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A partir de l’intervention de Camille Rouxpetel (docteur en histoire de l’université Paris-Sorbonne) intitulée « l’idéal de pauvreté dans les récits de pèlerinage mendiants en Terre Sainte, XIIIème – XIVème siècles », le samedi 15 juin 2013, dans le cadre du colloque du groupe Questes [1] « Précarité, fragilité, instabilité au Moyen Age », 14 – 15 juin 2013.
Lors du consistoire pontifical de 1322 au cours duquel franciscains et dominicains débattaient de la question de la pauvreté apostolique, l’évêque franciscain de Caffa, Jérôme de Catalogne, argua du déploiement missionnaire des Mineures « des côtes du Maroc aux Indes » et du martyre trouvé par neuf de ses frères pour témoigner du dévouement évangélique de son ordre. La défense de l’ordre franciscain est ainsi très liée à son identité missionnaire. Or cette identité missionnaire rencontre la pauvreté, centrale dans l’ordre franciscain. Double pauvreté, même, d’abord pendant le pèlerinage (on a faim, on s’épuise, on meurt parfois), ensuite dans le contact avec les chrétiens d’Orient. Rappelons qu’à l’origine certains auteurs ont jugé le pèlerinage peu conforme à la religion chrétienne : Saint Jérôme y voit ainsi une forme de paganisme, incompatible avec une religion chrétienne entièrement spirituelle, et Augustin affirme que Dieu est partout et que le pèlerinage n’a donc aucun sens, et que de plus le pardon des péchés ne peut être accordé suite à un simple voyage. Au XIIIème siècle encore, Jacques de Vitry, évêque de Saint-Jean-d’Acre, critique le pèlerinage, qui jette sur les routes des jeunes gens sans expérience, au péril de leur vie et de leur âme. On dénonce aussi la curiosité des pèlerins, qui ne va pas avec le sérieux liée au pèlerinage : c’est là une critique récurrente : le pèlerin ne saurait être un simple voyageur, encore moins un touriste. Malgré ces critiques, le pèlerinage s’est imposé, dans le catholicisme, comme l’une des principales manifestations de dévotion, et l’un des moyens de faire sa pénitence – donc d’acheter son salut – les plus répandus.
La première croisade (1097) marque une rupture : l’Orient est désormais largement ouvert à tous, et, en même temps, Jérusalem s’impose comme la destination privilégiée de pèlerinage [2]. Mais il s’agit pour la papauté d’encadrer cette dévotion : le départ est interdit aux clercs s’ils n’ont pas l’autorisation de leur évêque. Et pourtant, les auteurs des récits de pèlerinage sont surtout des clercs. Au XIIIème siècle, avec la création des ordres mendiants, un nouveau rapport à la pauvreté et au pèlerinage commence à se construire. La marche, spirituelle comme matérielle, occupe une place importante dans la renovatio christianitatis (la rénovation/renaissance de la chrétienté) que souhaitent François et Dominique, les fondateurs des ordres franciscains et dominicains. L’image du Christ pèlerin va devenir un topos dans l’iconographie du XIIIème siècle : il s’agit donc pour l’homme pieux de « suivre nu le Christ nu », en adoptant les mêmes conditions de vie, en pratiquant volontairement l’instabilité et la précarité. Rappelons que François d’Assise prend ce modèle au pied de la lettre, lui qui se déshabille publiquement pour renoncer à ses biens et symboliser sa conversion, et qui prend le nom de « poverello », le petit pauvre. Les difficultés de vie pendant le pèlerinage, qui étaient jadis un facteur répulsif, deviennent alors un facteur qui attire ces Mendiants : le pèlerinage s’impose comme une pratique ascétique, au même titre que le jeûne. Les Mendiants aiment à citer l’Evangile de Matthieu : « quiconque aura quitté à cause de moi sa maison, ses frères et ses sœurs, son père et sa mère, sa femme et ses enfants, recevra le centuple et héritera de la vie éternelle » (19.29).
D’où un recentrement de la foi et des pratiques de dévotion sur le pèlerinage, pensé comme l’un des modes privilégiés de « l’imitation du Christ » (imitatio Christi) qui seule peut conduire au salut. Par exemple, Riccoldo da Monte Croce, un dominicain qui séjourne en Orient entre 1288 et 1300, emploie le même mot (peregrinatio) pour désigner le pèlerinage, le Chemin de Croix et la fuite en Egypte de la Sainte Famille. Le modèle de Saint François prêchant devant le sultan d’Egypte al-Kamil en 1219 joue aussi pour pousser Franciscains et Dominicains sur les routes de l’Orient [3]. Partir en pèlerinage, c’est donc, pour le chrétien du XIIIème siècle, marcher dans les traces du Christ – a fortiori si on part en Palestine, terre du Christ et berceau de la chrétienté, à la fois Terre Promise et Terre Sainte. « Cette terre […], le Rédempteur l’a illustré par sa venue, honoré de sa résidence, consacré par sa Passion, racheté par sa mort, signalé par sa sépulture » écrit ainsi Robert le Moine, l’un des chroniqueurs de la première croisade. Effectuer un pèlerinage, ce n’est plus seulement faire un voyage : la pérégrination physique correspond désormais à une pérégrination spirituelle. Les pèlerins qui arpentent les routes de l’Orient ont littéralement l’impression de marcher dans les pages de la Bible : les lieux qu’ils traversent, du Sinaï à Jéricho, de Galaad au Jourdain, leurs sont familiers.
La fascination des Mendiants pour la pauvreté est projetée sur les moines d’Orient. Depuis longtemps, l’Occident pense que le monachisme oriental est resté plus fidèle à la vie évangélique et aux Pères du Désert. En 1144, Guillaume de Saint Thierry, abbé cistercien, dit ainsi aux frères du Mont-Dieu de suivre la « lumière de l’Orient » (lumen orientale). Les églises chrétiennes sont d’ailleurs orientées vers l’est, vers le soleil levant, symbole du Christ, mais aussi vers cet Orient d’où est venu le christianisme. Les moines, en particulier les moines égyptiens, sont ainsi clairement des modèles, et ce depuis très longtemps : on insiste sur la vie solitaire qu’ils mènent, sur leur austérité, sur leur pratique du travail manuel. Ces trois aspects vont structurer l’image du monachisme oriental dans tous les récits de pèlerinage. Les Eglises d’Orient seraient restées plus proches, spirituellement comme géographiquement, de l’Eglise originelle. Les pèlerins relèvent tous l’importance du monachisme en Orient : les moines y sont universellement respectés, leurs conditions de vie sont très rigoureuses, leur respect du modèle apostolique est absolu. En Occident, de nombreux moines – notamment des Spirituels, mouvement dissident de l’ordre franciscain qui veut appliquer à la lettre les principes du fondateur – comparent la règle de Saint Benoît, base du monachisme occidental, avec celle de Basile, fondement du monachisme oriental. La rencontre avec l’Orient est ainsi à la source d’une intense réflexion ecclésiologique.
Parmi ces moines modèles, les moines de Sainte-Catherine du Sinaï sortent du lot. Ce monastère se distingue en effet tant par une histoire prestigieuse (il a été fondé au milieu du VIème siècle sur l’ordre de l’empereur Justinien) que par son emplacement privilégié (au pied du Mont Sinaï, où Moïse eut la vision du buisson ardent) ; la dévotion très forte à Sainte Catherine en Occident explique aussi l’importance donnée à ce monastère dans la littérature de pèlerinage. En effet, ses moines sont très mentionnés, notamment par les Mendiants. Ceux-ci relèvent tous l’amabilité de leur accueil, et leur pauvreté, vue comme un renoncement et non comme un manque. La pauvreté des moines n’est pas le signe de leur fragilité économique, mais un choix spirituel et religieux. Niccola da Poggibonsi, moine franciscain qui fit un grand pèlerinage en Orient et laissa un célèbre Livre d’outremer, écrit ainsi en 1346 qu’« ils sont très renonçants », ce qui est la principale qualité monastique : les moines choisissent de s’éloigner du monde pour se rapprocher de Dieu. Maigres, vêtus d’habits en lambeaux, malnutris, le corps souvent marqué par des pratiques extrêmes comme la flagellation, les moines d’Orient sont de véritables modèles de précarité. De fait, les modes de vie des moines de Sainte Catherine – rappelons que les moines orientaux n’ont pas de règle formalisée comme c’est le cas en Occident, mais suivent des pratiques de vie – sont très rigoureux et ascétiques : levés aux aurores pour chanter la messe, multipliant les retraites dans les montagnes proches ou les ascensions rituelles des trois mille marches du Mont Sinaï, ils pratiquent aussi le jeûne et le silence. Les Franciscains d’ailleurs ramèneront d’Orient certains pratiques religieuses, notamment le « chemin de croix » (accomplir une marche rituelle qui reprend la montée au Calvaire du Christ). Certaines « renonciations » ont dû particulièrement frapper les visiteurs occidentaux : les moines de Saint Catherine ne reçoivent qu’un litre d’alcool par mois : en Occident, la ration moyenne d’un moine est d’environ deux à trois litres par jour… Autant de pratiques dont la rigueur avait de quoi séduire les visiteurs occidentaux, et qui participent de la bonne réputation des moines orientaux. Les conquérants musulmans eux-mêmes n’avaient pas dérangé ces monastères : Ibn al-Athîr, chroniqueur arabe, écrit ainsi qu’ils sont tous peuplés de « saints hommes ». La foi des moines rayonne au-delà des fractures entre religions.
Les moines du Sinaï se caractérisent enfin par leur générosité : ils distribuent abondamment aux visiteurs, mais aussi aux Arabes qui viennent demander l’aumône au monastère, les légumes et les fruits venus de leur jardin. Si aujourd’hui le Proche-Orient est davantage associé au désert, il n’en va pas de même à l’époque : les visiteurs reprennent fréquemment le topos des « jardins dans le désert », en écho avec une Terre Sainte où coulent le lait et le miel, en écho aussi avec le jardin d’Eden, voire, peut-être, avec le souvenir mythifié des « jardins de Babylone ». Jacques de Vérone, un moine de l’ordre des Augustins, visite ainsi un monastère près de Jéricho dont il décrit longuement le jardin florissant, jardin centré autour d’une source que Saint Sabaydon aurait faite couler par miracle. Robert le Moine, cité plus haut, écrit : « Jérusalem est le nombril du monde ; son territoire, plus fertile que tous les autres, offre pour ainsi dire les délices d’un autre paradis ». On rapporte aussi une légende : des moines de Sainte Catherine se seraient perdus dans la montagne : alors qu’ils étaient sur le point de mourir de faim, la Vierge leur aurait offert par miracle une nourriture délicieuse. Ce miracle rappelle à son tour celui de la manne, cette nourriture envoyée par Dieu pour sauver les Hébreux lors de leur errance dans le désert. Le contact avec les moines orientaux contribue ainsi à l’invention d’un Orient imaginaire, bien avant l’orientalisme du XIXème siècle.
La générosité des moines d’Orient contraste évidemment avec leur pauvreté : moins ils ont, plus ils donnent. Or cette générosité est une manifestation concrète de la charité (caritas), vertu fondamentale du christianisme, qui désigne en fait l’amour du prochain, reflétant celui que Dieu a pour le genre humain. C’est parce que les moines pratiquent cette charité que leur terre est fertile. Pour le dire autrement, les moines ont des fruits à donner, précisément parce qu’ils les donnent. A ces monastères pauvres et pieux s’opposent au contraire, dans les récits de pèlerinage, des villes riches et viciées, qui profitent du pèlerinage pour s’enrichir.
Séparés par les dogmes et les pratiques, les moines d’Orient et les pèlerins d’Occident partagent ainsi l’essentiel : un même amour pour Dieu, et, à travers lui, pour l’homme. La comparaison avec l’Orient, si elle nourrit chez certains auteurs (Jacques de Vitry, Guibert de Nogent, Burchard de Mont Sion) un mépris pour des Eglises orientales pensées comme autant d’hérésies, peut également produire le sentiment inverse. L’importance donnée à la pauvreté comme à la charité sont autant de points communs entre Orient et Occident, d’où le sentiment d’une appartenance commune, d’une universalité de l’identité chrétienne. Dans la perspective grégorienne, la diversité des Eglises est compatible avec l’idée d’une chrétienté unifiée : les Chrétiens d’Orient sont les « frères » de ceux d’Occident (voir Les Chrétiens d’Orient au Moyen Age). Ce n’est qu’au XVème siècle que cette vision d’une chrétienté à la fois une et plurielle (« tout comme un manteau est fait de plusieurs pièces tout en restant un manteau » écrit Guillaume de Tyr) cèdera la place, en Occident, à une vision mettant l’accent sur la réunification forcée des différentes Eglises.
Les moines d’Orient sont ainsi pensés et perçus comme des modèles de dévotion et de pauvreté par les pèlerins occidentaux, notamment à partir du moment où la naissance des ordres mendiants a replacé la pauvreté au cœur de la vie spirituelle. La caritas des moines d’Orient, manifestée dans leur générosité, contribue à la construction d’une communauté pérégrine qui se pose comme une christianitas, une chrétienté commune unissant les deux rives de la Méditerranée.
Bibliographie :
– C. Rouxpetel, « L’identité d’un chrétien occidental, pèlerin en Terre sainte, face à la diversité des chrétiens d’Orient : l’approche de Burchard de Mont Sion », Bulletin de Questes n°24, sur l’identité.
– C. Rouxpetel, Terram sanctam perambulavi. Le regard des voyageurs latins sur les chrétiens d’Orient (Cilice, Syrie-Palestine, Egypte) du XIIème au début du XVème siècle, thèse de doctorat préparée sous la direction de J. Verger, soutenue en décembre 2012.
– Danielle Régnier-Bohler (éd.), Croisades et pèlerinages : récits, chroniques et voyages en Terre Sainte, 12ème – 16ème siècle, Paris, 1997.
– A. Vauchez, François d’Assise, Fayard, 2009.
Florian Besson
Agrégé d’histoire, élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, les recherches doctorales de Florian Besson portent sur la construction de la féodalité en Orient Latin, après un master sur les croisades.
Notes
[1] Questes est une association regroupant des doctorants médiévistes en histoire, en littérature, et en histoire de l’art. Voir son site : http://questes.hypothses.org/
[2] Cf A. Winkler, Le tropisme de Jérusalem dans la prose et la poésie (XIIème – XIVème siècle). Essai sur la littérature des croisades, Genève, 2006.
[3] Voir J. Tolan, Le saint chez le sultan : la rencontre de François d’Assise et de l’islam, Seuil, 2007.
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