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Entretien avec Nikolas Jaspert - Chrétiens et musulmans dans l’espace méditerranéen au Moyen Âge, un modèle de vivre-ensemble ?

Par Nicolas Hautemanière, Nikolas Jaspert
Publié le 15/09/2014 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 6 minutes

Dans ce cadre, il s’est intéressé à la question des relations entre Chrétiens et Musulmans dans l’espace méditerranéen au Moyen Âge, sur laquelle il revient pour Les Clés du Moyen-Orient.

Lire la version originale, en allemand : Interview mit Nikolas Jaspert, Das Mittelmeerraum im Mittelalter : Modell für das Zusammenleben von Christen und Muslimen ?

Lors de votre leçon inaugurale à l’université d’Heidelberg, vous avez désigné l’espace méditerranéen au Moyen Âge comme un « monde fluide ». Dans quelle mesure peut-on désigner cet espace comme une interface entre mondes musulman et chrétien ? Les relations interculturelles étaient-elles fondamentalement différentes de celles du monde contemporain ?

Il y a peu d’espaces dans lesquels l’islam et la chrétienté – ou, pour mieux dire, les Musulmans et les Chrétiens, je préfère employer ces termes, puisque nous parlons avant tout de personnes – se sont autant rencontrés que dans l’espace méditerranéen. Ce n’est pas le seul lieu, mais c’est sans doute celui où Chrétiens et Musulmans se sont rencontrés le plus fréquemment. Ceci tant de manière conflictuelle que plus ou moins pacifiquement, par exemple dans le cadre de relations commerciales. Un monde « fluide », donc, parce que ces contacts étaient de natures diverses et ont présenté des formes variables. Ils pouvaient parfois devenir belliqueux (là-encore, on peut observer des situations très variables), et ont également pris des aspects très divers dans le domaine commercial. Dans quelles mesures ces relations étaient-elles différentes de celles d’aujourd’hui ? Elles ont sans doute été différentes, et également plus violentes, en raison des activités et de la violence infra-étatiques présentes dans l’espace méditerranéen (avec les corsaires, ou la piraterie). Mais ceci ne concerne pas seulement les relations entre Chrétiens et Musulmans. Les attaques des corsaires sévirent également entre Chrétiens. Tout n’est pas déterminé que par la religion : la pénétration de l’Etat dans l’espace méditerranéen pré-moderne est moins forte que dans le monde contemporain. Ce sont des espaces maritimes moins contrôlés que de nos jours.

Dans l’espace méditerranéen, vous vous êtes en particulier intéressé à la péninsule ibérique. La question de la cohabitation de Chrétiens et Musulmans dans cet espace a conduit à de violentes controverses. La « convivencia [1] »1 fut d’une part présentée comme un modèle de tolérance transposable dans le monde contemporain, tandis qu’elle fut d’autre part dénoncée comme une construction idéologique des historiens. Pourriez-vous présenter l’opinion de la recherche contemporaine à ce sujet ?

Le problème est toujours débattu. Certaines personnes dépeignent une image harmonieuse et mettent en avant la cohabitation pacifique de ces groupes. D’autres soulignent qu’il y eut sans cesse des frictions, des conflits et des inégalités. Dans cette mesure, on ne peut pas dire qu’il y ait une « opinion de la recherche ». Il y a cependant une tendance de la recherche, qui voit l’idée d’une convivencia d’un jour plus favorable qu’il y a une trentaine d’années encore. Il y a une certaine nostalgie pour la convivencia. Ma position à ce sujet est qu’on devrait plutôt parler en terme de pragmatisme. Le concept de conveniencia (opportunité, opportunisme) me plaît davantage que celui de convivencia. Dans certaines conditions, il est « convenient » (opportun), c’est-à-dire utile et pratique, de se comporter l’un envers l’autre de manière cordiale et pacifique, ceci par pragmatisme. A d’autres moments, il est peut-être moins opportun de se comporter ainsi, et on a recours au conflit, parce qu’il y a en fin de compte des relations tendues entre les religions, ceci d’un côté comme de l’autre. Et ces relations ont varié.

Diriez-vous que la situation est comparable dans les autres espaces-frontières de l’espace méditerranéen ? On pense en particulier au Royaume latin de Jérusalem, pendant et après les croisades.

Ce sont en effet des cas comparables. Le royaume de Jérusalem et la péninsule ibérique sont tout à fait semblables, dans la mesure où dans les deux cas de grandes parties de la population n’étaient pas chrétiennes mais ont vécu sous des souverains chrétiens. Et on ne cherche pas à envoyer systématiquement des missionnaires parmi ces populations. Ni sur la péninsule ibérique, ni dans l’Etat des Croisés. Sous cet aspect, ce sont des espaces que l’on peut sans doute comparer au sein de la chrétienté. Peut-être pourrait-on y ajouter le royaume de Sicile à une certaine époque.

Peut-on dire que ces espaces-frontières ont contribués à la compréhension interreligieuse entre Chrétiens et Musulmans au Moyen Âge ?

Indirectement, oui. Mais il ne faut pas comprendre que les habitants et auteurs de la péninsule ibérique ou du royaume de Jérusalem se soient donnés pour but de faire preuve d’un respect égal à l’égard de l’autre religion. Mais ils le firent malgré tout. Sans le vouloir, si l’on veut, car des œuvres furent traduites dans ces régions. Or, ces œuvres furent reconnues dans l’Occident latin, ne serait-ce qu’en raison de l’autorité de certains auteurs musulmans et arabes – car ils ne sont pas tous musulmans. Ceci menait à une certaine considération à l’égard de quelques auteurs et peut-être à une relative acceptation de certains aspects de l’Islam.

Quelle a été l’époque décisive pour ces échanges ?

Les XIIe et XIIIe siècles. Sans doute aussi le XIVe siècle, selon les vagues de traduction. Au tournant du XIIIe au XIVe siècle, on a également des auteurs qui ont porté une grande attention à l’Islam. Raymond Lulle [2] ou Raimond Martin [3] acquirent parmi d’autres une connaissance approfondie de l’Islam qui devait leur permettre de mener le christianisme à la victoire. Cette connaissance ne s’explique donc pas par une tolérance vis-à-vis de l’Islam. Mais dans les faits, elle permit de faire connaître d’autres religions dans la chrétienté latine.

Qu’est-ce qui change à partir du XIVe siècle ? Les échanges interreligieux diminuent-ils ? Quels événements doivent ici être soulignés ?

Il faut considérer chaque espace séparément. L’Etat des Croisés décline et est finalement conquis par les Musulmans. Dans le Sud de l’Italie, les Musulmans sont expulsés au plus tard vers 1300 (avec la chute de Lucera [4]). Il n’y a ensuite quasiment plus de Musulmans dans le Sud de l’Italie et en Sicile. Ils avaient déjà été déportés du Sud de l’Italie vers la Sicile auparavant, mais au commencement du XIVe siècle, tout est fini. Sur la péninsule ibérique, on peut observer un durcissement des relations avec les Juifs à la fin du XIVe siècle, dans le cadre d’un processus d’unification de la péninsule visant à l’homogénéité. Au début du XVe siècle, les Musulmans et les Juifs sont expulsés de la péninsule ibérique. Si l’on pose la question des causes de ces événements, je dirais que le passage à la modernité amène de l’unité. La diversité qui caractérisait encore le Moyen Âge se voit fortement réduite au tournant de l’âge moderne.

L’historiographie à propos de ces sujets a été fortement marquée par les débats politiques des années 1990 et 2000. On pense en particulier à la publication du Choc des civilisations de S. Huntington, ou aux suites du 11 septembre 2001. Dans un contexte de recrudescence des tensions interreligieuses et interculturelles, on a cherché à retrouver des modèles de sociétés « multiculturelles » dans le passé. Qu’en pensez-vous ? Une telle démarche est-elle légitime ?

Je pense qu’il est légitime d’interroger l’histoire à l’aune des discours actuels. Il est légitime, si on le pense, de dire que l’on n’est pas d’accord avec une interprétation du présent à la Huntington. Et dans la mesure où l’on n’est pas d’accord, on cherche dans l’histoire des exemples de formes de vie en commun. Il faut simplement savoir qu’on le fait, et avoir une démarche transparente. Je ne pense pas que cela soit nécessairement une faute, il faut le faire d’une manière scientifiquement correcte, et dire clairement ce que l’on fait. En fin de compte, cela a des résultats positifs, également pour la recherche historique : ceci nous mène à l’étude de sources qui existent mais qui ne furent pas prises au sérieux pendant longtemps, bien qu’elles donnent des indications concernant des fêtes et des festivités communes, et qu’elles témoignent de syncrétismes. On peut ainsi trouver des preuves d’une vie en commun si on les cherche. Il faut simplement faire attention à ne pas en surévaluer l’importance.

Publié le 15/09/2014


Nicolas Hautemanière est étudiant en master franco-allemand d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’Université d’Heidelberg. Il se spécialise dans l’étude des systèmes politiques, des relations internationales et des interactions entre mondes musulman et chrétien du XIVe au XVIe siècle.


Nikolas Jaspert est depuis 2013 professeur d’histoire médiévale à l’Université d’Heidelberg. Il est diplômé de l’Université de Madrid et de la Freien Universität de Berlin, où il a effectué son doctorat sous la direction de Kaspar Elm sur le Prieuré Sainte-Anne de Barcelone au Moyen-Âge, publiée en 1995.
Il est aujourd’hui coéditeur de la revue Zeitschrift für Historische Forschung et des collections Geschichte und Kultur der Iberischen Welt, Outremer et Spätmittelalterstudien. Il est depuis 2013 président de la Société Internationale des Historiens de la Méditerranée.
Ses recherches portent sur la péninsule ibérique, sur l’histoire des ordres religieux ainsi que sur celle des croisades au Moyen-Âge. Dans ce cadre, il s’intéresse actuellement aux relations internationales dans l’espace méditerranéen au Bas-Moyen Âge.


 


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