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Par Florian Besson
Publié le 17/05/2013 • modifié le 07/03/2018 • Durée de lecture : 8 minutes

Origines et mutations d’une légende

En 1156, l’évêque Otton de Freising mentionne, dans sa chronique, une rencontre qui s’est produite vers 1145 avec Hughes, évêque de Djéblé, en Orient latin. Il lui aurait parlé d’un souverain chrétien nestorien nommé le Prêtre Jean, régnant sur un vaste pays d’Orient. Ce souverain serait tout prêt à venir en aide aux Chrétiens pour défendre la Terre Sainte, à une époque où la reconquête musulmane s’amorce (la ville d’Edesse vient d’être reprise par Zengi, le père de Nur ad-dîn). Otton, esprit critique, se montre assez sceptique, notant que si ce souverain existe, il ne peut être très puissant. Pourtant, une dizaine d’années après, une lettre commence à circuler dans toute la chrétienté, une lettre prétendument écrite par le Prêtre Jean et qui va imposer sa légende.
S’adressant à l’empereur byzantin Manuel Ier Comnène, ce monarque décrit son royaume, insistant sur sa richesse et sa puissance et se décrivant comme le souverain des Indes. La lettre, se greffant sur une mode de l’Orient déjà installée par les croisades, connaît immédiatement un succès incroyable : elle va être reproduite des dizaines de fois, avec des différences importantes même si les copistes reprennent le même canevas. En sorte qu’il existe aujourd’hui plus d’une centaine de versions de cette lettre. De l’Italie à l’Ecosse, de la Suède à l’Espagne, le Prêtre Jean ne cesse tout au long du XIIIème siècle de s’adresser aux différents souverains de la chrétienté. La perte de Jérusalem en 1187, reconquise par Saladin, attire plus que jamais l’attention sur ce souverain légendaire, soutien potentiel d’un Occident menacé. C’est l’espoir d’une alliance de revers pour détruire les puissances musulmanes, le même espoir qui poussera les souverains chrétiens à tenter de s’allier avec les Mongols. Les rois chrétiens répondent au Prêtre Jean, et le pape Alexandre III (1177) lui envoie même un ambassadeur. Au fil du temps, on cherche à reconnaître le Prêtre Jean dans des personnages historiques : le roi de Géorgie, d’Arménie, voire même Gengis Khan. Mais faute de pouvoir identifier un souverain réel avec le Prêtre Jean, et l’Asie étant de mieux en mieux connue, le mythe s’efface peu à peu. Joinville, racontant la vie de son roi et ami Saint Louis, écrit ainsi que le Prêtre Jean a existé, mais qu’il a été vaincu récemment par le « Grand Khan de Tartarie » (on retrouve la même idée dans Le songe du vieil pèlerin de Philippe de Mézières, rédigé en 1389) : l’avènement de l’Empire mongol rend impossible de penser un puissant pouvoir chrétien en Asie.
Du coup, ce mythe ne s’efface pas, mais se déplace. En effet, à partir du XIVème siècle, on identifie le Prêtre Jean avec le roi d’Ethiopie, le Négus, un souverain chrétien régnant sur une vaste terre par-delà les terres de l’Islam. L’Afrique a remplacé l’Inde, mais le rêve reste le même : s’allier avec ce souverain pour détruire l’Islam – un Islam plus que jamais menaçant depuis que les Ottomans ont pris Constantinople en 1453. Les Portugais, engagés dans la recherche des Indes, atteignent ainsi l’Afrique à la fin du XVème siècle : Pero da Covilha rencontre ainsi le Négus d’Ethiopie en 1490 et lui remet une lettre du roi du Portugal, lettre adressée… au Prêtre Jean. Quelques années plus tard, Albuquerque peut écrire à son roi pour lui demander de la main d’œuvre afin d’aider le Prêtre Jean à détourner les sources du Nil, tarissant ainsi la puissance du sultan du Caire. Les premiers portulans [1] représentent ainsi le royaume du Prêtre Jean en Afrique, transformant une légende en réalité géographique. Et le nom « Prêtre Jean » est resté une appellation courante pour le souverain abyssinien jusqu’au XVIIème siècle ! La figure du Prêtre Jean n’a ainsi pas cessé d’évoluer entre figure littéraire et fantasme géopolitique.

Une utopie médiévale

Les lettres du Prêtre Jean construisent l’image d’un Orient merveilleux, fabuleux, mais également une utopie politique, l’une des premières de l’histoire chrétienne. Dans le royaume du Prêtre Jean règne la concorde sociale, les différents peuples qui composent l’empire – des chrétiens, des juifs, des païens, des espèces monstrueuses – vivant en harmonie. Toutefois cette paix intérieure n’est acquise que de haute lutte, en sorte que les Indes du Prêtre Jean ne se confondent pas avec le pays de Cocagne : le Prêtre Jean doit en effet sans cesse batailler sur les marges de son royaume, où sont reléguées les monstres – centaures, dragons, géants – et les peuples belliqueux – notamment les Amazones. Ce combat perpétuel est crucial : s’il perdait, déclare le souverain légendaire, ces hordes déferleraient sur le monde, détruisant tout devant elles. L’Europe du Moyen Age a compris que son destin géopolitique se jouait en Orient.
Le Prêtre Jean règne sur 72 rois, un chiffre hautement symbolique dans la perspective chrétienne (douze fois six), et son règne n’est « jamais troublé par une guerre civile ou une querelle de succession », à une époque où c’est l’un des principaux problèmes de l’Occident féodal. Les richesses du Prêtre Jean défient l’imagination : ses palais sont en or et en pierres précieuses, et il « dépense plus en une journée que l’empereur de Byzance en un an ». Il se montre d’ailleurs prêt à envoyer une part de ses richesses au destinataire de la lettre, pour peu que celui-ci le reconnaisse comme suzerain. Cette image d’un Orient débordant de richesses sera durable : on la retrouve au cœur du texte de Marco Polo, et elle inspirera les marchands portugais qui chercheront à atteindre la Chine ou le Japon. Cette puissance économique se traduit en puissance militaire : le Prêtre Jean peut mobiliser plusieurs centaines de milliers d’hommes et de chevaliers pour défendre la foi chrétienne. Un jour prochain, il traversera le Tigre et l’Euphrate et viendra en pèlerinage au Saint Sépulcre de Jérusalem.
La perfection politique et militaire du royaume se traduit par une perfection morale de ses habitants : personne ne ment ni ne vole. Ce royaume connaît la pauvreté, mais tous sont charitables et aident les pauvres. Le Prêtre Jean lui-même incarne le souverain chrétien idéal : respectant les commandements divins, il est par exemple humble, sobre, et chaste alors même qu’il a à sa disposition « les plus belles femmes du monde ». Fort de cette perfection, il donne des conseils aux destinataires de la lettre : ils doivent se rappeler de Dieu et ne pas pêcher par orgueil. La lettre est ainsi l’occasion pour les clercs qui la réécrivent de sermonner discrètement les souverains temporels. Il entretient une relation privilégiée avec le sacré : nommé directement par Saint Thomas, qui a évangélisé les Indes et en tant que tel est le saint protecteur de son royaume, il est l’élu de Dieu, un nouveau David. On en fait même parfois un descendant des Rois Mages. Dans les lettres adressées au pape, on insiste sur le fait que le Prêtre Jean est un bon catholique, respectant l’autorité de l’évêque de Rome. Sur les marges orientales de son royaume se trouvent les portes du Paradis ; la tour de Babel, dévastée par la colère de Dieu, en marque la frontière sud, et sur ses terres est cachée la Fontaine de Jouvence, qui donne la vie éternelle, un objet magique qu’on retrouvera, quelques siècles plus tard, dans les rêves des conquistadors. Son palais principal est fait de diamants pour laisser passer la lumière, préfigurant ainsi la Jérusalem céleste. Son père s’appelle significativement Quasideus, « semblable à Dieu ». Comme l’indique son nom même, le Prêtre Jean cumule pouvoir temporel (regnum) et spirituel (sacerdotium), en sorte que son royaume n’est pas – contrairement à l’Occident – déchiré par une lutte de pouvoirs entre le pape et les rois. Les Indes du Prêtre Jean sont ainsi une véritable utopie, un espace inventé et sur lequel l’Occident projette sa vision du royaume idéal.

« Si vous voulez croire, croyez » [2]

Mais c’est aussi un Orient empli de merveilles, ces mirabilia qui sont, dans l’imaginaire de l’Occident médiéval, à la fois fascinantes et terrifiantes. Les marges de l’Empire sont peuplées par des créatures fabuleuses : des griffons et des dragons, des géants et des pygmées, des cyclopes et des tigres, des phénix et des éléphants, des êtres amphibies qui ramassent au fond des rivières des pierres précieuses qu’ils offrent ensuite au Prêtre Jean. Des serpents géants peuplent les déserts, des aigles à plusieurs têtes rodent dans les montagnes, des grenouilles venimeuses hantent les rivières, et les forêts sont peuplées par des centaures qui ne cessent de se battre entre eux. Sans oublier les cynocéphales, hommes à tête de chien, les méthagallinaires, coqs géants et carnivores, ou encore les caméthérnes, hybrides de crocodiles et de caméléons,… Ces descriptions relèvent de la tératologie, la science des monstres, très à la mode au Moyen Age. Le Prêtre Jean sait domestiquer cette faune exotique pour servir sa puissance : il utilise ainsi des messagers sur des dragons volants pour transmettre ses messages à travers son royaume. Le souverain sait aussi utiliser des artefacts magiques : le plus précieux d’entre eux est un miroir magique qui reflète tout ce qu’il se passe de mal dans son royaume. L’empereur Frédéric II disait posséder un anneau rendant invisible que lui aurait envoyé son homologue oriental. La légende du Prêtre Jean prépare ainsi l’Occident à recevoir les contes des 1001 nuits : les dragons volants y seront remplacés par des tapis, mais on retrouvera la même combinaison de créatures fabuleuses et de richesses incroyables. En Occident, certains esprits critiques, en particulier des membres du clergé, comme Guillaume d’Ockham, relèvent qu’il ne s’agit que d’un tissu d’absurdités, mais ces légendes s’attachent durablement à l’Orient [3].

Cet imaginaire emprunte à un imaginaire traditionnellement associé à l’Orient : le Prêtre Jean parle ainsi de salamandres qui produisent de la soie, dont on fait des vêtements qui ne se lavent que dans le feu le plus brûlant – à une époque où la soie est encore, pour l’Occident, un produit bien mystérieux. Les pierres précieuses, les belles femmes, les grandes villes cosmopolites : autant d’éléments qui se rattachent à l’Orient et aux fantasmes qu’il nourrit. Les épices, élément caractérisant l’Orient, occupent une place importante dans cette description : le Prêtre Jean parle ainsi d’immenses « forêts à poivre », de « fontaines de cannelle ». Mais ce royaume emprunte aussi à un imaginaire antique, par exemple lorsque la lettre évoque les Amazones, ces femmes guerrières légendaires qui dominent les hommes et inversent l’ordre normal du monde. De même, l’une des missions importantes du Prêtre Jean est de veiller sur les peuples de Gog et de Magog, des peuples terribles évoqués dans la Bible et qu’Alexandre le Grand aurait enfermé derrière une muraille de fer.
De plus, l’Occident va croiser la légende du Prêtre Jean avec d’autres mythes, décuplant ainsi son potentiel de fascination, l’enracinant au cœur de l’imaginaire médiéval. A la fin du XIIIème siècle, Albrecht de Scharfenberg insère ainsi une adaptation de la lettre dans son roman du Graal. De même, Wolfram von Eschenbach, dans son Parzival, fait du Prêtre Jean le neveu de Perceval, chevalier de la Table ronde cherchant le Graal, Perceval lui-même devenant le père du Chevalier au Cygne, ancêtre légendaire de Godefroy de Bouillon, le premier roi de Jérusalem. Dans ces constructions complexes, qui mêlent autour de Jérusalem les croisades, le Graal et le Prêtre Jean, c’est toute une mythologie chrétienne qui s’invente.

Conclusion

Au moment où les Portugais atteignent le Négus d’Ethiopie et le prennent pour le Prêtre Jean, Colomb atteint les rives du Nouveau Monde en espérant trouver les Indes. L’attention de la Chrétienté va se déplacer soudainement de l’Extrême-Orient à l’Extrême-Occident. C’est là-bas que vont se reporter les rêves de mystérieuses cités d’or, de monarques tout-puissants, de terres paradisiaques peuplées de créatures fabuleuses, et d’espaces à conquérir [4].

Bibliographie :
 I. Bejczy, La lettre du Prêtre Jean : une utopie médiévale, 2001.
 J. Pirenne, La légende du Prêtre Jean, 1995.

Publié le 17/05/2013


Agrégé d’histoire, élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, les recherches doctorales de Florian Besson portent sur la construction de la féodalité en Orient Latin, après un master sur les croisades.


 


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