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Henry Laurens est Professeur au Collège de France, spécialiste de l’Orient arabe.
Henry Laurens dresse au cours de cet entretien pour Les clés du Moyen-Orient la généalogie de la notion de Moyen-Orient. Faisant remonter son usage à l’époque coloniale où elle se limite à un vocable bureaucratique propre à l’administration de l’Empire britannique, il montre comment le Moyen-Orient en est venu à désigner un espace caractérisé par sa situation de crise permanente ou les conflits locaux, régionaux et internationaux sont intrinsèquement liés les uns aux autres. Géopolitique, la notion de Moyen-Orient tombera en désuétude le jour où ces crises auront pris fin.
Le Moyen-Orient est une notion géopolitique, il n’existe pas en soi. En tant que tel son usage est nécessairement dû à un rapport de force et il a changé à de multiples reprises. La définition de l’espace que l’on désignera par la suite comme relevant du Moyen-Orient est lié à l’arrivée des Européens dans l’Océan indien qui, au XVIe siècle, place le cœur du monde musulman entre deux mers destinées à passer sous domination occidentale. Alors qu’il désignait auparavant ce que nous appellerions aujourd’hui plus volontiers l’Asie du Sud-Est, le terme d’Orient n’arrive cependant en Méditerranée qu’à la fin XIXe siècle. On parlera désormais de Proche-Orient par opposition à l’Extrême-Orient asiatique et cette nouvelle désignation tient à la nouvelle importance stratégique que prend la région après la percée du Canal de Suez. Le terme de Moyen-Orient commence à être employé au début du XXe siècle. Il s’agit alors d’une terminologie britannique désignant les territoires situés sur l’Océan Indien et où les postes diplomatiques sont dirigés, depuis Bombay puis Delhi, par le gouvernement des Indes. Cela concerne le Golfe persique et la Perse tandis que la juridiction du Foreign Office s’arrête au Caire. La notion de Moyen-Orient vient donc d’une perception britannique et n’est jamais employée par les Français qui préfèrent parler de Levant ou de Proche-Orient, des espaces qui couvrent toute la Méditerranée orientale, Grèce comprise.
Le Moyen-Orient reste une division administrative d’abord liée à la réalité coloniale britannique, à la période mandataire et à la Seconde Guerre mondiale. En clair, le Moyen-Orient correspond, selon une boutade de l’entre-deux-guerres, à la distance qui sépare le Foreign Office de l’Indian Office. Créé en 1920, le Middle East Department du Colonial Office doit gérer les mandats confiés par la Société des Nations aux Britanniques sur des territoires de l’ancien Empire ottoman : la Palestine, l’Irak et la Transjordanie. Ensuite, à la Seconde Guerre mondiale, le terme connaît une inflation considérable puisqu’il désigne un théâtre d’opérations qui comprend la Méditerranée orientale dans sa totalité avec la Grèce et la Yougoslavie, et qu’il apparaît dans l’intitulé d’innombrables instances bureaucratiques gérant l’économie de guerre sur l’ensemble territorial unifié allant de l’Egypte à l’Inde. La conception britannique va finir par prévaloir après la Seconde Guerre mondiale. Elle est partagée par les Américains qui sont les grands vainqueurs du conflit et va s’imposer dans l’usage courant au cours les décennies suivantes. La zone géographique désignée par le terme de Moyen-Orient va s’étendre sous l’influence américaine. Le Middle East Journal, revue liée organiquement au Département d’Etat américain, suit les développements politiques d’une zone qui s’étend du Maroc au Pakistan. Cette conception du Moyen-Orient s’impose alors dans les études françaises alors même que le monde levantin disparaît.
Si la notion s’est imposée depuis la Seconde Guerre mondiale, l’usage actuel date des années 1990 et correspond à l’émergence en géopolitique de la zone MENA (Middle East and North Africa) ou ANMO en français. Aujourd’hui, le terme de Moyen-Orient est courant en arabe. Un nouveau concept cependant pourrait contester la notion de Moyen-Orient, l’Asie occidentale qui correspond à une terminologie de l’Organisation des Nations unies. Mais le terme d’Asie occidentale ne pourra s’imposer que lorsque les problèmes du Moyen-Orient seront résolus, quand la région sera pour ainsi dire « dé-géopolitisée ». Pour conclure, le Moyen-Orient tel qu’on l’entend aujourd’hui correspond en fait à l’Islam continental, à l’Islam des premières conquêtes arabes, celui de 750 qui s’étend de la Méditerranée à l’Indus. Il s’agit d’un espace de circulation historique qui, malgré la très grande diversité des réalités humaines qu’il recouvre, a façonné un domaine culturel assez cohérent.
Si l’on prend un autre jeu de référent, en 1800, du point de vue européen, l’Orient commence à Trieste, aujourd’hui sous souveraineté italienne. Toute l’histoire de la Méditerranée depuis le début XIXe siècle est celle de la réduction de l’Orient. En 1900, toute la Méditerranée orientale relève du Levant. Salonique, qui est aujourd’hui une ville grecque, était un port levantin. Le Levant qui était une réalité commerciale et culturelle avec ses identités cosmopolites, a disparu définitivement dans la deuxième moitié du XXe siècle. A partir de 1981 et l’entrée de la Grèce dans l’Union européenne commence l’européanisation des Balkans, elle se poursuit après la fin du monde bipolaire quand la Roumanie et la Bulgarie se rapprochent de l’Europe occidentale avant que les Etats anciennement yougoslaves n’aspirent à la rejoindre à leur tour. Cependant, en 1981, personne n’a pris la mesure de ce que pouvait impliquer l’entrée de la Grèce, un pays qui culturellement et historiquement ne relève pas de l’Europe, sa qualité d’héritière de l’Antiquité classique étant une large farce.
Si l’Europe avait du être fondée sur une identité culturelle commune, elle se serait limitée au monde catholico-protestant, le respublica christiana dépositaire des héritages médiéval, classique et baroque. La Grèce contemporaine est une puissance orthodoxe qui n’a pas connu de Moyen Âge et que la période franque n’a que peu influencée. En fait, la Grèce ne commence à intégrer le monde européen qu’à la période romantique et de manière fantasmée. A partir du moment où les Balkans chrétiens sont entrés ou sont appelés à entrer dans l’Union européenne, on a certes une continuité religieuse mais elle se fait par le biais de l’orthodoxie. On recouvre alors la rupture entre la chrétienté occidentale et la chrétienté orientale qui s’incarne à la jonction des domaines croate et serbe. Or, à partir du moment où l’on intègre à l’Union la Grèce et les Balkans, on n’a plus aucune raison de ne pas accepter la Turquie. Jusqu’à Ankara l’espace turc est la continuité de l’espace balkanique. L’histoire ottomane est une histoire balkanique, on ne peut donc pas refuser l’entrée de la Turquie dans l’Europe au nom d’une identité géographique européenne puisqu’on l’a trahi en franchissant la ligne de Trieste en 1981. La Bulgarie, la Roumanie et la Grèce sont des puissances orthodoxes avec des patriarches qui piétinent largement les pouvoirs locaux. La raison fondamentale est en fait celle de la taille de la Turquie, mais l’histoire de la Turquie contemporaine dont les fondateurs se sont employés à éradiquer l’héritage chrétien de l’Anatolie brouille les pistes.
Depuis 1798 et l’expédition entreprise par Bonaparte en Egypte, ce que nous appelons aujourd’hui le Moyen-Orient est un espace de compénétration entre un champ de force local et le champ de force international. Les acteurs locaux font intervenir des acteurs régionaux et des acteurs extrarégionaux dans leurs conflits en fonction des rapports de force. Ce qui a façonné le Moyen-Orient, c’est le système politique international pervers qui régit tout cela et qui l’a transformé en un vaste champ de batailles dont les clés sont multiples. La pression sur les ressources en pétrole en est une mais ce n’est pas la seule. Il faut aussi prendre en compte toute une archéologie de représentations politico-religieuses. La charge historique et symbolique supportée par la région ne concerne pas seulement ses acteurs propres mais porte bien au delà, au niveau international. La Palestine est un exemple particulièrement parlant. On ne peut comprendre le conflit que l’on s’y livre sans confronter les représentations concurrentes dont ce territoire fait l’objet. Pour les Occidentaux, la Palestine c’est l’Ancien testament et la mémoire de la Shoah, tandis que pour les musulmans c’est un lieu sacré usurpé par le colonialisme.
Cela va de pair avec la construction par les diplomates et les observateurs occidentaux d’une exception moyen-orientale. Un hypothétique bloc arabo-musulman y apparaissait rétif à toute transition politique alors même qu’au cours des décennies 1980–1990, les dictatures d’Europe du sud et d’Amérique latine ainsi que l’URSS et les démocraties populaires s’effondraient. Un pluralisme durable paraissait impossible dans le grand Moyen-Orient car toujours perçu comme susceptible d’ouvrir la voie à des ingérences extérieures. Ce modèle pourtant fondé sur des travaux scientifiques a volé en éclat en 2011. J’ai depuis pris l’habitude de dire que les « printemps arabes » sont une révolte des objets d’études contre leurs analyses. Bien qu’on assiste à un retour de la géopolitique en Libye ou en Syrie avec une projection des rapports de force externes sur les rapports de force internes, la Tunisie et l’Egypte ne sont plus des systèmes fermés, ces pays voient naître des espaces politiques pluralistes où plusieurs acteurs sont en concurrence pour le pouvoir. L’exceptionnalité autoritaire qui était un des critères de définition du Moyen-Orient est donc battue en brèche. A travers elle, c’est la pertinence même de la notion et son caractère exclusif qui sont remis en cause.
Si l’on se livre à une extrapolation de long terme en partant du postulat que l’Union européenne n’a plus de contenu culturel depuis qu’elle a intégré des puissances orthodoxes, l’Europe pourrait être définie comme un ensemble de pays ayant accomplis leurs transitions démocratique et démographique. Si la Turquie qui a terminé sa transition démographique entre dans l’Union entre 2030 et 2035, elle sera suivie par les pays arabes du bassin méditerranéen une fois leurs transitions accomplies à l’horizon 2050. La Tunisie a déjà fait sa transition démographique et les autres pays du monde musulman sont en train à la rejoindre. Il faut tout de même garder à l’esprit que les pays arabes méditerranéens ont bien plus de relations économiques et humaines avec l’Europe de l’Ouest qu’avec le Golfe. De ce point de vue là, le concept de Moyen-Orient tel que nous l’entendons aujourd’hui pourrait ne pas survivre au siècle qui s’ouvre.
Allan Kaval
Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.
Henry Laurens
Historien et professeur titulaire de la Chaire d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France, Henry Laurens est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels La Question de la Palestine, Tome quatre, 1967-1982, Le rameau d’olivier et le fusil du combattant, Paris, Fayard, septembre 2011 ; Le rêve méditerranéen, Paris, CNRS Editions, 2010 ; avec Mireille Delmas-Marty, Coordination d’Hana Jaber, Terrorismes, Histoire et droit, Paris, CNRS Éditions, 2010.
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