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Elections législatives libanaises : malgré une percée de la contestation, les partis traditionnels se maintiennent

Par Ines Gil, Karim-Emile Bitar
Publié le 18/05/2022 • modifié le 18/05/2022 • Durée de lecture : 5 minutes

Lebanon’s Interior Minister Bassam Mawlawi speaks during a press conference as he announces final results for some districts in Lebanon’s parliamentary elections at the Interior Ministry in Beirut on May 16, 2022.

LOUAI BESHARA / AFP

Le 17 octobre 2019, une vague contestataire avait déferlé sur le Liban pour dénoncer la corruption et le système confessionnel déficient. Les élections du 15 mai dernier marquent la traduction de cette contestation, la ‘’Thawra’’, en gains politiques. Au total, 13 candidats de diverses communautés religieuses, tous issus de la révolte, ont arraché des sièges au Parlement libanais. Cette petite percée était attendue et elle reste marginale. Mais elle témoigne de la progression des demandes réformatrices et séculières dans un Liban verrouillé par le confessionnalisme, où les partis communautaires dominent sans partage la vie politique depuis la fin de la guerre civile.

Avancée de la contestation et vote sanction

Pour l’instant, l’avancée des forces contestataires est symbolique. Avec 13 députés sur 128, elles n’ont pas de poids suffisant au Parlement pour jouer un rôle significatif dans la vie politique, à moins de s’allier avec d’autres forces. Mais dans certaines régions, l’élection de ‘’candidats du changement’’ comme ils se nomment, a des conséquences politiques fortes. Ainsi, dans la circonscription Sud III, deux candidats réformateurs ont été élus, Firas Hamdan et Elias Jrade (liste Ensemble pour le changement), privant le Hezbollah et ses alliés (liste Espoir et loyauté) qui régnaient en maître sur la circonscription depuis 1992, de deux sièges.

C’est le principal enseignement de ces élections : le Hezbollah soutenu par l’Iran et ses alliés ont perdu la majorité au Parlement. Dans un Liban durement frappé par la crise financière de laquelle ils n’ont pas réussi à faire sortir le pays, ils ont été visés par un vote sanction selon le chercheur Karim Emile Bitar, directeur de l’Institut de Science politique à l’Université Saint Joseph de Beyrouth et professeur de Relations internationales : « dans la circonscription Sud III, c’était en partie une réaction contre la tentative du Hezbollah d’imposer sur sa liste un banquier à la réputation sulfureuse, Marwan Kheireddine. Celui-ci est réputé avoir été un des principaux bénéficiaires des ingénieries financières et son nom a été évoqué dans les Pandora Papers. La présence de Kheireddine, décidée en accord avec Amal et le Parti socialiste progressiste (PSP) de Walid Joumblatt, a été mal perçue par les électeurs libanais, même chez les partisans du Hezbollah (…). Pendant ce scrutin, une parole s’est libérée, d’autant plus que le Hezbollah était déjà accusé depuis deux ans d’avoir succombé à l’hybris, de s’être montré arrogant et d’avoir fait obstacle à l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth. » Le ‘’Parti de dieu’’ souffre aussi d’une érosion des soutiens chez les autres communautés religieuses selon le chercheur : « il y a un affaiblissement considérable de certains alliés du Hezbollah dans les milieux chrétiens. L’ancien député grec orthodoxe Elie Ferzli, qui était le vice-président de la chambre et allié du Hezbollah, vient de perdre son siège. Il avait été très critiqué pour ses liens avec les banques, mais aussi pour ses positions ultra communautaristes (…). En somme, l’échec de figures majeures de la vie politique liées au parti chiite, comme Marwan Kheireddine, Elie Ferzli, Weam Wahab et Talal Arslan affaiblit le Hezbollah. »

Maintien des formations confessionnelles

Mais le Hezbollah reste le représentant exclusif des chiites puisqu’il obtient l’ensemble des sièges réservés à cette communauté. Il va donc continuer à jouer un rôle majeur dans la vie politique et aura même sûrement un véto sur des grandes décisions. Ainsi, malgré la crise, et même si le Parlement connaît des recompositions et voit de nouvelles figures contestataires émerger, les partis traditionnels se maintiennent. Le grand gagnant de cette dynamique est la formation des Forces Libanaises (FL), soutenue par l’Arabie saoudite, qui s’impose comme le premier parti chrétien. Les FL obtiennent 19 sièges au Parlement, contre 17 pour le parti chrétien rival Courant Patriotique Libre (CPL), la formation du président Michel Aoun alliée au Hezbollah. La progression des FL s’explique par le vote sanction dû à la crise financière, mais aussi, et surtout, par sa posture de premier opposant au Hezbollah note Karim Emile Bitar : « les Forces Libanaises ont profité des incidents sécuritaires de Tayounneh (octobre 2021) pour resserrer l’électorat autour d’eux. Ils se présentent comme le premier rempart chrétien face au Hezbollah, et même chez les autres communautés [non-chrétiennes], comme le vote utile pour ceux qui s’affirment hostiles à l’armement du groupe chiite. Par ailleurs, ils ont un point commun avec le Hezbollah : leur machine électorale est très professionnelle, bien huilée. Très organisés, ils parviennent à mobiliser de manière efficace ». Et même à attirer une partie de l’électorat sunnite dans certaines régions, comme à Tripoli.

Reste que la majorité de l’électorat sunnite semble avoir préféré l’abstention, après le retrait de Saad Hariri de la vie politique en janvier dernier et son appel à boycotter le scrutin. Symbole de cette indifférence, dans le quartier beyrouthin de Tarik Jdide à majorité sunnite, des partisans du Courant du futur ont installé une piscine gonflable géante en pleine rue pour appeler à boycotter les élections.

Ce scrutin témoigne ainsi de l’ancrage toujours profond du confessionnalisme dans la société libanaise. Bien que le système confessionnel, générateur de crises politiques continues, ait largement montré ses limites, les communautés restent attachées à la figure du ‘’zaïm’’, le chef communautaire. En temps de crise, malgré l’incapacité des responsables politiques à sortir le pays du marasme financier dans lequel il est plongé, les électeurs ont sans doute choisi de se tourner vers des figures communautaires rassurantes, connues, plutôt que vers des partis séculiers nouveaux, peu installés dans la vie politique. Par ailleurs, il ne faut pas oublier un élément essentiel qui permet aux forces traditionnelles de ce maintenir : le clientélisme, qui semble s’être renforcé depuis le début de la crise. L’aide financière au niveau de la communauté resserre les Libanais, victimes d’une paupérisation dramatique, autour de parrains communautaires qui distribuent des cadeaux à tout va.

La vie politique éclatée

Au lendemain de ce nouveau scrutin, le porte-parole du secrétaire général de l’ONU, Stéphane Dujarric, a appelé à la « formation rapide d’un gouvernement inclusif. » Mais le Parlement libanais est maintenant éclaté entre plusieurs forces qui vont devoir s’entendre pour former un gouvernement. Aucune majorité ne se dégage à l’heure actuelle. La formation d’un futur gouvernement va dépendre du positionnement des candidats contestataires (13 députés) et de certains candidats indépendants (dont les liens avec des formations traditionnelles restent pour le moment flous), mais surtout de la capacité des députés à faire des concessions selon Karim Emile Bitar : « on risque d’aller vers une impasse politique si aucun des deux camps ne fait de concession. Le Parlement n’a pas de majorité claire, il faudra des personnalités consensuelles, aussi bien pour le poste de Premier ministre que pour un éventuel remplaçant du président Michel Aoun quand son mandat prendra son terme à l’automne. Il est probable qu’on revienne à un de ces compromis boiteux à la libanaise, où chacun obtient sa part du gâteau sans vraie vision pour le pays. » L’élection d’un nouveau président risque de pâtir de la fragmentation du Parlement comme le rappelle le journaliste Paul Khalife : « la fragmentation du paysage parlementaire pourrait mettre en péril l’élection présidentielle prévue en octobre prochain. La première séance de cette élection exige en effet un quorum des deux tiers des membres de la Chambre [1] ».

Le Liban a pourtant besoin d’une nouvelle dynamique claire et d’un élan politique fort pour sortir de la terrible crise dans laquelle il est plongé depuis presque trois ans.

Publié le 18/05/2022


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


Karim-Emile Bitar est directeur de recherche à l’IRIS et professeur associé à la Faculté de droit et de sciences politiques de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. Il est spécialiste du Moyen-Orient et de la politique étrangère des Etats-Unis. Il a notamment dirigé en 2007 "Regards sur la France. Trente spécialistes internationaux dressent le bilan de santé de l’Hexagone", publié aux éditions du Seuil, qui propose un tableau contrasté d’une France en pleine crise existentielle.


 


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