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Lire la première partie : Entretien avec David Rigoulet-Roze – Le point sur la bataille d’Alep (1/2)
Le pouvoir russe est sur une ligne intransigeante pour l’objectif à atteindre. A savoir consolider le pouvoir de Damas sur la « Syrie utile » où la Russie dispose de deux bases qu’elle entend conserver sur la Méditerranée - une base maritime sur le port de Tartous et une base aérienne à Hmeimim au Sud-Ouest de Lattaquié - en laminant l’opposition armée encore présente dans les grands centres urbains comme à Alep. L’Administration Obama, quant à elle, refuse catégoriquement de mettre le doigt dans l’engrenage du conflit syrien dans la confusion duquel elle estime n’avoir que des problèmes à gagner, du fait notamment qu’il est devenu de plus en plus difficile de faire la différence entre good guys et bad guys, à savoir de reconnaître ses « amis » supposés - les rebelles dits « modérés » - aujourd’hui noyés dans la nébuleuse islamiste sinon djihadiste.
C’est d’ailleurs ce qui avait directement été à l’origine du refus d’intervenir du président Obama mi-septembre 2013, même lors du franchissement de la fameuse « ligne rouge » - définie le 20 août 2012 par ce dernier - en cas d’usage d’armes chimiques par le régime de Bachar al-Assad contre les populations civiles, ce qui allait être le cas dans la Ghouta de Damas le 21 août 2013. Les Américains s’efforcent aujourd’hui tout au plus d’alléger les souffrances des civils en négociant laborieusement avec les Russes des cessez-le-feu toujours plus incertains, dont celui rendu momentanément effectif entre le 12 et le 19 septembre 2016, car ils n’ont pas l’intention de faire plus.
De fait, un accord tacite de partage des rôles aurait été défini, dès la fin de l’année 2015, entre Moscou et Washington sur leurs engagements militaires respectifs, en Syrie pour l’un, et en Irak pour l’autre, avec la mise en œuvre de procédures spécifiques de « déconflixion » entre les deux aviations et ce, afin d’éviter des « accidents » aériens du fait de la multiplication des sorties sur le théâtre du « Syrak ». Le président Obama aurait secrètement accepté (1), lors d’une conversation qui se serait tenue le 15 novembre 2015 (2), un agenda pour parvenir à une résolution du conflit syrien qui passerait par la liquidation des groupes djihahistes dont le Jahbat al-Nosra (« Le front du soutien »), branche officielle d’Al-Qaïda en Syrie, rebaptisé depuis sa rupture officielle et orchestrée avec l’organisation Al-Qaïda, Jahbat Fatah al Sham (« Front de la victoire au Levant ») (3).
Ce deal russo-américain avait été actualisé avec la conclusion d’un premier cessez-le-feu annoncé le 12 février 2016 à Munich (4) et entré en vigueur le 27 février 2016 peu ou prou jusqu’au 22 avril suivant. Un cessez-le-feu auquel avait succédé quelques mois plus tard un autre cessez-le-feu encore plus rapidement avorté en septembre 2016, ce qui avait donné lieu à une passe d’armes virulente au Conseil de Sécurité de l’ONU entre Russes et Américains, mais sans pour autant remettre fondamentalement en cause les données structurelles du problème (5). Il n’est pas anodin de relever que l’émissaire américain pour la Syrie, Michael Ratney avait de fait adressé une mise en demeure épistolaire aux groupes armés labellisés « modérés », quelques heures seulement après l’accord russo-américain de Genève du 10 septembre 2016 : « Vous devez vous engager à respecter ce cessez-le-feu. Ceux qui ne le respecteront pas en paieront le prix. Cet accord n’inclut ni Daech, ni Al-Qaïda. Ce sont des organisations terroristes. Dans le cadre de notre accord avec la Russie, elles peuvent être ciblées à tout moment. Coopérer avec le Fatah al Cham est une chose que nous vous conseillons d’éviter, car les conséquences seront très graves » avertissait sans mettre les formes le diplomate américain (6). Alors que la trêve était devenue caduque (7), ce n’est pas forcément un hasard non plus si Abou Mohammad al Jolani s’était exprimé dans un entretien exclusif opportun sur la chaine qatarie Al Jazeera, pour dénoncer alors qu’il n’était pas encore remis en cause un « complot qui vise la capitulation des forces de la révolution » (8). C’est bien, de fait, l’objectif final visé par le régime de Damas et son indéfectible soutien russe.
Il existe une fausse analogie entre les deux batailles qui concernent les deuxièmes villes les plus importantes respectivement de Syrie et d’Irak, Alep étant l’ancienne capitale économique syrienne et Mossoul la « capitale économique » irakienne de l’auto-proclamé « Etat islamique » en contrepoint de Raqqa - en Syrie - faisant office de « capitale politique » ; et ce quand bien même les protagonistes se targueraient respectivement de combattre le même « ennemi », à savoir la mouvance extrémiste sunnite, tout spécialement dans sa variable djihadiste.
Mais l’apparente analogie s’arrête là (9). Même si Vladimir Poutine, dont l’armée est rien moins qu’accusée de « crimes de guerre » en Syrie par la communauté internationale onusienne, n’hésitait pas lors d’une conférence de presse le 16 octobre 2016 en marge du sommet des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud) à Goa, en Inde, à interpeller en ces termes les membres de la coalition internationale dirigée par les Etats-Unis : « Nous espérons que nos partenaires américains, et en l’occurrence nos partenaires français aussi, agiront avec précision et feront tout pour minimiser, ou encore mieux, exclure toute victime parmi la population civile » [à propos de l’offensive que les forces irakiennes, soutenues par la coalition, étaient en train de planifier contre Mossoul, NDA]. Et Vladimir Poutine d’ajouter : « Nous n’allons pas attiser l’hystérie sur ce sujet, comme le font nos partenaires occidentaux, parce que nous comprenons que nous avons besoin de combattre le terrorisme et que pour cela, il n’y a pas d’autres moyens que les combats offensifs ». Une manière de se dédouaner par avance des sévères critiques adressées aux Russes pour leur politique de bombardements indiscriminés sur Alep-Est encore aux mains des rebelles syriens, causant d’innombrables victimes civiles en visant notamment de manière délibérée centres de secours, hôpitaux ou encore réserves alimentaires.
Le président Vladimir Poutine faisait mine de s’interroger lors de la 13ème réunion du club de discussion international Valdaï (10) à Sotchi le 27 octobre 2016 : « Nous entendons dire tout le temps : Alep, Alep, Alep… Mais devons-nous y préserver un nid de terroristes ou bien le détruire en faisant tout pour réduire le nombre des victimes civiles ? S’il ne faut toucher à rien, il faut également renoncer à la libération de Mossoul. Préservons le statu quo. Laissons en paix la ville de Raqqa. Nos partenaires occidentaux nous disent tout le temps : ‘Il faut attaquer Raqqa pour détruire ce nid de terroristes’. Mais il y a aussi des civils à Raqqa. Cela signifie-t-il qu’il faille arrêter la lutte contre les terroristes ? ». Ainsi l’aviation russe assure bombarder de vulgaires « terroristes » en écrasant de bombes Alep-Est assiégée par le régime syrien depuis l’été 2012, comme le ferait l’aviation américaine de la coalition anti-Daesh engagée en Irak depuis septembre 2014.
Or, il se trouve que pour l’Irak, les restrictions d’engagement en matière de bombardement renvoient précisément de la part des responsables de ladite coalition au souci d’éviter au maximum ce que l’on qualifie souvent pudiquement de « dommages collatéraux » dans ce type de guerre où civils et combattants se côtoient. Une inhibition jugée problématique par certains au point même d’ailleurs que des esprits mal intentionnés sont parfois allés jusqu’à suspecter un manque de résolution de l’aviation de la coalition américaine au motif qu’elle n’en ferait pas suffisamment contre Daesh pour d’inavouables raisons. La retenue ne prévient malheureusement pas toujours ces « dommages collatéraux ». Ce qui autorise alors avec un cynisme achevé la Russie d’accuser la coalition internationale menée par les Etats-Unis de se rendre coupable - elle aussi - de « crimes de guerre » dans ses frappes en Irak comme après la mort de civils près de la ville de Kirkouk, dans le Nord. Dans un communiqué, le porte-parole de l’armée, Igor Konachenkov, a ainsi dénoncé un raid de la coalition, effectué le 21 octobre 2016, contre la ville de Dakouk, près de Kirkouk, qui aurait fait selon lui « des dizaines de morts civils, dont des femmes et des enfants » : « Nous avons observé à de nombreuses reprises que de telles frappes meurtrières […], qui présentent tous les signes de crimes de guerre, deviennent pratiquement une routine quotidienne pour l’aviation de la coalition internationale ». Comme s’il s’agissait pour la Russie d’essayer de rétablir un « équilibre » factice entre belligérants dont la responsabilité est toujours engagée vis-à-vis des victimes civiles.
Par-delà l’artifice de la présentation russe, les deux situations n’ont rien de comparable entre Alep et Mossoul. Dans le premier cas, l’aviation russe est en passe de « groznyser » Alep-Est pour annihiler les groupes rebelles, voire en vider les habitants généralement farouchement hostiles au régime de Damas, alors qu’en Irak, la coalition cherche précisément à extirper Daesh de Mossoul, mais sans « criminaliser » par principe l’ensemble de la population de la ville, tombée sous son joug à l’été 2014 avec le soutien pourtant non négligeable d’une partie des sunnites de la ville. Un défi donc autrement plus complexe à relever que dans la stratégie russe qui se résume à ne laisser qu’un simple champ de ruines en pensant régler un problème somme toute plus politique que strictement militaire.
En réponse à la déclaration du ministre russes des Affaires étrangères Sergueï Lavrov faite le 25 octobre 2016 et mettant sur le même plan les opérations militaires menées à Alep et à Mossoul, le représentant du State Department, l’amiral John Kirby, n’a pas hésité à déclarer que la comparaison de l’action de la Russie à Alep à celle des Etats-Unis à Mossoul était « scandaleuse » dans la mesure où, à Mossoul, la coalition antiterroriste « agit en conformité avec le droit international ». Et d’ajouter : « Tout est complètement différent parce que nous nous préoccupons du sort de la population civile, essayons de la protéger et, en premier lieu, nous nous battons avec le gouvernement irakien. En face, à Alep, les principales pertes de l’opposition et les civils ». Ce type de joutes verbales donne une idée de ce qui sépare Moscou et Washington sur la problématique du règlement de la question djihadiste au Moyen-Orient.
Notes :
(1) Cf. DEBKAfile, « Secret Obama-Putin Entente to Enforce Syria Solution - Minus Assad », in Exclusive Report, 28 janvier 2016 et « US, Russia Pour Troops into Syria to Buttress their New Pact », in Exclusive Report, 28 janvier 2016.
(2) Cf. DEBKAfile, « Acting on secret Obama-Putin Syria deal, Moscow’s air strikes focus first on rebels, next on ISIS », in Special Report, 18 novembre 2015.
(3) Cf. DEBKAfile, « Obama sits in back seat of Russia’s ‘shock and awe’ drive in Syria », in Exclusive Report, 3 février 2016.
(4) Cf. DEBKAfile, « Munich Puts Stamp on Tightened US-Russian military cooperation in Syria », in Special Report, 12 février 2016.
(5) Cf. DEBKAfile, « Obama set for Mosul battle, leaves Aleppo to Putin », in Exclusive Report, 8 octobre 2016 (http://www.debka.com/article/25712/Obama-set-for-Mosul-battle-leaves-Aleppo-to-Putin-).
(6) Georges Malbrunot, « Syrie : le dilemme des rebelles anti-Assad confrontés à la trêve américano-russe », in Le Figaro, 14 septembre 2016, p. 9.
(7) L’ajournement de la trêve n’avait cependant pas pour autant modifié la stratégie américaine puisque, le 23 octobre 2016, un des chefs militaires les plus importants du Jabhat Fatah al Cham, Ahmed Salama Mabrouk alias Abou Faraj al-Masri (« L’Egyptien ») était tué par une frappe américaine près de Jisr al-Chougour dans l’Ouest de la province d’Idlib. Il était assis à la droite d’Abou Mohammed al-Jolani lorsque ce dernier avait annoncé la transformation du Jabhat al-Nosra en Jabhat Fatah al-Cham.
(8) https://www.youtube.com/watch?v=kd7HIJTLPcY.
(9) Cf. à ce propos l’article de Christophe Ayad, « Alep, Mossoul, une comparaison trompeuse », in Le Monde, 19 octobre 2016 (http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/10/19/alep-et-mossoul-une-comparaison-trompeuse_5016496_3232.html).
(10) Institué en septembre 2004, le Club international de discussion Valdaï rassemble chaque année près de 300 analystes politiques de différents pays. Cette année, la 13e réunion du club Valdaï s’est déroulée à Sotchi du 24 au 27 octobre. Elle a réuni plus de 130 experts et analystes politiques de 35 pays.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin
Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.
David Rigoulet-Roze
David Rigoulet-Roze, docteur en Sciences politiques, est enseignant et chercheur, ainsi que consultant en relations internationales, spécialisé sur la région du Moyen-Orient et rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques. Il est chercheur à l’Institut Français d’Analyse Stratégique (IFAS) où il est en charge depuis 2006 d’une veille stratégique entre l’Iran et les pays arabes particulièrement préoccupés de l’éventuelle accession de l’Iran au statut de puissance nucléaire. Il est également chercheur associé à l’Institut de Recherches Internationales et Stratégiques (IRIS) ainsi qu’à l’Institut européen de recherche sur la coopération Méditerranéenne et Euro-arabe (MEDEA) de Bruxelles. Outre de nombreux articles, il a notamment publié Géopolitique de l’Arabie saoudite : des Ikhwans à Al-Qaïda (Armand Colin, 2005) et L’Iran pluriel : regards géopolitiques (l’Harmattan en 2011). Il enseigne également la Géopolitique et les Sciences Politiques dans le supérieur.
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