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Tahar Haddad est un militant politique et syndical tunisien. Il est connu pour avoir été un militant actif pour l’émancipation des femmes musulmanes en Tunisie : son ouvrage Notre femme dans la législation et dans la société (Imra’atuna fi ach-chariâ wal-mujtamaâ, paru en 1929) est demeuré son livre le plus célèbre. Condamnées de son temps, ses idées modernistes furent reprises en 1956, après la proclamation de l’indépendance de la Tunisie, dans le Code du Statut Personnel promulgué par Habib Bourguiba pour protéger les droits des femmes et favoriser l’égalité.
Tahar Haddad est né en 1899 à Tunis, mais est originaire du village tunisien de Fatnassa, dans la région de Gabès (El Hamma), dans le Sud du pays. Il est le fils d’un marchand de volailles, issu d’une famille modeste (1). Élevé selon les mœurs traditionnelles des régions du Sud, connues pour leur conservatisme religieux et social (2), il fait son éducation dans des écoles islamiques. Après son passage à la traditionnelle madrasa, il part en 1911 à l’université de la Grande mosquée de Zitouna à Tunis, où il suit un enseignement supérieur en droit (3). Diplômé en 1920, il se détourne cependant de la carrière de notaire et travaille comme secrétaire auprès de la société de bienfaisance, puis chez des commerçants. Il s’engage au Destour, dès sa création en 1920. Ce parti politique, qui a pour objectif de libérer la Tunisie du protectorat français, rassemble de nombreuses personnalités et intellectuels tunisiens (4) : le vivier de ce groupe, qui défend avant tout l’idée d’une « constitution » (destour) tunisienne qui offrirait une place digne aux Tunisiens, se trouve parmi les laïcisants qui étudient à l’Université française. Ils mènent de front une double lutte, à la fois contre la présence française et la montée de l’Islam, et son rejoints par quelques étudiants de la Zitouna, dont Tahar Haddad (5).
Au Destour, Tahar Haddad intègre la commission de propagande (6). Il est envoyé pour sillonner le Nord du pays, notamment la région de Bizerte, pour recueillir de nouvelles adhésions. Malgré sa profonde implication, il quitte le parti en 1923, suite au départ forcé de son meneur, Abdelaziz Thaâlbi : les conflits internes et les erreurs des dirigeants du parti l’incitent à s’écarter, et à poursuivre sous d’autres formes son engagement. Il commence notamment à écrire des articles politiques et à les envoyer aux journaux, et fonde avec un groupe d’anciens militants du parti, dont fait partie Mohmed Ali el Hammi, « L’Association de coopération économique », qui naît en juin 1924. En décembre de la même année, il participe à la mise en place, toujours aux côtés de Mohamed Ali El Hammi, de la Confédération Générale des Travailleurs Tunisiens (CGTT), destinée à aider les ouvriers tunisiens délaissés par les organisations françaises (notamment la CGT) (7). Il s’agit alors du premier syndicat autonome de l’empire colonial français (8). Quelques mois plus tard, les autorités coloniales s’opposent aux mouvements de grèves et arrêtent plusieurs leaders du syndicat, dont Mohamed Ali El Hammi. Ceci porte un coup d’arrêt au syndicat, Mohamed Ali étant condamné à dix ans d’exil le 28 novembre 1925 (9). Rapporteur durant les réunions du syndicat, Tahar Haddad décide de compiler l’essentiel des débats tenus par le groupe dans son premier ouvrage, Les Travailleurs tunisiens et l’émergence du mouvement syndical (Al Ummal At Tunisiyyun wa dhuhur al haraka enniqabiyya), paru en 1927. Premier échec, qui accompagne la dissolution du mouvement syndical : l’ouvrage est censuré par les autorités (10). Il reprend des études de droits et s’attèle à une nouvelle étude.
La publication en 1929 de son ouvrage phare, Notre femme dans la législation et dans la société, l’empêche d’obtenir la même année son diplôme de droit. Très critiqué par le milieu conservateur zitounien, il est empêché de passer l’examen par le Bey, sous les pressions des « vieux turbans » de la Grande Mosquée (11). Peu soutenu, ces échecs sont difficiles à surmonter pour Tahar Haddad, qui tombe malade. Une maladie cardiaque, suivie d’une tuberculose, le tue après deux ans de souffrance. Il disparait le 7 décembre 1935 à Tunis.
La première étude de Tahar Haddad s’intéresse aux modes d’éducations proposés à l’université Zitouna, où il étudie. L’Éducation islamique et le mouvement de réforme à la Zitouna, dont il n’existe encore aujourd’hui qu’une version arabe, est écrit à l’issue de son enseignement à la Grande Mosquée, et critique déjà les idées islamiques et ses implications au niveau social.
Son premier ouvrage publié, Les Ouvriers tunisiens et la naissance du mouvement syndical, en reprenant les rapports de réunions de la Confédération Générale des Travailleurs Tunisiens, propose une analyse complète de la situation de la classe ouvrière tunisienne sous le protectorat. En filigrane se dresse également le portrait de Mohamed Ali El Hammi, son promoteur. Cet ouvrage, publié en 1927, contribue grandement à l’éveil de la conscience ouvrière en Tunisie (12).
Comme l’écrit Noureddine Sraeib, Haddad est « l’un des premiers réformistes à avoir vu les problèmes dans leur ensemble sans séparer le politique du social » (13) : son action syndicale est une lutte politique. L’ordre social établi le révolte, et toute sa pensée est construite autour de sa nécessaire réforme. Dans les revues et journaux auxquels il participe, il tente de défendre la souveraineté tunisienne contre le protectorat, dont il remet en cause la légitimité des fondements, et appelle les Tunisiens à s’unir, la collaboration et l’association lui apparaissant comme les seuls leviers suffisamment puissants pour pouvoir contrebalancer l’état de fait de la présence coloniale. Il analyse ainsi tour à tour la situation des ouvriers, celle des paysans, des artisans mais aussi celle des femmes tunisiennes musulmanes, qui se voient dans cette société doublement dominées, par le colonialisme d’une part et par la religion d’autre part. Tahar Haddad propose des solutions radicales, qui trouvent une certaine réalisation dans les syndicats créés par Mohamad Ali El Hammi ; les coopératives mises en place ont tant un but matériel que spirituel, les organisations ayant pour objectif de proposer par ailleurs un travail d’éducation des classes ouvrières. Face au Protectorat, s’approprier le capital semble être la première étape de la lutte pour l’indépendance (14).
Cette indépendance n’est concevable que dans l’union de tous les Tunisiens, toutes classes confondues. Or, la religion islamique, en pleine réforme et qui arbore elle aussi dans ces années-là les couleurs du nationalisme, n’offre pas aux femmes – qui représentent la moitié de la population – les outils nécessaires à leur prise de conscience et à leur mobilisation. Les femmes musulmanes n’ont pas les mêmes droits que les femmes françaises ; c’est l’autre grand combat de Tahar Haddad, pour lequel il est aujourd’hui reconnu. La femme, écrit-il dans l’introduction de son polémique Notre femme dans la législation et dans notre société paru en 1930, « est la mère de l’homme » mais aussi « sa moitié et la moitié de la société dans sa qualité et en nombre, une force de production dans divers domaines » (15) ; il condamne ainsi ce schéma traditionnel par lequel les femmes se voient refuser l’accès à l’éducation, à la culture, à la vie active – au nom de la morale, de la religion. Inspiré par les idées salafistes alors en plein développement, Haddad présente l’Islam comme une religion qui évolue et qui s’adapte à la vie moderne. En libérant la femme, Haddad souhaitait libérer le peuple, dont il délie les mentalités ; il s’appuie précisément sur le Coran pour prouver explicitement que l’Islam, loin d’être un élément d’oppression pour la femme, conduit à sa libération, seul moyen pour la société tunisienne de se mettre au rythme du développement général du monde moderne. Il expose ainsi que l’Islam a toujours considéré la femme comme l’égale de l’homme, et appelle donc à un certain nombre de réformes, notamment sur les questions de la polygamie ou de la répudiation, qu’Haddad souhaite proscrire. L’accès à l’éducation libre et gratuite est aussi au cœur de ses préoccupations.
Il souhaite légiférer sur ces problématiques dépassées afin de rendre aux femmes leur liberté et leur dignité. En effet, selon lui, libérer la femme est une étape nécessaire pour mener le Protectorat à sa fin ; le rapport entretenu dans la vie sociale entre un homme et une femme en Tunisie répond aux mêmes problèmes de domination que ceux posés par l’autorité coloniale envers le peuple tunisien. Or, pour Haddad, c’est l’homme qui a maintenu la femme dans cette situation de soumission, empêchant par là son émancipation et son évolution ; il semble pourtant ne pouvoir exister de victoire pour une nation dont la moitié de ses membres se trouve paralysée et interdite d’action.
La lutte est la colonne vertébrale des analyses sociales de Tahar Haddar. Obtenir un changement social n’est possible que dans l’action et dans l’association organisée, et nécessite de donner à tous la possibilité de s’engager.
Cet ouvrage est très mal reçu par la société tunisienne de l’époque. Les « doctes » de la Zitouna s’opposent farouchement à cet ouvrage réformiste, qu’ils admettent souvent n’avoir même pas lu (16). Pour Noureddine Sraeib, c’est la personnalité de Haddad lui-même que l’on attaque : il est accusé d’athéisme, de païen et d’immoral, sans savoir véritablement comment attaquer ses idées, peu assimilées par ses détracteurs. C’est bien des années plus tard que Tahar Haddad est réhabilité. Il apparaît aujourd’hui comme le premier théoricien arabe s’étant intéressé au problème des femmes dans la société, et est présenté comme le précurseur du Code du Statut Personnel promulgué par Habib Bourguiba en 1956. Le premier président de la Tunisie indépendante partage en effet avec Tahar Haddad cette idée d’un Islam capable de s’adapter à la modernité dans une société tunisienne plus ouverte aux évolutions du monde, sans qu’elle rejette pour autant la religion musulmane ; les idées de Haddad traversent ainsi encore aujourd’hui toute la vie politique tunisienne. Le Code du Statut Personnel abolit la polygamie et la répudiation, imposa l’école laïque, libre et gratuite pour les garçons comme pour les filles, légiféra le divorce en faveur de l’égalité des deux partis.
À l’occasion du cinquantenaire de sa disparition, en 1984, sont publiés à Oran quelques Pensées et autres écrits de Tahar Haddad, traduits en français par Noureddine Sraieb qui introduit également l’ouvrage et la pensée de l’auteur, offrant ainsi au lecteur non-arabophone des textes essentiels permettant de saisir l’intérêt de cette œuvre marquante (17).
Tahar Haddad est élevé à titre posthume au rang de Grand Officier de l’ordre de la République (18). Il est présenté comme une figure fondamentale de la Tunisie moderne par Selma Baccar dans son film Fatma 75, long-métrage étonnant et novateur qui retrace toute l’histoire des femmes et du féminisme en Tunisie, de l’Antiquité mythique au Code du Statut Personnel ; la part belle est faite à Notre femme dans la législation et dans notre société, réhabilitant ainsi l’un des plus grands réformateurs de la pensée politique tunisienne du temps du Protectorat.
Bibliographie :
– L’Éducation islamique et le mouvement de réforme à la Zitouna (1920)
– Les Travailleurs tunisiens et la naissance du mouvement syndical (1927)
– Notre femme dans la législation et dans notre société (1930)
– Les Pensées et autres écrits, posthume (1984)
Notes :
(1) Juliette Bessis, Maghreb, questions d’histoire, éd. L’Harmattan, Paris, 2003, p. 153.
(2) Noureddine Sraeib, « Contribution à la connaissance de Tahar el-Haddad (1899-1935) », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, vol. 4, n°1, 1967, pp. 99-132, disponible en ligne, consulté le 15 juin 2017. URL : http://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1967_num_4_1_965
(3) Souad Bakalti, La femme tunisienne au temps de la colonisation (1881-1956), éd. L’Harmattan, Paris, 1996, p. 48.
(4) Ahmed Ounaies, Histoire générale de la Tunisie, vol. IV. « L’Époque contemporaine (1881-1956) », éd. Sud Éditions, Tunis, 2010, p. 371.
(5) Noureddine Sraeib, « Contribution à la connaissance de Tahar el-Haddad (1899-1935) », op. cit.
(6) Noureddine Sraeib, « Note sur les dirigeants politiques et syndicalistes tunisiens de 1920 à 1924 », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, vol. 9, N°1, 1971, disponible en ligne, consulté le 15 juin 2017. URL : http://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1971_num_9_1_1102
(7) Azza Turki, « Tahar Haddad : le sacrifice d’un homme pour une nation », Réalités, 16/08.2012, disponible en ligne, consulté le 15 juin 2017. URL : http://www.realites.com.tn/2012/08/tahar-haddad-le-sacrifice-dun-homme-pour-la-nation/
(8) Yves Lacoste, Camille Lacoste-Dujardin (dir.), L’État du Maghreb, éditions La Découverte, Paris, 1991, p. 60.
(9) Hfaidh Tababi, Mohamed Ali El Hammi, éditions de l’Institut supérieur de l’histoire du mouvement national, Tunis, 2005, pp. 13-36.
(10) Azza Turki, « Tahar Haddad : le sacrifice d’un homme pour une nation », op. cit.
(11) Noureddine Sraeib, « Contribution à la connaissance de Tahar el-Haddad (1899-1935) », op. cit.
(12) Noureddine Sraeib, « Note sur les dirigeants politiques et syndicalistes tunisiens de 1920 à 1924 », op. cit.
(13) Noureddine Sraeib, « Contribution à la connaissance de Tahar el-Haddad (1899-1935) », op. cit.
(14) Ibid.
(15) Tahar Haddad, Notre femme dans la législation et dans notre société, éditions ANEP, Paris, 2012, p. 10.
(16) Noureddine Sraeib, « Contribution à la connaissance de Tahar el-Haddad (1899-1935) », op. cit.
(17) Pierre-Robert Baduel, « Tahar Haddad : Les Pensées et autres écrits, compte-rendu », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, vol. 38, n°1, 1984, disponible en ligne, consulté le 15 juin 2017. URL : http://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1984_num_38_1_2057
(18) H. Rabaa, “Tunisie : Hommage posthume à Taher Hadded”, Tunisie Numérique, 14/12/2015, disponible en ligne, consulté le 15 juin 2017. URL : https://www.tunisienumerique.com/tunisie-hommage-posthume-a-taher-hadded/275938
Mathilde Rouxel
Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.
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