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Entretien avec Joseph Bahout - Après les élections législatives libanaises de mai 2018, à quand la nomination du nouveau gouvernement ?

Par Joseph Bahout, Mathilde Rouxel
Publié le 24/09/2018 • modifié le 04/09/2020 • Durée de lecture : 5 minutes

Joseph Bahout

Des élections législatives se sont déroulées au Liban le 6 mai 2018. On attendait la formation rapide d’un nouveau gouvernement, dont on attend encore la nomination. Quelles sont les raisons qui, en politique intérieure, bloquent la constitution de ce nouveau gouvernement ?

Pour comprendre la situation actuelle, il faut repartir des choses que l’on voyait en germe dès le 6 mai, au moment des résultats des élections législatives. Au lendemain des élections, le Premier ministre Saad Hariri s’est trouvé très amoindri. Il a perdu le rapport de force entre lui et le président Michel Aoun, qui était établi depuis le consensus qui avait permis l’élection présidentielle de 2016. Avec les élections, l’un des nœuds apparents de la question est d’abord que l’environnement du président a beaucoup changé, en raison de l’affaiblissement du parti de Saad Hariri et du renforcement des Forces Libanaises.
Suite aux élections, le parti présidentiel a aussi vu sa prégnance réduite au nord du Liban et à Beyrouth, où les Forces Libanaises ont percé, notamment dans des régions traditionnellement aounistes : ces redistributions ont attisé la crainte des aounistes que le parti rival ne s’impose.

Il y a d’autres choses que l’on a vu venir mais dont on n’imaginait pas l’ampleur. La grande nouveauté de cette situation post-électorale est le retour du régime syrien dans le jeu politique. Il est évident aujourd’hui que le changement de configuration régionale va peser de plus en plus dans la formation du gouvernement. C’est quelque chose qui se révélera manifestement très patent avec le temps.

Par ailleurs, l’un des enjeux de l’élection et de la formation du gouvernement est que la présidence a la volonté de se trouver un successeur, annoncé officiellement depuis le 6 mai dernier : aujourd’hui, au sein du Courant Patriotique Libre, la course à la présidence est déjà ouverte, avec un candidat annoncé qui est le gendre du président.

Ces éléments ont pris énormément d’ampleur, bien plus que ce qui était imaginable au moment des élections, où l’on pensait que le compromis présidentiel aurait pu continuer à fonctionner et à produire un climat de facilitation. On imaginait alors que la formation du gouvernement se réaliserait assez vite, tous les partis connaissant l’équation. Mais les obstacles rencontrés sont de plus grande envergure, ce qui complique la formation, qui va visiblement beaucoup tarder : avec le temps se sont greffés dans le processus d’importants paramètres régionaux qui n’ont pas cessé de grossir – fermeté américaine vis-à-vis de l’Iran, plus grande fermeté saoudienne qui se manifeste au Liban, mais aussi la question du Tribunal international de La Haye qui a rouvert il y a quelques jours le dossier sur la mort de Rafic Hariri en 2005. On peut parler aujourd’hui, en prenant en compte les différentes séquences de voyages présidentiels prévues dans les semaines à venir, d’un report jusqu’à octobre ou novembre.

Quels ont été les principaux problèmes rencontrés par les instances politiques dans la formation du nouveau gouvernement depuis l’élection du 6 mai ?

Des choses ont commencé à apparaître très vite. Alors qu’à l’origine le président et son entourage aouniste, qui avait un appui implicite du Hezbollah, sous-entendait qu’il y avait des ententes jouées avant l’élection, notamment entre Hariri, Aoun et Geagea qui auraient pu être les actrices dans la formation du nouveau gouvernement, il est apparu au lendemain des résultats que le gouvernement devait refléter une nouvelle donne. Cette nouvelle donne est celle de l’affaiblissement de Hariri, qui fait que le pouvoir est aujourd’hui renforcé, et qui conduit Aoun à imposer à Hariri des sunnites rivaux, ce qui n’existait pas auparavant dans le paysage politique. Par ailleurs, il est apparu que le régime syrien a envoyé des messages clairs depuis les élections disant qu’il ne faciliterait pas la formation du gouvernement si Hariri ne s’engageait pas à rétablir une normalité totale dans les relations avec la Syrie.

Il y a d’autre part un soupçon latent, un peu constant, qui laisse penser que Michel Aoun - et le Hezbollah derrière lui - ont des velléités politiques sur la question de la formation du gouvernement, avec la volonté de changer l’esprit de Taëf. Cette idée de changer les précédentes politiques inquiète leurs adversaires, en raison du fait que l’objectif de cette transformation serait de créer un bloc ministériel qui serait en faveur du président. De là apparaît un nouvel alignement entre rivaux - Walid Joumblatt, Nabih Berri et Samir Geagea - qui veulent défendre les acquis de Taëf pour éviter un dangereux déséquilibre.

Nous sommes aujourd’hui à la veille d’une nouvelle redistribution des cartes et d’un nouvel équilibre politique dans la région qui se traduit directement au Liban.

Les bouleversements régionaux ont-ils un impact sur la difficulté que rencontre la classe politique libanaise dans la formation du nouveau gouvernement ?

Ce qui se passe au niveau syrien et régional est aussi une chose importante pour comprendre le blocage dans la formation du gouvernement, davantage même que ce qui se passe au niveau libanais, qui est vrai mais qui se pare de faux semblants, d’alibis et de prétextes qui ne tiennent pas toujours la route. Il est important donc de s’attarder sur l’énorme transformation engagée par le rapport de force qui est en train de se jouer dans la région, dont on peut anticiper les répercussions au Liban.

Nous pouvons distinguer trois choses. Dans un premier temps, implicitement, tout le monde sait que nous nous trouvons aujourd’hui dans une logique américaine d’affaiblissement très fort de l’Iran. Le rapport de force régional peut changer à ce niveau dans les mois qui viennent, et appelle à lancer les paris sur les conséquences d’un rééquilibrage des forces. Dans un deuxième temps, paradoxalement, tout le monde voit que le champ de bataille syrien tourne à l’avantage du régime : on attend aujourd’hui la fin de la bataille d’Idlib pour dégager un résultat très clair - que le camp adverse se rende. On constate ainsi que compte-tenu de ces réalités en suspens, personne au Liban n’est véritablement pressé d’établir un gouvernement. Le troisième facteur important est la fin des audiences du Tribunal Spécial pour le Liban (TSL) attendue pour fin septembre, quatre ans après l’ouverture du procès des assassinats de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri et d’autres en 2005. Les enjeux de ce procès pour Hariri est l’attente de l’accusation ouverte ou non du Hezbollah comme principal responsable de ces assassinats. Cette décision internationale transformerait à nouveau le rapport de force instauré au sein de la classe politique libanaise.
L’intérêt de tous, aujourd’hui, est donc de jouer le temps. Le seul élément qui mette tous les acteurs au pied du mur est l’élément économique, qui peut sonner le glas du système.

Pour Michel Aoun également, la carte du temps n’est pas la plus stratégique, dans la mesure où l’attente de la nomination du nouveau gouvernement mine son mandat présidentiel, basé sur le slogan de la présidence forte. Ces considérations sur le jeu régional renvoient donc à nouveau à la grande question domestique de la présidentielle, qui plane ; pour Gebran Bassil, qui a pris la tête du parti de Michel Aoun, le gouvernement doit traduire sa montée inexorable vers le pouvoir et non altérer sa légitimité. Or aujourd’hui, avec ce gouvernement si familier des Libanais d’expédition des affaires courantes, le président se trouve dans une position contradictoire où il se trouve privé d’exécutif – les accords de Taëf renvoyant le pouvoir exécutif non pas à la présidence mais au Conseil des ministres dans son ensemble.

Lire également :
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Publié le 24/09/2018


Joseph Bahout est professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et chercheur à l’Académie diplomatique internationale.


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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