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C’est toujours avec circonspection qu’on aborde le remodelage par un éditeur de l’œuvre d’un auteur traduit. Depuis L’Amour au pied des pyramides (1997, traduction de Richard Jacquemont), Actes Sud a multiplié les anthologies de nouvelles de Naguib Mahfouz, reprenant parfois le titre de tel recueil pour mieux s’échapper vers tel autre, émancipées de la chronologie et des choix initiaux. Dans ce nouveau volume traduit par Martine Houssay, le prix Nobel 1988 de littérature se donne ainsi à découvrir à contretemps, avec d’abord un choix de textes tardifs empruntés au recueil-titre de 1984, puis un retour vers le Mahfouz des années 1960 (Le Monde de Dieu, Le Bistrot du chat noir, Une maison de mauvaise réputation…). On se prend finalement au jeu, qui finit par prendre un tour amène, celui de l’examen d’une carotte de glace laissant paraître strate par strate les menues variations de climat à travers les décennies, et surtout la formidable cohérence de l’œuvre mahfouzienne qui inlassablement développe ses motifs par légers déplacements de point de vue. Métaphysicienne et triviale, cosmogonique et rivée au détail, l’écriture du grand maître de la prose égyptienne se laisse comme nulle part percevoir dans ce kaléidoscope.
On est frappé, à croiser ces époques de l’œuvre de Mahfouz, par la récurrence du procédé qui consiste à donner pour point de départ à la nouvelle le chaos, tantôt celui d’une ville agitée de spasmes (« L’Oubli », 1984), tantôt celui d’un esprit enivré (« Ferdaous », 1969), celui encore que forme le paysage perçu d’un train filant à pleine vitesse (« Le conducteur de train », 1965). Au commencement est donc le désordre – ou ce qui se laisse percevoir comme tel, matière brute dans laquelle le nouvelliste trace sa ligne. De ce point de vue, on trouvera en « Monsieur X. » (« Al-sayyid sîn », 1984) le squelette de tout récit mahfouzien, son épure : un énigmatique et abstrait narrateur se débat avec ses souvenirs depuis leur enracinement dans le mystère de la génération, lieu dont toute mémoire se trouve bannie. Faire aborder le récit à ces rives oublieuses : tel semble être le fond même du projet de cette écriture de Protée. À l’évidence, la notion de création est donc à prendre chez Mahfouz, au pied de la lettre, comme un combat toujours recommencé avec ce néant qui menace de happer toute chose, le récit achevé pour triomphe miniature.
Dans cette « organisation secrète » de l’existence qui vient affleurer par couches de narration, le hasard prime pourtant sur la nécessité. Il serait paresseux d’y voir un goût de l’absurde : le démiurge Mahfouz se double plutôt d’un chroniqueur passionné de l’échec des intentions. Le hasard, donc, n’est que le nom convenu que l’on plaque sur la puissance d’ironie qui déjoue les desseins et réalise malgré eux les hommes. Ainsi ce drogué qui, cynique, assiste à une manifestation indépendantiste en la raillant et en chantonnant ce vers lourd de sens : « Si tu n’as pas de chance, à quoi sert d’être malin (1) ». L’accusation infondée de participation à la protestation finit par faire de lui le porte-drapeau de cela même qu’il raillait. L’ordre du monde, en somme, ne nous appartient pas, et c’est tout le projet de ces nouvelles d’en faire chaque fois l’implacable et amusé constat : bien plus qu’à Proust ou à Zola auxquels d’indolentes analogies fondées sur les conventions romanesques le rattachent, c’est dans une antique lignée de sceptiques lumineux, sauvés du cynisme par l’absence totale d’esprit de revanche, qu’il faudrait inscrire le Nobel 1988. Comme dans ses romans – et par exemple dans Le Mendiant – ses personnages défaits et dépossédés ne sont pas roulés dans la fange du malheur : la débâcle s’achève presque toujours chez Mahfouz dans une contemplation du cosmos qui porte la promesse, en dépit de tout, d’une réconciliation avec le monde. Ses personnages les plus réussis parviennent à dire « oui » à cette force qui se joue si bien d’eux.
Dans leurs multiples tentatives pour coïncider avec eux-mêmes, les êtres qui peuplent les nouvelles de Mahfouz sont portés à la découverte de leur vrai visage par l’accident. Ainsi, « Ferdaous », peut-être la plus belle de ces seize nouvelles, narre l’errance alcoolisée d’un journaliste, ardent militant de la prohibition de la prostitution, revenant à la recherche de ses anciennes « protégées » et arrêté par la police pour outrage à une femme sur la voie publique. « La prostitution a été abolie, et moi aussi par la même occasion. Nous sommes partis ensemble. Je n’avais plus de sujet, j’étais sans travail, sans envie ni but. (…) Je suis retourné dans mon village, et je suis vite tombé dans l’oubli (2). » Ici, le paradigme de bon sens se trouve inversé, et c’est la vertu qui rend un hommage désespéré au vice, lui déclarant au passage un inavouable tribut. Car pour bienveillant qu’il soit, le scepticisme de Mahfouz n’en est pas moins lucide, et se refuse à résoudre par quelque sophisme rassurant les contradictions qu’il explore. En ce sens, ce recueil est un livre de l’intranquillité, où se décèle une angoisse fondamentale. Non point celle, trop facile, qui dénonce des masques voilant une hypothétique authenticité : c’est bien plutôt l’aléatoire mélange du mal avec le remède, la toute-puissance d’un costumier de hasard qui pare les figures sans leur dire leur pourquoi, qui persécutent les personnages de l’univers mahfouzien. Certains, d’ailleurs, demeurent damnés à vie : dans la puissante métaphore critique du nassérisme qu’est ce « Conducteur de train » (1965) pris de furie qui mène volontairement ses passagers à l’accident, on trouve par exemple ces deux rhéteurs tragiquement épris de leur verbe et de leur controverse, au point de leur donner libre cours jusque dans les décombres sanglants de la catastrophe ferroviaire (3).
Mahfouz n’a pas, en effet, l’optimisme des tombeurs de masques : que le lecteur n’espère rien trouver sous le voile de mythe qu’il soulève parfois, si ce n’est une étoffe plus subtile encore. On ne s’étonnera pas, ainsi, de la rareté des justiciers parmi ses figures : ce sont les circonstances, volontiers inexplicables, qui pratiquent sur les êtres leur travail d’épure improbable. Ainsi, « La nuit sacrée » met en scène la dépossession brutale d’un être qui se voit retirer demeure et épouse au profit d’un autre, et à la faveur d’une transaction qu’il est trop ivre pour se remémorer. Là encore, nulle lyrique ne vient célébrer le lieu ou la compagne qu’il s’apprête à perdre : « C’était bien sa maison, du point de vue de sa physionomie comme de son emplacement. Il en avait bien ouvert les portes avec ses clés, nul doute à cela, alors qu’est-ce qui en avait changé l’intérieur ? (…) D’un côté c’était sa maison, et de l’autre une maison étrangère (4). » L’essentiel du recueil se déroule dans cette pénombre où se dissout le familier, où s’égare la prise des êtres sur les choses. Cette inquiétante étrangeté est toujours doublée, voire aggravée, par le sentiment d’un basculement prévu d’avance : le hasard de Mahfouz est architecte, donc aussi peu hasardeux que possible.
Autre constat majeur en s’en revenant du parcours de ces strates de création : sans rien perdre de sa précision, l’écriture de Mahfouz se fait économe avec le temps, sacrifie de moins en moins à la description, amincit le fil du récit jusqu’à obtenir la ligne nerveuse et sibylline de la nouvelle éponyme, « L’Organisation secrète », où le dialogue est roi et l’ellipse en sa demeure (5). Ces quelques pages prennent le prétexte d’un complot politique pour décrire une singulière hypnose : celle qui surgit là où le doute devient tabou. Dans l’organisation, il est d’abord rigoureusement interdit d’hésiter, dans l’échec comme dans la victoire. Le texte de Mahfouz n’a rien d’un réquisitoire : il s’en tient, par profondeur, à interroger cette situation en surface, à en décrire sobrement le relief, pour mieux abandonner à son lecteur le soin de prolonger la trajectoire de la réflexion ou de la clore au lieu qu’il voudra. Les intrigues de ce Mahfouz tardif peuvent de prime abord ressembler à des ébauches : elles sont en vérité des lignes discrètes qui traversent l’épaisseur des choses pour atteindre au cœur d’un problème sans le bousculer. L’exercice est magistral dans « L’Oubli » (6) où c’est, pour parler comme Bataille, la part maudite de l’exilé qui se met imperceptiblement à peser sur lui jusqu’à l’emporter vers la mort. Pas la moindre insistance dans ces tableaux : Mahfouz marche sur la corde du tragique en ballerine, et conjure l’angoisse du néant en cessant peu à peu de donner tribune aux excroissances de sa propre mémoire : plus de contexte historique, plus de notations superflues, plus d’explicitations consenties dans cette dernière manière qui est celle du fusain. En somme, cette dépossession que le hasard inflige à ses personnages, Mahfouz s’y est astreint de lui-même en prosateur ascète. Cet émouvant itinéraire vaut à lui seul la lecture du volume.
Lire également sur Les clés du Moyen-Orient :
Mahfouz au temps des officiers
Naguib Mahfouz, L’organisation secrète et autres nouvelles, Actes Sud, Paris, juin 2018, 208 pages.
https://www.actes-sud.fr/catalogue/litterature/lorganisation-secrete-et-autres-nouvelles
Notes :
(1) Naguib Mahfouz, « Le drogué et la bombe » dans L’Organisation secrète et autres nouvelles, traduction de Martine Houssay, Paris, Sindbad/Actes Sud, p. 88.
(2) « Ferdaous », dans L’Organisation secrète et autres nouvelles, réf. cit., p. 71.
(3) « Le Conducteur de train », Ibid., p. 151-161.
(4) « La Nuit sacrée », Ibid., p. 188.
(5) « L’Organisation secrète », Ibid., p. 7-30.
(6) « L’Oubli », Ibid., p. 39-45.
Chakib Ararou
Chakib Ararou est élève de l’École Normale Supérieure, diplômé de deux masters en lettres modernes et en traduction et actuellement en licence d’arabe à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales.
Il a collaboré à diverses revues, comme Reliefs et Orient XXI, en tant que traducteur.
Il a vécu à Rabat et au Caire et s’intéresse aux littératures et à l’histoire de la région.
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