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La vraie Croix portée à la croisade. Regard croisé sur une sainte relique du Moyen Age

Par Fanny Caroff
Publié le 11/09/2014 • modifié le 13/04/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

Figure 3. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 5090, f. 110 verso.

Sous la plume de plusieurs auteurs, les reliques de la Passion du Christ jouent un rôle essentiel dans le déroulement des affrontements entre chrétiens et musulmans. La sainte Lance est ainsi opportunément redécouverte pendant le long et douloureux siège de la ville d’Antioche (1098). Ce signe envoyé par Dieu doit réconforter les croisés et finalement leur donner la victoire. Un fragment de la vraie Croix, miraculeusement conservé, doit également galvaniser les croisés au cours de plusieurs combats. Lors de la bataille d’Ascalon (1099), pour la première fois, le bois de la Croix aurait été porté pour protéger les combattants, leur servir de bouclier, comme l’écrit le chroniqueur Albert d’Aix dans l’Historia hierosolymitana. Parfois, plusieurs reliques sont déplacées ensemble : au cours de la deuxième bataille d’Ascalon, en 1124, la vraie Croix, mais aussi la sainte Lance et une pyxide contenant la relique du lait de la Vierge accompagnent les croisés.

Les historiens des croisades mentionnent toujours la participation des objets saints et la vraie Croix, relique majeure de la Chrétienté, est particulièrement sollicitée, depuis la première expédition jusqu’à sa capture par les musulmans à la bataille de Hattin en 1187. Ainsi, la problématique religieuse des guerres de croisade est régulièrement réaffirmée. Des artistes ont illustré ces récits historiques entre le XIIIe et le XVe siècle, notamment en France. à une période où l’idée de croisade s’essouffle, l’observation de quelques enluminures permet d’apprécier la fonction que les artistes attribuent aux reliques de la Passion [1].

La Croix offensive et protectrice

Dans les images de croisade, la sainte relique protège les croisés, les crucesignati [i]. Comme le résume fort à propos un vers de la Conquête de Jérusalem au sujet de la chevauchée de l’évêque Adhémar de Monteil : Si com li evesques vait, li Turc vont reculant… La vraie Croix est, visuellement et symboliquement, l’attribut le plus puissant de la Chrétienté. De façon générale, elle a une place déterminante dans la composition des enluminures : elle dépasse du cadre ou est figurée au centre de la scène. De forme variée (latine, en tau, à deux traverses, en bois façonné ou de couleurs…), elle est presque toujours tenue par un membre du clergé qui prend part à l’affrontement. Une peinture extraite du récit de la Conquête de Jérusalem, réalisée en France au XIIIe siècle, représente la bataille d’Ascalon (1099) qui suit la prise de Jérusalem par les croisés (figure 1).

Figure 1. Paris, Bibliothèque Nationale de France, ms. fr. 12558, f. 184 verso.

Arnoulf, l’évêque de Calabre, porte la vraie Croix. De nombreux vers de la chanson de gestes se rapportent à la sainte relique, conviée pour la première fois à une expédition : le poète décrit la vénération dont elle est l’objet lorsqu’elle est apportée, encore toute imprégnée du sang du Christ, peu avant les hostilités, les prières des différents contingents passant devant elle… Le poète dit aussi que la Lance et le pilier auquel le Christ fut attaché pendant sa flagellation sont conduits à la bataille. Mais l’enlumineur ne retient que la Croix, portée par le clerc coiffé de sa mitre. Seule une partie de la Croix (attribut religieux) et le fer d’une lance (attribut militaire) dépassent du cadre de la peinture.

Cet enlumineur choisit de peindre les premiers frémissements de l’engagement : il y a déjà une arme brisée et un mort du côté de l’adversaire ; il désigne d’emblée le camp des vainqueurs qui s’élancent sous le signe de la Croix. D’autres artistes montrent l’appréhension des musulmans face à la sainte relique. Dans une enluminure du Miroir historial de l’encyclopédiste Vincent de Beauvais, réalisée à la fin du XIVe siècle, ce face à face est exprimé avec originalité (figure 2).

Figure 2. Paris, Bibliothèque Nationale de France, ms. fr. 52, f. 312.

La peinture, associée au chapitre 79 du livre XXXI, représente un épisode de la cinquième croisade (1217-1221). Le patriarche de Jérusalem est figuré précédant l’armée des croisés et s’opposant aux musulmans. Il tient une croix provenant du fût de la vraie Croix, lequel fust avoit esté garder aprez la perte de la saincte terre uisques à ce temps rapporte l’auteur. En dépit du caractère peu vraisemblable de cette conservation miraculeuse, le prélat aurait apporté à la bataille une partie de la sainte relique. Dans sa mise en scène de l’épisode, l’enlumineur joue sur une double partition, verticale (les armées et la Croix) et horizontale (les bannières et la Croix). Il dispose les deux armées contre le cadre de l’image, l’espace central étant réservé à la représentation de la vraie Croix portée par le patriarche suivi d’un cardinal ; il a également représenté trois souverains, sans doute inspiré par le texte qui évoque leur présence à l’assemblée de Saint-Jean d’Acre qui précède le départ. Les chrétiens regardent tous la Croix brandie, élément axial de la scène. Elle sert de signe de ralliement comme le rappelle le texte. Elle est secondée par les bannières des parties affrontées : l’une portant une croix de saint André, l’autre un dragon contourné. L’opposition entre les deux armées est donc symbolisée par des motifs héraldiques antagonistes. Mais surtout, la Croix élevée par le patriarche semble être à l’origine du mouvement de recul des adversaires, repliés derrière leurs longues targes, qui s’inclinent en lignes obliques. Les musulmans (et le dragon armorié) craignent le symbole des chrétiens ; quant au clerc qui porte la Croix, au centre de l’image, il ne redoute aucun assaut. Cette composition aboutie, qui interprète les données de l’écrit, propose une synthèse remarquable sur la dualité des symboles religieux (chrétiens et païens) et sur le rôle de la Croix dans l’affrontement avec l’adversaire musulman.

A la fin du Moyen Age, la puissance de la relique est toujours sollicitée par les artistes (figure 3).

Figure 3. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 5090, f. 110 verso.

Une peinture de Loyset Liédet datant des années 1460, extraite du second volume de la Chronique des Empereurs de David Aubert, offre un témoignage intéressant sur la supériorité de la Croix protectrice. L’image représente l’amorce de la bataille de Montgisard, en 1177, entre les armées du roi de Jérusalem Baudouin IV et de Saladin. Aubert de Bethléem est représenté précédant l’armée des croisés, se tenant courageusement face à Saladin qui charge un javelot à la main. L’artiste met en valeur cet épisode central en le situant devant un paysage dégagé. Il oppose de façon très symbolique, et sur deux plans légèrement décalés, le chrétien et le chef musulman, chacun suivit d’une armée. L’élan guerrier de l’adversaire contre un clerc non armé, s’oppose à la sérénité affichée des chrétiens : la Croix les protège, les rassure sans doute aussi. Dans cette image, la sainte relique est mise en valeur par différents artifices : Aubert de Bethléem la tient face à Saladin, monté sur un cheval blanc, sa cape figée dans un drapé flottant ; la pose digne et convenue du clerc fournit un « support » majestueux à la Croix, ainsi valorisée. Dans cette peinture, le clerc ne porte pas d’armes mais n’a pas à craindre la confrontation avec les musulmans. La Croix joue pleinement son rôle protecteur.

La Croix bafouée : la défaite de Hattin

Les images mettant en scène la violence des musulmans envers les signes chrétiens sont très rares. La violence exercée à l’encontre des symboles vivants de la Chrétienté, ressentie sans doute trop douloureusement, n’est exprimée que de manière très marginale et seulement à la fin du Moyen Age.
Que nous disent les textes ? À la bataille de Hattin, en 1187, une relique de la vraie Croix, placée dans une grande croix de bois et déjà portée à de nombreuses expéditions, tombe entre les mains des musulmans. Cette défaite militaire, précédant de peu la chute de Jérusalem, suscite une vive émotion [2]. La perte de la Croix ébranle d’ailleurs probablement d’avantage les consciences que l’aveu de la défaite guerrière. De façon significative, les chroniqueurs musulmans mesurent pleinement la portée de leur victoire et comprennent la résonance symbolique de la perte de la vraie Croix pour les chrétiens [3]. Le sort de la relique inspire aux historiens diverses hypothèses. Si la plupart s’accorde à dire qu’elle est définitivement perdue, y compris pour les musulmans, certains envisagent sa restitution à des chrétiens : ainsi pour les auteurs des Grandes Chroniques de France, Saladin est supposé la rendre à l’occasion de la reddition de la ville de Saint-Jean d’Acre (1191) ; pour Matthieu Paris, elle est rendue à Louis IX et pour le continuateur anonyme de Caffaro de Caschifellone, elle est déposée à Saint-Laurent de Gênes. L’auteur de la continuation française de la chronique de Guillaume de Tyr se fait l’écho d’une autre rumeur selon laquelle un Templier l’aurait enterrée le jour même de la défaite ; mais les fouilles entreprises à la demande de l’intéressé, qui s’est confié à Henri II de Champagne, restent vaines. Quelles que soient les hypothèses, cette disparition est ressentie très cruellement par les chrétiens et, pour ajouter au caractère dramatique de la perte de la vraie Croix, quelques auteurs n’hésitent pas à décrire les prétendus outrages que les musulmans lui font subir. Par exemple, dans le Narré de la croix du mont Saint-Quentin, petit texte polémique rédigé au XIVe siècle, on lit qu’elle est fouettée durant trois jours dans les rues de Jérusalem conquise.

L’issue tragique de la bataille est manifeste dans un exemplaire de la Chronique abrégée des rois de France, rédigée par Guillaume de Nangis et peinte, comme précédemment, par Loyset Liédet dans la seconde moitié du XVe siècle (figure 4).

Figure 4. Paris, Bibliothèque Nationale de France, ms. fr. 6463, f. 46 verso.

Le récit du combat est rapporté au chapitre 53 de la chronique et est introduit par une rubrique très explicite : Ycy povez entendre comment la sainte terre et la cite de Jerusalem des Sarrazins fu prinse et la Croix nostre seigneur fu perdue. Dans cette peinture, la vraie Croix est au centre de la composition. L’évêque d’Acre reçoit un coup de lance à la gorge, tandis qu’un soldat saisit la relique. Le personnage qui s’en empare n’est pas signalé comme étant un musulman ; l’historien rappelle d’ailleurs qu’après la mort de l’évêque d’Acre, la Croix passe entre les mains de plusieurs croisés avant d’être perdue [i]. Mais il est également possible que l’enlumineur ait renoncé à caractériser le soldat pour atténuer la violence de la capture. Malgré l’ambiguïté de la narration, la construction de la scène est dramatique : l’évêque, vêtu de blanc et monté sur un cheval blanc, est saisi dans une position stéréotypée ; le pan de l’habit qui se soulève crée un effet de mouvement qui contraste avec l’arrêt brutal imposé par la lance adverse. En outre, placé au centre de la composition et au premier plan, il a une stature plus imposante que les autres personnages. Tous les éléments de la mise en scène tendent à mobiliser l’attention sur lui. La place accordée à l’évêque frappé par un coup fatal et à la sainte relique, se détachant au milieu d’une bataille farouche, laisse présager l’issue du combat. En outre la Croix est visuellement « enfermée » par deux longues flèches : sa capture est l’argument central autour duquel s’articulent les hostilités.

En prêtant aux musulmans un comportement violent, des enlumineurs comme Loyset Liédet libèrent leur virulence, traduisent leur aversion à l’égard des adversaires. Les accusions portées sont graves, en même temps qu’elles favorisent une célébration des chrétiens, victimes exemplaires d’une lutte contre des ennemis redoutables. Dans une telle séquence, le conflit se radicalise. La confrontation mise en scène dépasse l’argument de l’affrontement militaire pour révéler l’antagonisme idéologique et religieux entre chrétiens et musulmans. Ce raidissement du discours dans le courant du XVe siècle n’est pas anodin, à une période où les succès du sultan ottoman Mehmet II Fâtih (1451-1481), dit « le Conquérant », ravivent l’idée d’un « péril Turc ». Toutefois, dans la majorité des scènes de croisades, les musulmans craignent la Croix et fuient devant elle. Indirectement, les artistes signifient qu’ils reconnaissent la supériorité et la valeur emblématique de cette relique. Loyset Liédet, qui illustre vers 1470 l’exemplaire de la chronique de Guillaume de Nangis, paraît avoir trouvé une intéressante formule pour conjuguer à la fois le caractère supposé violent des adversaires et leur crainte face aux signes et aux représentants de la Chrétienté : il peint le cavalier musulman fermant les yeux alors qu’il tue l’évêque d’Acre tenant la vraie Croix… L’adversaire a-t-il honte ou peur de son forfait ?

Publié le 11/09/2014


Fanny Caroff est docteur en Histoire. Elle a soutenu sa thèse en 2002 à Paris I sur l’iconographie des croisades et du monde musulman dans les manuscrits enluminés du Moyen Age occidental.
Spécialisée dans les recherches iconographiques, elle a notamment travaillé à la Bibliothèque Mazarine de Paris, pour l’Institut de Recherches et d’Histoire des Textes.
Après avoir vécu et enseigné sur le continent africain pendant plusieurs années, elle travaille actuellement en France auprès de centres de documentation et poursuit ses travaux de recherche.
Elle a publié L’Ost des Sarrasins. Les Musulmans dans l’iconographie médiévale (France - Flandre XIIIe- XVe siècle), aux Editions du Léopard d’or (novembre 2016), et a également participé au dictionnaire Les Barbares, dirigé par B. Dumézil, pour les notices "Mahomet" et "Musulman" (PUF, septembre 2016).


 


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