé dans la structure des projets déjà existants, et même parfois déjà mis en route, comme encore une fois le tuyau BTE dont la mise en service est à l’origine prévue pour l’année suivante. Mais dont les causes sont aussi toujours à chercher du côté de la logique européenne de diversification des sources d’énergies.
 
L’Azerbaïdjan reste ainsi un État nouvellement indépendant et marqué par des difficultés gouvernementales tout au long des années 1990 dont la stabilité et donc la fiabilité peuvent à l’époque déjà être questionnées. Et dans le même ordre d’idées, l’Iran est déjà à l’époque un paria des relations internationales, vivant sous embargo et étiqueté comme un État membre de "l’Axe du Mal" par le Président américain Georges W. Bush suite aux attentats du 11 septembre 2001. Sauf que la République islamique possède les secondes plus importantes réserves de gaz au monde sur son territoire (derrière la Russie) [8], et n’est à l’époque que la sixième puissance mondiale en termes d’exploitation gazière [9], principalement du fait de son manque de débouché international. Or, cette nation est profondément isolée du point de vue diplomatique – et donc économique -, depuis son changement de régime en 1979, mais se trouve par ailleurs avoir une frontière commune avec la Turquie. Une nation où un modèle de capitalisme compatible avec l’islam est promu depuis les années 1980 à l’initiative d’Özal, et qui va même se retrouver approfondi avec l’arrivée au pouvoir de l’AKP, justement en 2002.
 
À travers cet énième projet, la Turquie entend donc asseoir sa position d’intermédiaire incontournable à la fois du point de vue des pays producteurs orientaux comme la Russie, l’Azerbaïdjan et même l’Iran. Mais aussi par rapport aux pays consommateurs européens dont toute une partie apparaît plus à l’époque préoccupée par les leviers historiques de la domination russe, que par les priorités géopolitiques américaines au Moyen-Orient. Au moment de la première rencontre au sujet de Nabucco, un État comme la Hongrie dépend ainsi à plus de 80% de la Russie pour ses approvisionnements énergétiques, et ce à travers un système d’importation qui peut-être à tout moment suspendu en cas de reprises des tensions avec Moscou, comme le démontrera la première crise russo-ukrainienne de 2006 [10]. Dès lors, les propositions de contournement et de diversification des apports portées par un pays comme la Turquie – qui est par ailleurs encore à l’époque en pleine accélération de son processus d’adhésion à l’UE – apparaissent comme la solution idéale. Pourtant, cela implique de transférer à une autre nation étrangère les leviers de pouvoir que l’on souhaite enlever à la Russie, et de finalement se connecter indirectement à des États potentiellement beaucoup plus instables que l’Ukraine. Par exemple l’Azerbaïdjan et l’Iran donc, mais aussi l’Irak et la Syrie avec qui la Turquie va également se rapprocher en parallèle sur ces dossiers.
 
Comme dit précédemment, depuis la formation du premier gouvernement AKP, la politique étrangère turque s’inspire profondément de la doctrine édictée par Turgut Özal tout au long des années 1980 et au début des années 1990, en la réadaptant au contexte géopolitique du début des années 2000. Une pensée théorisée sous le nom d’özalisme qui vise à la fois à s’affirmer comme une puissance occidentale tournée vers l’Europe et pilier de l’OTAN - afin de représenter un modèle de développement régional mélangeant sa culture islamique aux valeurs démocratiques et économiques libérales -, autant vis-à-vis des ex-républiques soviétiques du Caucause et d’Asie centrale que des États du Moyen-Orient. Appliquée au monde post-2001, cette ambition va être recontextualisé dans l’appareil diplomatique turc sous ce que l’on appellera plus tard la politique de "zéro problème avec ses voisins" (Komşularla Sıfır Sorun Politikası, en turc). Ainsi, contrairement à l’alignement du Président Özal sur la décision d’intervention américaine lors de la Première Guerre du Golfe, en 2003 le Parlement turc - où l’AKP au pouvoir détient la majorité -, refuse d’ouvrir ses bases militaires à la coalition menée par les États-Unis contre le régime de Saddam Hussein en Irak. Un camouflet pour l’administration Bush qui se répercutera sur sa relation initiale avec le premier gouvernement Erdoğan, mais qui permettra à ce dernier de se positionner en véritable leader régional non-aligné. Ce nouveau statut facilitant par la suite les rapports du nouveau pouvoir turc avec les régimes autoritaires à sa frontière comme la République islamique d’Iran et la Syrie du Président Bachar el-Assad, qui depuis l’an 2000 remplace son père à ce poste. La grille de lecture énergétique, et plus particulièrement gazière, nous fournissant à nouveau ici une illustration des conséquences de ce repositionnement.
 
Au-delà du projet Nabucco avec Téhéran, Ankara va ainsi également étudier un temps la possibilité d’une extension jusqu’à son territoire du Gazoduc Pan-Arabe (Arab Gas Pipeline) dont la construction a débuté en 2003 entre le littoral égyptien sur la Méditerranée orientale et les centres d’exploitations jordaniens, libanais et syriens. Une nouvelle potentielle connexion de la Turquie et augmentation de son réseau qui s’inscrit également dans le processus d’études des sources possibles au Gazoduc Nabucco [11]. Ainsi, lorsqu’un accord est annoncé pour l’export par la Turquie de 4 des 10 milliards de mètres cube annuels transitant par le tracé initial, l’objectif affiché est d’ensuite envoyer une partie du flux pompé en Égypte vers le continent européen. Après l’effondrement du régime baasiste suite à l’intervention de la coalition menée par les États-Unis en 2003, l’Irak va également faire son retour au cœur des enjeux énergétiques locaux et mondiaux, en tant qu’important pays producteur d’hydrocarbures. Or, la Turquie est connectée depuis 1977 à son voisin irakien grâce à l’oléoduc reliant les champs pétroliers de Kirkouk au port de Ceyhan. Et dès 2004, des discussions sont entamées entre le nouveau pouvoir irakien et les bénéficiaires de l’Arab Gas Pipeline pour un éventuel raccordement de Bagdad à ce réseau, à nouveau par l’intermédiaire du territoire turc.
 
Toujours dans la même optique de profiter de sa position géographique privilégiée entre l’une des principales régions importatrices d’hydrocarbures et les principaux pays producteurs de ces ressources, la Turquie est également engagée depuis le début des années 2000 dans des discussions avec le Qatar. Celui-ci commence effectivement à s’imposer à l’époque comme un acteur prépondérant sur le dossier énergétique régional en ayant quintuplé sa production de gaz naturel entre 1990 et 2003, grâce à l’exploitation de ses gisements dans le golfe Persique qui représenteraient les troisièmes plus grosses réserves mondiales de cette ressource. Un potentiel qui apparaît à court terme plus exploitable que celui d’Iran - avec qui les gisements sous-marins North Dome et South Pars sont partagés -, mais qui reste persona non grata sur la scène internationale. De plus, en proposant à ses partenaires européens du consortium Nabucco de jouer cette carte, la Turquie continue de faire monter les enchères avec la Russie dans la mesure où l’étendue des stocks qataris (et potentiellement iraniens) ajoutés à ceux déjà exploitables de l’Azerbaïdjan permet de véritablement concurrencer à long terme le monopole de Gazprom sur la question des prix. Deux tracés vont dès lors être potentiellement proposés pour relier le Qatar à la Turquie : un premier pouvant déboucher par voie terrestre sur les infrastructures existantes de l’Arab Gas Pipeline en Jordanie avec une extension à travers l’Arabie saoudite ; un second prenant appui sur le tracé existant entre Kirkouk et Ceyhan pour le pétrole, complété par la traversée de l’Irak jusqu’au littoral koweïtien où une partie sous-marine permettrait de faire la connexion avec le Qatar, si ce n’est également par voie terrestre, à nouveau via l’Arabie saoudite.

Publié le 06/07/2022


Rémi Carcélès est doctorant en science politique à l’Université d’Aix-Marseille au sein du Centre méditerranéen de sociologie, de science politique et d’histoire (MESOPOLHIS) et fellow de l’Institut Convergences Migrations (ICM). Travaillant sur l’insertion des mobilisations politiques transnationales en contexte migratoire, il est également chargé d’enseignement à l’Institut d’études politiques (IEP) d’Aix-en-Provence en introduction à la science politique, relations internationales et analyse des comportements politiques. Dans cette optique, il s’intéresse tout particulièrement au suivi des mobilisations politiques en France au même titre qu’à l’analyse des évolutions géopolitiques contemporaines, notamment liées à la Turquie et ses ressortissants.


 


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