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La crise de Gaza au-delà des objectifs militaires

Par Michel Makinsky
Publié le 15/12/2023 • modifié le 15/12/2023 • Durée de lecture : 66 minutes

Le mouvement palestinien a préparé de longue date l’opération qui a conduit à percer le mur de sécurité supposé protéger sans faille le territoire israélien en neutralisant les dispositifs de surveillance, en saturant le système anti missiles Dôme de Fer, en survolant le mur et en attaquant par mer. De la sorte, il a mis en lumière la vulnérabilité de l’Etat hébreu [2]. Bien plus, le Hamas (qui apparemment a conservé le secret absolu sur le déclenchement de son initiative, y compris à l’égard du Hezbollah et de Téhéran), a montré qu’il n’est plus un ‘petit mouvement terroriste artisanal’, mais une organisation militaire [3]. La montée en niveau est spectaculaire, avec la maîtrise des armements fournis par l’Iran, et surtout l’acquisition de compétences de planification, de coordination et d’art opératif, command & control, etc., acquises par une longue période de formation (sans doute deux ans) grâce au Hezbollah (lui-même formé par l’Iran) et aux Gardiens de la Révolution. Les ultimes préparatifs se seraient déroulés dans un centre de coordination regroupant les trois alliés ainsi que le Djihad Islamique palestinien et possiblement des représentants de milices chiites irakiennes. C’est un bouleversement stratégique. Le Hamas a réussi à réintroduire le dossier palestinien sur le devant de la scène et à mettre en péril le projet de reprise de relations diplomatiques entre Israël et l’Arabie saoudite. Le rôle de Téhéran (qui profite de cette occasion) est subtil, l’Iran se défendant d’être un acteur effectif de cette attaque mais en étant complice (tant par la fourniture de matériels qu’au niveau d’une aide à la formation et à l’organisation). Ceci a déjà été assez bien décrit par les analystes. Nous voulons revenir ici sur deux aspects de ces récents développements. Le premier est une question délicate mais peu étudiée : le Hamas et Israël ont-ils chacun pour objectif de pratiquer - au-delà d’une victoire militaire - l’éradication au moins partiellement physique, de leur adversaire respectif [4] ou les propos relevés dans chaque camp relèvent-ils d’une communication à usage interne ou voulant déstabiliser l’adversaire ? Il nous faut aussi nous demander si, avec la réforme de sa Charte en 2017, le Hamas a changé d’objectifs ou au contraire endormi la méfiance du monde extérieur sur ses intentions réelles ?

Hamas : résurgence d’une véritable ambition (cachée dans la charte de 1988) ?

Le Hamas (« Mouvement de Résistance Islamique »), est né en 1987 [5]. Branche palestinienne des Frères musulmans, ce mouvement revendique son caractère islamique. Il a été fondé au-début de la première Intifada, révolte palestinienne contre l’occupation israélienne de la rive ouest et de Gaza. Cette révolte a duré jusqu’en 1993 quand le Premier ministre israélien Rabin a signé un compromis partiel avec Yasser Arafat, dirigeant de l’OLP [6]. Le mouvement s’est opposé aux accords d’Oslo et commença ses attentats-suicides, puis intervient la seconde intifada en 2000 qui prend fin en 2005 après le retrait d’Israël de Gaza. La Charte originelle du Hamas (nous suivrons dans la présente étude la traduction en français établie par Jean-François Legrain reproduite en annexe 2 du Rapport d’information n°630 (2008-2009) du Sénat « Le Moyen-Orient à l’heure du nucléaire » déposé le 25 septembre 2009 [7] ), publiée le 18 août 1988 inscrit dans son article 7 que le « Mouvement est l’un des épisodes du Jihad mené contre l’invasion sioniste ». L’objectif : « le Mouvement de la Résistance islamique aspire à l’accomplissement de la promesse de Dieu, quel que soit le temps nécessaire » est clarifié à l’aide d’une citation d’un hadith (parole attribuée au Prophète) : « L’Heure ne viendra pas avant que les musulmans n’aient combattu tous les juifs (c’est-à-dire que les musulmans ne les aient tués), avant que les Juifs ne se fussent cachés derrière les pierres et les arbres eussent dit : Musulman, serviteur de Dieu ! Un Juif se cache derrière moi, viens et tue-le » [8]. Les articles 9 et 10 complètent l’article 7 [9].

Après avoir proclamé dans l’article 11 que « la terre de Palestine, en effet, est une terre islamique waqf (de main-morte) …. » et : « Il est illicite d’y renoncer en tout ou partie, de s’en séparer en tout ou partie », le Mouvement en tire la conclusion logique par une position de principe : pour résoudre les conflits affectant la Palestine, il prescrit dans l’article 12 : « le patriotisme (al-wataniyya) du point de vue du Mouvement de la Résistance islamique, est un article de la profession de foi religieuse. Il n’y a rien de plus fort et de plus profond dans le patriotisme que le jihad qui, lorsque l’ennemi foule du pied la terre des musulmans, incombe à tout musulman et musulmane en tant qu’obligation religieuse ». L’article 13 indique logiquement : « Il n’y aura de solution à la cause palestinienne que par le jihad », et que les ‘conférences internationales’ et autres recherches de compromis ne servent à rien ; et l’article 14 édicte que le devoir de libérer la Palestine « est une obligation religieuse individuelle qui incombe à tout musulman où qu’il soit ». On comprend de ces articles que le Hamas a pour vocation de supprimer Israël, mais aussi les juifs qui s’y trouvent. L’article 15 en fait une obligation pour tout musulman : « Le jour où les ennemis usurpent une terre qui appartient aux musulmans, le combat devient une obligation religieuse individuelle (fard’ayn) qui incombe à chaque musulman. Face à l’usurpation de la Palestine par les Juifs, il faut brandir l’étendard du jihad ». L’article est complété par deux hadiths (paroles attribuées au Prophète) ; le second est une injonction : « Par celui qui possède l’âme de Muhammad dans ses mains, je m’engage à combattre sur le chemin de Dieu ; je tuerai et combattrai, je tuerai et combattrai, je tuerai » [10].

Préfigurant l’attaque du 7 octobre, l’article 16 indique qu’une préparation minutieuse doit précéder le combat contre l’ennemi. D’abord un enseignement religieux, puis une « étude conscientisée de l’ennemi, de ses ressources matérielles et humaines ; de reconnaître ses points de faiblesse et de force, d’identifier les forces qui le soutiennent et se tiennent à ses côtés ». Il invite à une veille sur le contexte actuel et son évolution, à l’étude des analyses et commentaires à leur sujet ». Il est intéressant de noter que ce même article prescrit « de planifier le présent et le futur » en vue de préparer « le musulman combattant du jihad ». L’opération du 7 octobre montre par son professionnalisme que le Hamas a procédé à cette préparation méthodique. Le mouvement ne dédaigne pas une alliance avec l’OLP dont il condamne le sécularisme et qu’il invite à respecter les valeurs de l’Islam et se distancier tant des valeurs occidentales que socialistes. Quant aux pays arabes voisins de la Palestine, ils doivent faciliter le passage des militants du Hamas sur leur territoire. Le Qatar, qui abrite la direction politique du mouvement en est l’exemple. L’Egypte entretient des contacts avec lui. Jusque là, la visée du mouvement est claire et ses actes sont cohérents avec ses intentions déclarées.

La période qui suit l’émission de la Charte inaugure une phase d’ambiguïté sur les ambitions du Hamas. En 2006, il organise des élections sur le territoire de Gaza qu’il remporte face aux Fatah et aux partis non religieux. En 2007 le Hamas ‘fait un coup’ en prenant le contrôle de Gaza dont il écarte l’Autorité palestinienne, ce qui lui permet de devenir aussi une structure de gouvernement [11] avec des attributs d’administration civile [12] idéologiquement justifiés par sa mission d’action sociale (classique chez les mouvements islamistes). On assiste progressivement à une évolution politique du Hamas qui s’est employé à l’intérieur comme à l’extérieur à diffuser une certaine image de ‘normalité’. Il s’agissait en particulier de diminuer quelque peu la tension [13] avec Israël et d’améliorer la situation économique de Gaza [14]. Cette politique de « détente » a été facilitée par Israël qui a vu dans le renforcement du Hamas un moyen d’affaiblir une Autorité palestinienne déjà intrinsèquement fragile. Le résultat a dépassé les espérances à cet égard. Netanyahu [15] a donné son accord au Qatar pour qu’il finance le Hamas en principe pour améliorer le sort des populations civiles. Le niveau de corruption (qui égale celui de l’Autorité palestinienne) du mouvement islamiste a favorisé le détournement d’une part de ces fonds vers des buts moins avouables. De façon générale, la crédibilité de la gouvernance palestinienne est faible. L’avenir confirmera que ceci n’a pas changé : Mahmoud Abbas, chef de l’Autorité palestinienne, craignant la réédition du précédent de 2007, a repoussé [16] les élections législatives de 2021 du territoire qu’il gouverne. Le Hamas en a profité pour évoquer en 2023 la possibilité d’élections municipales comme prélude à des élections nationales palestiniennes [17].

Cette ‘normalisation’ du Hamas, ou du moins l’image qu’il a donnée via divers gestes lors de la période qui s’achèvera en 2017 par la révision de la Charte, pose en elle-même une question qui prend tout son sens aujourd’hui. Une autre ambiguïté complique l’analyse des intentions réelles du Hamas : l’emploi alternatif, voire conjoint [18], du mot ‘résistance’ [19] qui reflète un combat nationaliste qui permet de rassembler divers alliés éventuellement non islamistes, voire non religieux, ou même incluant des juifs et des chrétiens, et du terme ‘jihad’ qui se réfère à la lutte pour la reconquête d’une terre palestinienne entièrement soumise à l’Islam. Le premier, qui vise a minima à obtenir un retour aux frontières de 1967, autorise des compromis, une éventuelle cohabitation avec Israël (diminué) et même en cas de destruction d’Israël en tant qu’Etat, n’implique pas l’éradication des juifs. A contrario, le jihad ne laisse de place ni à l’un ni aux autres. Même lorsque des dirigeants du Hamas laissaient paraître une certaine ouverture aux négociations, d’autres procédaient à une sorte de ‘rappel à l’ordre’, comme Khaled Mechaal lors d’un discours pour son retour à Gaza le 8 décembre 2012, mais dont il avait dosé le propos en n’adoptant pas une perspective d’élimination physique des populations juives [20]. En réalité, le Hamas est profondément divisé, notamment entre sa direction politique [21] et sa branche militaire.

A ce stade de la réflexion, il faut se demander quelle valeur accorder à la Charte de 1988. Une synthèse des points de vue sur ce sujet [22] cite un certain nombre d’auteurs qui estiment qu’il ne faut pas en exagérer l’importance. Khaled Hroub considère qu’elle ne reflète pas ce que pense le Hamas (en 2009) et, de son côté, le chercheur Jean-François Legrain rapporte des propos de Khaled Mechaal qui « relativise l’importance de la Charte » et de son statut : « Elle n’est en aucun cas une référence politique ou théologique officielle ». Cette note mentionne aussi Pierre-Alain Clément, universitaire canadien qui perçoit une évolution du Hamas vers plus de flexibilité idéologique du fait des « Accords d’Oslo ainsi que des pressions internes et internationales ». Mais d’autres experts cités ne partagent pas cette vision exagérément optimiste. Ainsi, Gilbert Achcar considère que K. Hroub « surestimait considérablement l’évolution idéologique du Hamas en direction du dépassement de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme » [23]. Nous verrons plus loin que l’attaque du 7 octobre 2023 paraît lui donner raison, sans exclure définitivement qu’à un moment donné (en cas d’une interruption durable des affrontements armés) le Hamas ne se tourne vers une option politique. Ainsi, comme nous l’avons indiqué plus haut, la période qui se termine au moment de la révision de la Charte est marquée par une évolution graduelle du Hamas vers l’acceptation apparente d’un combat plus politique (« résistance ») n’excluant pas des négociations avec Israël, voire même un très hypothétique accord de coexistence. En réalité, cette attitude apparaît plus tactique [24] qu’autre chose, sans garantie de robustesse chez un mouvement divisé où les partisans de l’anéantissement d’Israël et des juifs n’ont pas renoncé à leur visée initiale. Leur poids est tributaire de rapports de force internes et de facteurs extérieurs. Le risque d’une priorité à la disparition de l’Etat hébreu n’a en fait pas disparu.

La révision de 2017 : vers une ‘cohabitation’ acceptée ou tactique ?

De robustes invariants [25]

Le 1er mai 2017, le Hamas publie un texte sous le titre « Un Document de Principes et Politiques Généraux » [26]. Il est présenté par Khaled Mechaal au moment où s’achève son mandat à la tête du Bureau Politique de l’Organisation. Il est destiné en principe à adapter la Charte au nouveau contexte stratégique qui a sensiblement évolué depuis 1988 dont nous reprenons une analyse lucide par des experts israéliens [27]. Selon eux, Il ne remplace pas la Charte, rien de tel n’est écrit : celle-ci « demeure un document fondamental exprimant l’idéologie du Hamas et ses principes de base ». Ce n’est pas neutre quand on s’interroge sur la permanence ou l’obsolescence de certaines de ces dispositions. Nous pensons naturellement à ce qui touche à la disparition d’Israël (et des juifs). Le contexte a changé : ce mouvement n’est plus seulement une organisation combattante mais une structure à caractère gouvernemental qui assume des responsabilités de gestion d’intérêt général et doit s’occuper des besoins de la population. La lutte armée (qui n’est pas abandonnée) n’est plus le tout de son activité. Cette mutation s’impose d’autant plus à lui que la situation économique de la bande de Gaza est calamiteuse, et que le Hamas est en antagonisme croissant avec le Fatah et l’Autorité palestinienne. En plus, les relations du mouvement se sont dégradées avec l’Egypte et l’Arabie saoudite. Cerise sur le gâteau (si l’on peut dire), le Hamas se distancie nettement de l’Iran et de la Syrie à cause du conflit intérieur qui agite la Syrie sur lequel il est en désaccord sévère avec le régime de Damas dont il condamne la répression. Face à ce cumul de difficultés, le mouvement est obligé de sortir de son isolement. Les experts précités estiment qu’ » il n’y a pas eu de changement dans l’idéologie et les principes fondamentaux du Hamas qui reposent sur un effort sans compromis pour détruire Israël par la violence et le terrorisme, même si ceci est réalisé par étapes » [28]. Selon eux, « les ajustements, changements et additions qui apparaissent dans le Document Politique sont destinés à offrir l’apparence du renouveau et de l’adaptation du Hamas à la réalité présente, mais sans aucun changement significatif dans les principes et la perception de base qui constitue le noyau de ce Document » [29]. C’est donc à travers ce prisme (ou ce biais) que sont passées en revue les dispositions de ce texte.

C’est ainsi qu’ils soulignent la permanence du ‘dogme’ : toute la Palestine aux Palestiniens. Rien ne doit en être soustrait. De même est absolu le droit au retour des Palestiniens (inenvisageable pour Israël). Le Document confirme que « l’entité Sioniste » = l’Etat d’Israël (articles 18 & 19) comme le ‘projet sioniste’ (articles 14,15 & 16) sont illégitimes. Donc tous les textes et déclarations, qui les reconnaissent sont nuls et non avenus (article 18). Jérusalem est la capitale de la Palestine et n’appartient qu’aux Palestiniens (article 10). La résistance et le Djihad sont « le droit légitime des Palestiniens dans leur lutte pour ‘libérer la Palestine’ » (article 23). Ce qui signifie que le Hamas ne renonce pas à la violence : « Résister à l’occupation par tous les moyens et méthodes est un droit légitime » (article 25).

Ajustements et ajouts

Les analystes précités remarquent une inflexion dans la présentation du Hamas qui prend une coloration plus nationaliste. Pour paraître moins extrémiste, plus tolérant, le mouvement énonce que l’Islam dont il se réclame est » une religion de paix et de tolérance » (article 8), un islam du juste équilibre qui emprunte la voie du milieu, qui est opposé à toute forme d’extrémisme religieux. Derrière ce propos, le Hamas entend se démarquer des djihadistes salafistes et de Daech. Pour gommer son l’image de ‘dur’ et rigoriste, le mouvement n’indique plus qu’il représente la branche palestinienne des Frères musulmans, ce qui ne veut pas dire qu’il a rompu avec eux mais qu’il ne souhaite plus le mettre en avant. Ce petit effacement est sans doute un message en direction de l’Egypte (dont le Hamas a besoin) qui est en conflit ouvert avec les Frères musulmans qu’elle a classés comme organisation terroriste.

Plusieurs autres ajustements (souvent subtils) visent à accréditer l’idée chez les lecteurs de ce texte d’une plus grande modération en lissant les prétentions les plus extrémistes, voire d’un abandon pratique de certaines revendications dont l’affirmation ne serait plus que théorique. Par exemple, le Hamas concède dans l’article 20 qu’il peut envisager un accord « conditionnel » pour l’établissement d’un Etat palestinien dans les frontières de 1967, mais selon l’article 19 ceci n’implique pas la reconnaissance de « l’entité sioniste », c’est-à-dire l’Etat d’Israël. Il n’est pas question de renoncer à la libération complète de la Palestine tout en ne parlant pas de l’élimination d’Israël (nuance !). On comprend donc que cette condition fait de cet éventuel accord un expédient provisoire et révocable. Par contraste avec la Charte de 1998, il n’est pas fait allusion à l’élimination de la population juive.

Un élément se veut plus particulièrement rassurant : l’article 16 énonce que le Hamas combat le ‘Projet Sioniste’ et « non les Juifs à raison de leur religion » mais « lutte contre les Sionistes qui occupent la Palestine ». Le distinguo est subtil mais en pratique, ce sont malgré tout les juifs présents qui sont confrontés. L’exception bien théorique par rapport à cette cible pourrait être une catégorie de juifs reconnaissant la souveraineté palestinienne sur eux. Ceci relève de la chimère sauf si (cas inimaginable) la majorité de la population juive était éliminée ou expulsée, ne laissant subsister que quelques petits groupes soumis. Le Hamas proclame dans l’article 17 qu’il rejette la persécution de toute personne ou l’atteinte à ses droits relatifs à sa nationalité, sa religion, sa confession. Quant aux problèmes propres aux juifs, l’antisémitisme, les persécutions des juifs, le Hamas ‘botte en touche ’ en disant que ce n’est pas l’affaire des Palestiniens mais « des phénomènes fondamentalement liés à l’Histoire européenne, et non pas à l’histoire des Arabes et des Musulmans ou de leur héritage ». Les auteurs du Document de 2017 rejettent en fait la responsabilité de l’antisémitisme sur ses incarnations européennes qui ont pris corps avant même le XXème siècle et se sont poursuivies jusqu’à présent. En ne reprenant pas les dispositions clairement antisémites de la Charte, le document vise à laisser penser que cette page est tournée.

Les éléments de ‘modération’ apportés par le Document montrent que par là le Hamas veut étendre son influence au-delà de ses propres militants, et d’un autre côté endormir la méfiance d’Israël. Le mouvement souhaite donner une image moins dérangeante aux pays arabes voisins comme aux Occidentaux, ayant besoin de briser son isolement. Un autre objectif, fort important, est de mieux gérer sa relation avec l’Autorité palestinienne à la fois dans l’approche d’un compromis sur la reconnaissance d’un Etat palestinien et dans la conduite de la « résistance ».

Les observations de Jean-François Legrain complètent et nuancent utilement les tentatives de jugement présentées ci-dessus. On ne peut qu’acquiescer à son constat : « L’originalité de ce texte tient à l’absence de références religieuses explicites et à la multiplicité de clins d’œil aux positions tenues par l’OLP dans les années 1970 » [30]. Ce détail est intéressant : on voit par là que le Hamas non seulement donne une couleur nationaliste privilégiée à ses revendications afin de rallier un maximum de soutiens d’horizons divers y compris hors de la Palestine, mais aussi envoie à l’Autorité palestinienne un message laissant entendre des possibilités de rapprochement, d’arrangements tactiques qui conviendront aussi à ceux des pays arabes hostiles aux Frères musulmans qui souhaiteraient bien que l’ensemble de la communauté palestinienne parle d’une seule voix et se structure de façon unitaire. J. F. Legrain prend soin de rappeler que : « La Charte du Hamas, loin de sa réputation, n’a jamais été considérée par le mouvement comme juridiquement dotée d’un statut de référence contraignante. » Il fait état de divergences au sein de l’organisation sur des points critiques : « Ses aspects antisémites, notamment, étaient dénoncés par nombre de cadres et de proches du mouvement qui, depuis longtemps, appelaient à l’annulation du texte ou à sa réécriture » [31]. Il confirme toutefois que l’article 25 du Document de 2017 « fait de la résistance armée ‘le choix stratégique visant à protéger le principes et à restaurer les droits du peuple palestinien’ » mais que pour autant « le Hamas ne se définit pas spécifiquement comme un groupe armé » [32]. Il rappelle que K. Mechaal le définissait en 2010 comme un groupe ayant un champ d’action complet, notamment politique et au service de la population, y compris dans sa vie quotidienne [33]. A la lumière de l’opération du 7 octobre, il faut se demander si le Hamas correspond bien à ce discours.

Massacre du 7 octobre : le Hamas aligne son discours sur ses actes. L’heure de vérité pour les deux protagonistes ?

Se poser cette question serait sans objet si le Hamas s’était contenté d’une opération à caractère militaire stricto sensu. Or il ne s’est pas borné à percer les lignes israéliennes, à infliger un revers à la défense de l’Etat hébreu, et mettre ainsi en évidence sa vulnérabilité. Les massacres de civils innocents ne s’imposaient pas. Or, ils ont été prémédités et planifiés [34] par le mouvement. Ses combattants avaient reçu les instructions et renseignements nécessaires pour ce faire, d’après les informations obtenues par l’armée israélienne, notamment via l’interrogatoire [35] d’éléments du Hamas capturés lors de la reprise de contrôle de la zone par l’armée et les forces sécuritaires israéliennes. En dépit des polémiques sur les confessions recueillies (et leur médiatisation qui nuit à leur crédibilité), il n’y a pas lieu de remettre en question cette hypothèse : les témoignages, les vidéos de captures de prisonniers et prises d’otages, d’actes commis [36], etc, sont trop nombreux et convergents pour permettre de la remettre en question. Toutefois, une enquête de police israélienne laisse apparaître que les combattants du Hamas n’avaient pas prévu d’attaquer les jeunes réunis au Festival Supernova, mais qu’ils ont improvisé les tirs et actes commis sur eux [37].

En revanche, une observation minutieuse de photographies sur le passage de combattants dans des brèches du mur de ‘sécurité’ montre que ceux-ci ne sont pas les seuls à rentrer dans le territoire israélien. Des individus n’appartenant visiblement pas aux formations combattantes sont vus traversant le mur percé [38] pour se rendre dans le territoire. On peut penser que ceux-ci se sont livrés à des actes de destruction, le cas échéant de pillage (ces derniers sont attestés), mais aussi à des sévices sur des civils israéliens. Dès lors, il nous faut poser la question des motivations et objectifs de ces massacres qui ne répondent pas à des impératifs militaires ni politiques. Dans une très riche analyse [39], Adam Shatz pose le problème des mobiles du massacre de civils innocents en dehors des objectifs militaires et politiques du Hamas : « pourquoi le Hamas ne s’est pas satisfait d’avoir atteint ses objectifs initiaux ne reste toujours pas clair ». Il souligne la méticulosité des massacres perpétrés par des combattants du Hamas rejoints par des habitants de Gaza. Ces actes sont d’une échelle inédite depuis l’attaque de 1972 par Septembre Noir à Munich. Face à la question « Comment expliquer ce carnaval de meurtres ? », il insiste sur le fait que les homicides ont été méthodiques, une sorte d’amer « miroir du massacre de 1982 par les phalangistes soutenus par Israël à Sabra et Shatila au Liban ». Shatz propose quelques clés de lecture pour pénétrer ce mystère, en particulier celle de la soif de vengeance du colonisé contre le colonisateur ; il cite Frantz Fanon : « la personne colonisée est une personne persécutée qui rêve en permanence de devenir le persécuteur ». Il trace le parallèle avec Gaza : « Le 7 octobre, ce rêve s’est réalisé pour ceux qui ont pénétré en direction du sud d’Israël ». Il ajoute : « Le spectacle de la jubilation palestinienne - et le déni ultérieur du meurtre de civils - était troublant mais difficilement surprenant ». Cette explication nous semble partiellement pertinente [40]. Elle correspond assez bien aux motivations des habitants gazaouis, et au moins partiellement à celle des militants et combattants du Hamas. Elle est insuffisante pour rendre compte des mobiles et objectifs des dirigeants et cadres du Mouvement. Il faut y voir une dimension idéologique mais aussi (surtout) religieuse. Cette prise en compte nous amènera à examiner symétriquement les racines idéologiques et religieuses de la posture d’Israël dans sa volonté non seulement d’éradiquer au moins l’appareil militaire du Hamas, mais de « traiter le problème Gaza » (expression dont le contenu reste à définir).

L’heure de vérité ?

Il nous faut à présent confronter les actes commis le 7 octobre sur des civils ainsi que les déclarations subséquentes des responsables du Hamas par rapport à ce que nous avons retenu de la tonalité de la Charte et surtout du Document de 2017. Avant même le 7 octobre, des responsables du mouvement ont périodiquement émis des propos évoquant l’élimination des juifs ; notamment, un membre du bureau politique du Hamas, Fathi Hamad [41], à plusieurs reprises, promet un sort funeste aux juifs (en tant que tels) : le 12 juillet 2018, il énonce un premier objectif : « nettoyer la Palestine des juifs » et prévoit qu’en 2022, « nous nous débarrasserons d’eux » et un autre (tout aussi significatif) : « établir le Califat » après que la nation aura été « purgée de son cancer ». Le 12 juillet 2019, il enjoint les Palestiniens de « tuer les Juifs dans le monde entier » [42]. La même source cite d’autres personnalités qui protestent contre le fait que les juifs qu’ils accusent de toute sorte de turpitudes, ayant été persécutés en Europe, puissent être accueillis sur les terres d’Islam, donc en Palestine. Une objection vient à l’esprit devant ces citations : elles ne reflètent pas la position officielle du Hamas ; elles émanent d’individualités le cas échéant non représentatives. De fait, un des interviewés cités est contredit par l’intervieweur. Aussi, objecter que ces déclarations ne correspondent pas à la ligne décidée par les instances du mouvement est, prima facie, recevable. On ne donc peut s’en contenter pour accuser le Hamas es-qualité, de double-langage ou d’incohérence. Nous avons signalé plus haut qu’outre les combattants du Hamas, et d’autres milices, des individus provenant des populations civiles aient été vus traverser les brèches pour commettre au moins des actes de pillage et de destruction en Israël ; ceci atteste au moins une chose : il y a à Gaza (et en Cisjordanie) une haine et une fureur contre Israël et les Israéliens (pas automatiquement eu égard à leur religion même si ce facteur joue un rôle difficile à évaluer). Ceci veut dire qu’à côté de segments de la population mécontents du Hamas, de son sectarisme, de sa mauvaise gestion, etc, une proportion (invérifiable) a soif de vengeance et donc soutient les actions commises contre les Juifs. Cette portion de la population gazaouie est la même qui rejette l’Autorité palestinienne considérée comme auxiliaire d’Israël, impuissante à défendre les intérêts des Palestiniens. Elle correspond notamment à des groupes de jeunes qui considèrent qu’ils n’ont aucun avenir (tout est bouché) en dehors de la lutte armée [43].

Premiers aveux

Dès le 7 octobre, le Hamas, par la voix d’Ismail Haniyeh, chef de son bureau politique, présente dans une interview diffusée par Al-Jazeera ce qu’il décrit comme « Le contexte et les objectifs de l’opération Déluge d’Al-Aqsa » [44]. Ce texte important, émaillé de citations du Coran, peut donc être considéré comme une position officielle. Il glorifie Mohammed Deif (qui a ‘annoncé’ l’opération victorieuse) et Yahya Sinvar, chef de la branche militaire (qui l’a conduite sur le terrain). Ce ne sont pas seulement leurs compétences qui sont célébrées mais le fait qu’ils soient empreints de piété et guidés par le Coran (qu’ils « connaissent par cœur »). Ils sont félicités car « Gaza a débarrassé la communauté arabo-musulmane de la honte de la défaite, de la honte de l’acquiescence et de l’inaction ». Après avoir rappelé que le Hamas aurait abondamment prévenu que les actes répétés de colonisation, d’emprisonnement, assassinats, ne pouvaient plus être tolérés indéfiniment, il montre comment les appétits israéliens sur le contrôle de la mosquée d’Al-Aqsa (d’où le nom donné à l’attaque du 7 octobre) ont franchi ce qu’il présente comme une ligne rouge : « Trop c’est trop ». Selon lui, « il ne reste plus qu’à « compléter le cycle de la Première et de la Seconde Intifada » et de les « couronner avec la bataille pour la libération de notre terre ». On voit donc que par rapport au Document de 2017, nous assistons au retour de la religion qui marquait la Charte de 1988, toutes les actions étant menées à la lumière du Coran. La dimension nationaliste de 2017 n’est pas évacuée pour autant, avec la reprise de revendications territoriales classiques. Notons la réaffirmation d’un objectif central : expulser ‘l’ennemi’ de « nos terres, de notre cité sainte d’Al-Qods (Jérusalem, NDLR), de notre mosquée Al-Aqsa » et la « libération de nos prisonniers ». On retrouve une liste d’objectifs territoriaux déjà connus conclue par une injonction « Sortez hors de notre terre, sortez hors de notre vue ». Mais rien n’est dit sur le sort des juifs ainsi promis à expulsion. Il est douteux que ces derniers quittent volontairement Israël.

Il reproche au passage à Israël son refus de négocier des échanges de prisonniers. Le rappel des refus successifs est sans doute une façon de dire que par principe le Hamas n’est pas hostile à négocier. Il faut aussi signaler que le terme Jihad est absent, et qu’au contraire le mot ‘résistance’ est utilisé à de nombreuses reprises. Il y a donc sous plusieurs aspects une continuité dans ce discours très politique par rapport à 2017, sauf que le Hamas est passé à l’action. Un détail à signaler : Haniyeh laisse entendre que, somme toute, l’attaque s’est produite en raison d’un péril imminent pesant sur Al-Aqsa. Or elle a été minutieusement préparée.

Le voile se déchire

En effet, le 8 octobre, un responsable du Hamas, Ali Baraka, déclare dans une interview à la télévision russe Russia Today que le Hamas préparait l’opération dans le plus grand secret depuis… deux ans et que le mouvement a pendant ce temps endormi la méfiance israélienne : « Nous avons fait en sorte qu’ils pensent que le Hamas était occupé à gouverner Gaza. Et qu’il voulait se concentrer sur les 2,5 millions de Palestiniens (à Gaza). Pendant tout ce temps, sous la table, Hamas se préparait à cette grande attaque » [45]. Le Mouvement a adopté un comportement raisonnable et prudent : « Pendant ces deux ans, le Hamas a adopté une approche ‘rationnelle’. Il ne s’est engagé dans aucune guerre, et ne s’est pas joint au Jihad Islamique dans le récent affrontement ». Baraka indique que le Hamas reste ouvert à la négociation pour échanger des prisonniers. Là encore, c’est le Hamas politique (2017) qui réapparaît. Toutefois une incise laisse paraître que le Jihad (pas nommé) n’est pas loin : « Les Israéliens sont connus pour aimer la vie. Nous, d’un autre côté, nous sacrifions nous-mêmes. Nous considérons que notre destinée est d’être martyrs. La chose que tout Palestinien désire le plus est d’être martyrisé au nom d’Allah, en défendant sa terre ». La notion de martyr n’est pas anodine et reflète certaines affinités idéologiques [46]. On retrouve la soumission religieuse extrême de 1948. Il n’est en effet pas certain que la population palestinienne rêve de finir en martyr.

Devant ce qu’ils perçoivent comme une première victoire vers leurs rêves, des responsables du Hamas ont cédé à la tentation de les exposer. Plus besoin de les habiller. Ainsi, Khalil al-Hayya, membre du bureau politique du Hamas, exulte : « Il était nécessaire de changer l’entière équation et de ne plus seulement avoir un clash ». Taher Nounou, un conseiller media du mouvement, est encore plus explicite : « J’espère que l’état de guerre avec Israël deviendra permanent sur toutes les frontières et que le monde arabe se tiendra à nos côtés » [47]. Mais l’aveu le plus limpide a été exprimé par Ghazi Hamad, membre du bureau politique du Hamas, dans une interview donnée à la chaîne libanaise LBC le 24 octobre [48] : « Nous répéterons l’attaque du 7 octobre, encore et encore, jusqu’à ce qu’Israël soit anéanti ; nous sommes les victimes - Tout ce que nous faisons est justifié ». Il ajoute : « nous sommes fiers de sacrifier des martyrs ». Il répète : « Israël est un pays qui n’a pas sa place sur notre terre. Nous devons supprimer ce pays, car il constitue une catastrophe sécuritaire, militaire et politique pour le monde arabe et la nation islamique ». Il insiste : « L’existence d’Israël n’est pas logique ». Il essaie de dégager la responsabilité du mouvement dans les violences commises contre des civils : « Nous ne voulions pas frapper les civils, mais il y a eu des complications sur le terrain, et il y avait une partie dans la zone, avec de la population civile ». Sur ce point particulier, les enquêtes semblent confirmer que la présence du rassemblement de jeunes n’était pas connue des combattants qui ont ‘improvisé’ leurs actions sur les jeunes qu’ils ont rencontrés. Mais celles exécutées contre des habitants de la population locale ont été préméditées.

Dans une déclaration officielle, le 10 octobre, avant le déclenchement de l’offensive israélienne, Khaled Mechaal appelle à une mobilisation générale des pays voisins pour des manifestations de masse du monde musulman. Il instaure le vendredi 13 octobre « le vendredi du Déluge d’Al-Aqsa en soutien de Jérusalem, d’Al-Aqsa, et de Gaza engagé dans le Jihad » [49]. Il confirme : « C’est un jour de mobilisation générale ». Cette déclaration éclaire sur la position actuelle du Hamas par rapport à la Charte de 1988. L’appel aux Palestiniens à manifester en masse, se mobiliser, comme les musulmans des pays voisins [50], ne constitue pas littéralement un appel au Jihad. Mais, à lire Mechaal, on voit qu’il dit clairement que Gaza (donc le Hamas) est, lui, engagé dans le véritable Jihad, la lutte armée. De plus, il lance un appel à la solidarité financière des musulmans de partout : « C’est le Jihad avec l’argent » comme le combat de ceux qui sacrifient leur vie à Gaza. On trouve aussi un appel au Jihad dans cette phrase : « A tous les universitaires qui enseignent le Jihad… à tous ceux qui enseignent et apprennent, c’est le moment d’appliquer (les théories) ». Il y a une ambiguïté dans ses propos. La mobilisation de masse à laquelle il appelle ne constitue pas en soi l’entrée en guerre d’une foule armes à la main mais elle est associée au combat guerrier : « Par Allah, quand le monde, l’Amérique, l’Occident, et les Sionistes verront que la nation est venue au soutien de la Mosquée d’Al-Aqsa, et que des convois de moudjahidines sont en chemin pour verser leur sang pur sur la terre de Palestine, le champ de bataille changera, l’équilibre des forces changera ». Un autre responsable du Hamas va plus loin. Hamas Badran appelle les Palestiniens de Cisjordanie à prendre les armes : « Quiconque a une arme en Cisjordanie à titre officiel (c’est-à-dire dans l’appareil sécuritaire de l’Autorité palestinienne) ou dans les équipes de la résistance (c’est-à-dire dans les milices et organes de terrorisme) doit entrer immédiatement en action » [51]. Si le sort des juifs n’est pas précisé de façon générale au-delà de la récupération des terres sacrées, singulièrement la mosquée Al-Aqsa, par la ‘résistance’ (lutte à coloration territoriale), en revanche un sort funeste attend manifestement les colons juifs. On devine sans peine que leurs occupations, destructions, meurtres, leur vaudront un châtiment sévère : ladite résistance « fera le sol brûler sous les pieds des colons » [52].

Un tournant à hauts risques

Le mauvais sort promis à Israël est ainsi revendiqué par divers responsables. Ceci marque un virage via une nette distanciation par rapport au Document de 2017 et rejoint la Charte de 1988. Ce tournant pose la question des intentions réelles du mouvement. Mais on ne peut en évacuer une autre, à savoir les divisions à l’intérieur de celui-ci, singulièrement entre la branche militaire opérationnelle à Gaza et la direction politique à Doha. Mousa Abu Marzouk, un membre éminent de cette direction politique, en est l’illustration. Il confirme dans une interview [53] le 14 octobre, avoir été totalement surpris par l’attaque du 7 octobre. Ce n’est pas étonnant car la branche militaire n’avait pas prévenu son homologue politique au Qatar par souci élémentaire d’en préserver le secret, condition absolue de réussite. Néanmoins, le principe de l’opération avait été agréé par lui et ses collègues. Alors que cette dernière constitue une rupture par rapport à 2017, Marzouk s’emploie à rappeler que le mouvement a conclu dans le passé des accords avec Israël, et que ses efforts en vue d’une coexistence étaient authentiques même si les buts d’origine comme obtenir une Palestine indépendante et le retour de tous les réfugiés n’étaient pas abandonnés. Il considère qu’Israël et les Occidentaux ont repoussé les tentatives d’accommodements sur tous les thèmes : accorder quelques droits aux Palestiniens, envisager un chemin de réconciliation, organisation d’élections, rédaction d’un document politique… Regrettant que la voie de la négociation soit restée fermée, il défend l’attaque : « C’est la première fois que les Palestiniens traversent les frontières et se battent sur leur terre historique ». Il en conclut qu’à présent Israël sait qu’il ne pourra pas poursuivre l’occupation de ce territoire. Mais il ne cache pas un doute sur un renversement complet de la situation. Ce désenchantement (surtout si Israël parvient à écraser militairement le Hamas) confirme qu’il y a des divergences de vues entre la direction politique et la branche militaire du mouvement [54]. On pourrait y voir l’expression subtile d’un regret sur l’initiative de l’opération du 7 octobre.

Israël : la tentation de la Loi du Talion

Le massacre et les prises d’otages qui ont accompagné l’attaque du 7 octobre ont provoqué un traumatisme d’une ampleur sans précédent aussi bien dans la population israélienne que parmi la classe politique et le pouvoir en place. La fureur alimentée par les factions religieuses ultra-orthodoxes, les colons, et divers extrémistes, a gagné l’exécutif prisonnier de ces derniers en raison de l’extrême fragilité de la coalition gouvernementale après la tentative de réforme de la justice (pour brider celle-ci) qui a déclenché une crise politique majeure qui a ébranlé jusque les rangs de l’armée. Elle a contraint Netanyahu à former un gouvernement d’urgence pour la durée du conflit. Nous n’analyserons pas ici la riposte militaire israélienne, bien étudiée et suivie ailleurs. Nous nous attarderons sur un aspect particulier qui est le pendant du paroxysme de violence du Hamas. En effet, dans la posture adoptée par Netanyahu, il y a plus qu’une volonté de défendre le pays contre une agression d’une dangerosité sans précédent. De nombreux symptômes traduisent une volonté de vengeance à hauteur de l’humiliation mais aussi de la dévastation morale infligée. En effet, le Hamas a infligé plus qu’un revers militaire auquel il convient de riposter en raison du risque existentiel qu’il fait peser pour le pays. Le Hamas conteste directement l’existence même d’Israël. Nous avons vu que l’éradication projetée de l’Etat hébreu est susceptible, même si ce n’est pas automatique, d’entraîner l’élimination physique des juifs présents sur le territoire. C’est donc le spectre de l’Holocauste qui plane dans l’imaginaire israélien. La négation par le Hamas du ‘Projet sioniste’ qui recouvre non seulement la préservation du territoire de l’Etat hébreu mais son extension sur de vastes étendues au détriment des populations locales (et au mépris du droit international) a une dimension bien plus que territoriale. Elle a aussi des racines religieuses : l’Umma doit récupérer la terre où le ‘peuple élu’ par la volonté divine entend se déployer selon le destin promis. C’est un conflit de civilisation et de religion. Même si les enjeux géopolitiques (souveraineté, puissance économique et militaire, contrôle de territoires, influence, etc) sont présents, voire centraux. Ceci imprime une coloration forte à la riposte israélienne où l’on retrouve des tonalités observées chez le Hamas. Les Palestiniens ont voulu se venger des années d’occupations, de spoliations, de morts et d’humiliations. Israël entend se venger symétriquement. Jusqu’où ? Telle est la question qu’il faut aborder.

La sécurité ne suffit pas, il faut aller plus loin. Quel usage des références bibliques ?

Israël aurait pu se contenter de traiter classiquement la crise de Gaza sur un plan purement militaire, politique, diplomatique. Or des signaux sans équivoque attestent que l’enjeu du conflit est civilisationnel et religieux. Le 11 octobre, le Premier ministre israélien promet de ‘détruire’ le Hamas. Il énonce : « Tout membre du Hamas est un homme mort » [55] ; le mouvement sera écrasé et détruit. Israël n’a guère le choix. Jusque là, rien que de très logique. Indication plus intéressante : lors d’un entretien téléphonique avec Joe Biden, il qualifie le massacre de sauvagerie jamais vue depuis la Shoah [56]. L’analogie est factuellement inexacte (quand on pense aux génocides cambodgien [57] et africains [58]) mais le recours au symbole, significatif. Il situe le défi au niveau le plus élevé. Joe Biden reprend la même image en évoquant une « journée la plus meurtrière pour les Juifs depuis l’holocauste » [59].

Mais Netanyahu (qui a lancé très tôt un appel à la vengeance) [60], et plusieurs responsables israéliens iront plus loin. Le 28 octobre, Netanyahu, dans une déclaration [61] assurant une « victoire du bien sur le mal » promet un châtiment exemplaire au Hamas avec pour objectif : « Détruire les capacités militaires et gouvernementales du Hamas, et ramener les prisonniers à la maison ». Il encourage les soldats à combattre l’ennemi et se dit confiant dans leur détermination. C’est alors qu’il change de registre pour rentrer dans une perspective de vengeance : « Ils (les soldats) aspirent à récompenser les meurtriers pour les actions horribles qu’ils ont commises sur nos enfants, nos femmes, nos parents et nos amis. Ils s’engagent à éradiquer ce diable du monde, de notre existence, et, ajouté-je, pour le bien de toute l’humanité. Le peuple entier, et les dirigeants du peuple, les embrassent et croient en eux. ‘Souviens-toi de ce qu’Amalek vous a fait’ (Deutéronome 25/17). Nous nous souvenons et nous nous battons » [62]. Netanyahu, dans cette même intervention, évoque d’autres figures bibliques qui combattirent dans l’histoire d’Israël : Josué, Judas Macchabée et Bar Kochba.

Quelle est la signification de cette citation [63] ? Elle est tirée d’un passage du Deutéronome où Moïse invite Israël à se souvenir de ce que Amalek [64] a fait au peuple sorti d’Egypte, et du combat que celui-ci dut mener pour battre ses ennemis sur le chemin de la Terre promise. Ce thème est repris ensuite par le prophète Samuel : « Ainsi parle le Seigneur des armées : J’ai vu ce qu’Amalek fit à Israël en se mettant en travers de son chemin quand il sortit d’Egypte. Maintenant, va frapper Amalek. Vous devrez vouer par interdit tout ce qui lui appartient. Tu ne l’épargneras point. Tu mettras tout à mort, hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et moutons, chameaux et ânes » (I Samuel 15/3). Même si Netanyahu ne cite pas ce passage et ne se réfère qu’au Deutéronome, on ne peut séparer ce dernier de l’injonction que l’on trouve chez Samuel. Du moins, c’est ainsi que le message du Premier ministre israélien a été perçu [65]. Il semble donc pertinent de considérer que ces évocations d’Amalek ont pour vocation de justifier ce qui est pratiqué par Israël à Gaza. Au niveau du discours, c’est une invitation explicite à ne pas se contenter d’une victoire militaire pour écarter un péril existentiel, mais pourrait être compris comme un encouragement chez une partie de l’auditoire à pratiquer l’élimination physique d’une population. En un mot, en même temps que détruire le Hamas, éradiquer ce que l’on pourrait appeler le ‘problème Gaza’. Comme le confirme Brian Kellor, Netanyahu n’est pas la seule ni première personne à citer Amalek. En effet, ce thème est repris par les groupes chrétiens sionistes [66] qui soutiennent Netanyahu. Celui-ci, comme le rappelle Juan Cole, n’est pas particulièrement religieux et se sert de citations bibliques d’abord pour séduire son électorat sioniste (sa survie politique est sa priorité) et dissimuler sous un voile religieux « une idéologie séculaire qui sous-tend son parti Likoud » [67].

Concert d’appels à l’anéantissement

Le Premier ministre israélien n’est pas le seul à prôner la « vengeance » [68] et les solutions extrêmes jusqu’à l’élimination de la population de Gaza (et de la Cisjordanie ?). Le problème est que des propos de ce genre n’émanent pas que de politiciens ultras ou de militants religieux ou de colons armés campant sur leur ‘droit à reprendre la Terre promise’ quitte à tuer les occupants ‘étrangers’ semblables aux tribus ennemies du ‘peuple élu’. En effet, des personnages comme le député du Likoud Galit Distal Atbaryan martèle sur Facebook : les responsables du pays doivent consacrer toute leur énergie « à une chose : raser totalement Gaza de la surface de la Terre » [69]. Faisant allusion à un plan du gouvernement visant à expulser la population gazaouie vers l’Egypte, elle ajoute : « Que ces braves monstres s’envolent vers la clôture du Sud et entrent sur le territoire Egyptien ». Ou bien « qu’ils meurent… Gaza a besoin d’être effacée ».

Un ancien officier, Eliyahu Yossian, affirme que l’armée doit entrer à Gaza « avec pour objectif la revanche, zéro moralité, un maximum de cadavres » [70]. Il ajoute sur la chaîne israélienne 14 le 30 octobre : « Il n’y a pas de population à Gaza, il y a 2,5 millions de terroristes » [71]. Le ministre (ultra) Bezabel Smotrich, pour sa part, lors d’un meeting à Paris, avait affirmé : « Il n’existe rien de tel que des Palestiniens car il n’y a rien comme peuple Palestinien » [72]. Il va jusqu’à dire que la ville de Huwara en Cisjordanie devrait « être éliminée » par « l’Etat d’Israël » [73]. Le ministre de l’Héritage Juif, Amihai Eliyahu, n’hésite pas à suggérer le 5 novembre que larguer une bombe atomique sur Gaza est une « option » [74]. Devant l’indignation générale (Yoav Gallant, le ministre de la Défense très hostile aux ministres ultra-orthodoxes incontrôlables, alerte : « C’est une bonne chose que des gens comme celui-ci ne soient pas en charge de la sécurité d’Israël »), il essaie de corriger l’effet désastreux : « toute personne raisonnable devrait comprendre que ce commentaire était une métaphore. Mais nous devons définitivement répondre avec vigueur et de façon disproportionnée au terrorisme » [75]. Netanyahu n’a pas d’autre choix que de prendre de la distance avec l’encombrant ministre ; il le suspend de sa participation au Conseil des ministres jusqu’à nouvel ordre et s’emploie à disculper l’armée israélienne des accusations d’emploi indifférencié de la force, et du trop grand nombre de victimes civiles : les propos du ministre sont « déconnectés de la réalité ». Il ajoute : « Israël et l’armée opèrent conformément aux standards les plus élevés du droit international pour éviter de frapper des non-combattants ».

Le message le plus explicite [76] émane du général (cadre de réserve) Giora Eiland, ancien membre du Conseil National de Sécurité, et actuel conseiller de Yoav Gallant, ministre de la Défense qui a publié un article dans le journal Yedioth Ahronoth intitulé : « Ne soyons pas intimidés par le monde » [77]. Pour lui, la population palestinienne est une cible légitime et même « les épidémies sévères au sud de la bande de Gaza rendront la victoire plus proche ». Il énonce : « Ce ne sont pas seulement les combattants du Hamas avec leurs armes, mais aussi tous les responsables ‘civils’, y compris les administrateurs d’hôpital et les administrateurs d’école, et aussi toute la population de Gaza qui soutenait avec enthousiasme le Hamas et se réjouissait de ses atrocités le 7 octobre » [78]. Il précise : « Israël ne combat pas une organisation terroriste mais l’Etat de Gaza ». Il explicite : « Israël ne doit pas procurer quelque moyen que ce soit à l’autre partie de nature à prolonger sa vie ». L’alibi de Eiland est que les souffrances à infliger aux autres ne sont pas « une fin mais un moyen ». D’après lui il ne faut pas céder à des considérations humanitaires mais poursuivre le combat sauf (cas improbable) si le Hamas capitule. Il est particulièrement significatif de rappeler que dès 2005, Eiland, s’inquiétant (à juste titre) du fossé démographique entre Israël et Gaza (poche surpeuplée et fermée ainsi que de la Cisjordanie), prônait : « La solution réside dans le désert du Sinaï ». Or Israël songe actuellement à une telle option [79].

Passant de la théorie à l’acte, Yoav Gallant a annoncé : « J’ai ordonné un siège complet de la bande de Gaza. Il n’y aura pas d’électricité, de nourriture, de carburant, tout est fermé ». Il ajoute : « Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence » [80]. L’ambassadeur israélien à Berlin, Ron Prosor, renchérit : « C’est la civilisation contre la barbarie. C’est le bien contre le mal. Ce sont des gens qui fondamentalement agissent comme des animaux et n’ont aucun, aucun respect pour les enfants, les femmes » [81]. Madame Netanyahu déclare quant à elle le 10 octobre, dans une interview radiodiffusée : « Je ne les appelle pas animaux humains car ce serait insulter les animaux » [82]. L’amalgame entre le Hamas et les Palestiniens est cultivé au sommet de l’Etat : le président Isaac Herzog n’hésite pas : « C’est une nation entière qui est responsable » [83] (du massacre de Gaza). Il dénonce les Gazaouis pour ne pas s’être opposés au Hamas. Il dément toutefois que pour autant ceci fasse des Gazaouis des cibles légitimes : « Non, je ne l’ai pas dit ». Voulant éviter l’accusation prêtée à l’armée de tuer délibérément des civils sans distinction des combattants, il réfute : « Bien sûr, il y a beaucoup, beaucoup de Palestiniens innocents qui ne sont pas d’accord avec ceci-mais malheureusement dans leurs maisons, il y a des missiles qui nous tirent dessus, sur nous, mes enfants » (ibidem). Ceci peut passer pour du langage ‘politiquement correct’ mais le Hamas a pour tactique vérifiée sur le terrain de mêler des combattants aux populations. Sans parler des ‘boucliers humains’ [84]. Ce qui rend inévitables ces pertes civiles. Néanmoins, des preuves et témoignages attestent que l’armée israélienne inflige des pertes [85] démesurées
 [86] et volontaires [87] aux populations civiles notamment par des bombardements massifs et des tirs indifférenciés [88], ainsi que des privations (famine, eau, médicaments), volontairement entretenues par le blocus total. En sus l’attaque de l’hôpital Al-Shifa, même si le Hamas se servait des sous-sols pour y exercer des activités militaires [89], a choqué.

Notons que la thématique antisémite revient au premier plan. Naftali Bennett, ancien Premier ministre, déclare : « Nous combattons des Nazis » [90]. Ce thème de la « nazification » de ceux qui s’opposent à Israël n’est pas nouveau. En 2015, Netanyahu avait déjà mis en cause Haj Amin al Husseini, le grand mufti de Jérusalem (partisan de Hitler) qu’il accusait d’avoir suggéré à ce dernier d’exterminer les juifs plutôt que de les déporter [91]. La violence du Hamas a considérablement facilité cet improbable rapprochement.

Le droit, les actes, les intentions

A l’occasion de la crise de Gaza se posent de délicates questions sur la qualification des actions commises par les deux parties [92]. Les pertes subies en Israël lors de l’attaque du 7 octobre, les actes commis par le Hamas sur des civils non-combattants constituent très probablement des crimes de guerre [93]. De l’autre côté, la gravité des menaces qui pèsent sur les populations civiles de Gaza ainsi que l’ampleur des pertes subies par les Palestiniens ont suscité d’amples débats sur le point de savoir si celles-ci constituent des actes ou menaces [94] de génocide. Il est encore prématuré de trancher. S’agissant de l’attitude israélienne, Omer Bartov, expert en matière de génocide, et spécialiste de l’Holocauste, nous invite, à travers les rapprochements entre les actes constatés et les définitions du génocide, à considérer avec prudence que nous sommes en présence « d’une intention génocidaire susceptible de basculer vers une action génocidaire » [95]. En fait, il s’avère que l’Etat hébreu ne vise pas à l’éradication pure et simple de la population gazaouie en dépit des propos relevés ici et là, que nous avons commentés plus haut. A l’évidence, un bain de sang à l’échelle de la totalité des habitants n’est pas envisageable par quelque pouvoir israélien que ce soit. L’opinion israélienne ne le supporterait pas et Israël, dont les relations avec les pays arabes pâtissent déjà de cette crise, se trouverait de nouveau isolé, les Etats-Unis seraient contraints de prendre de la distance car de simples condamnations verbales ne suffiraient pas. Donc Tel-Aviv a d’autres scénarios en tête.

Plans et impasses

Délocaliser le ‘problème’ ?

Giora Eiland, comme nous le signalons plus haut, avait évoqué dès 2005 ce qu’il préconisait comme une solution durable au ‘problème de Gaza’ : tout simplement, si l’on peut dire, déplacer cette population… dans le désert du Sinaï. Or cette option et un certain nombre d’autres sont mises en avant par des structures proches de Netanyahu. Le 17 octobre, l’Institut Migav (dirigé par Meir Ben Shabbat, ancien conseiller du Premier ministre pour la sécurité nationale), a publié un ‘position paper‘ plaidant pour « la relocalisation et l’installation finale de toute la population de Gaza » [96]. Or, peu après est divulgué (fuite organisée) un rapport du ministère israélien des Renseignements [97] présenté comme un « concept paper », c’est-à-dire un document de réflexion qui n’est pas supposé refléter une position ou des décisions du gouvernement israélien [98]. Le document présente trois options à l’Etat hébreu : a) Placer Gaza sous l’administration de l’Autorité palestinienne ; b) Pousser à une administration locale arabe ; c) Evacuation de la population de Gaza vers le Sinaï. Le document laisse entendre que cette dernière option, même si sa légitimité internationale ne sera pas facile à démontrer, est préférable au regard des nombreux inconvénients que présentent les deux autres.

Cette option repose sur l’accord et la coopération de plusieurs acteurs. Le rapport cite l’Egypte, les Etats-Unis, l’Europe et les autres pays d’Afrique du Nord. Le texte n’envisage aucunement la constitution d’un Etat palestinien viable selon un schéma ‘deux Etats’. Or ce plan irréaliste est mort-né. L’Egypte a fait savoir qu’il n’était pas question de déplacer la population de Gaza dans le Sinaï [99]. Les raisons en sont évidentes. Installer plus d’un million de personnes pose des défis gigantesques hors de portée d’une économie égyptienne mal en point ; ceci pose en sus d’énormes problèmes sécuritaires liés par nature à un camp palestinien plein de militants, et de surcroit dans la zone du Sinaï déjà soumise aux menaces islamistes. En plus ceci causerait à l’Egypte des difficultés politiques internes. A tous égards cette hypothèse est inenvisageable. Netanyahu n’a reculé devant rien pour tenter de convaincre l’Egypte d’accepter d’accueillir la population de Gaza. Il a proposé de demander à la Banque mondiale [100] d’effacer une part significative de la dette égyptienne en échange de l’accueil des réfugiés palestiniens ; il semblerait que la république tchèque et l’Autriche se seraient déclarées intéressées par cette idée mais plusieurs pays européens, dont le Royaume Uni, l’Allemagne et la France auraient exprimé leur désaccord formel à pareille initiative. Le 11 octobre, la Ligue arabe réunie au Caire réaffirme le principe de la solution à deux Etats et du retour aux frontières de 1967, condamne les tirs et frappes générant des victimes civiles des deux côtés. Le communiqué final met en garde contre toute tentative de déplacer les populations hors de leurs terres [101]. Dans la foulée, le même jour, le Sommet organisé conjointement par la Ligue arabe et l’Organisation de la Conférence islamique condamne les actions israéliennes qui vont au-delà du droit à se défendre, notamment les « punitions collectives » qui sont des crimes de guerre et confirme l’urgence d’accepter le plan de paix de 2002 (donc la solution à deux Etats).

Plans B, C, D ?

James Dorsey présente l’éventail [102] des options sur l’avenir de Gaza. Il rappelle que Netanyahu a prétendu qu’Israël assurera « une sécurité indéfinie » (= pendant une période sans limite définie) sur la bande de Gaza après la guerre tout en ne précisant pas ce qu’il entend par là [103]. Le Premier ministre israélien ajoute aux interrogations sur ses intentions quand il indique ce qu’Israël ne veut pas faire à Gaza, sans préciser sa vision sur les solutions qu’il entend avancer : « Nous ne cherchons pas à conquérir Gaza, nous ne cherchons pas à occuper Gaza, et nous ne cherchons pas à gouverner Gaza » [104]. On comprend à travers ces propos que selon lui le territoire de Gaza, une fois le Hamas éliminé, la population pour l’essentiel déplacée ailleurs, ne nécessitera plus qu’un dispositif destiné à sécuriser Israël, mais que tout le reste ne l’intéresse pas ; il veut un Gaza « démilitarisé, déradicalisé, et reconstruit ». Qui supportera le coût humain et financier de cette reconstruction et qui habitera Gaza [105] ? Pas de réponse à cette dernière question. Si ce n’est les habitants chassés de leur domicile, ce sera les colons. Qui administrera Gaza ? Israël, les Etats-Unis et les Européens excluent tout retour du Hamas. Mais contrairement à Washington et aux Européens, Netanyahu s’est opposé à ce que Gaza soit administré par l’Autorité palestinienne [106]. Mais on ne peut exclure qu’il se résigne à accepter une formule un peu différente : une Autorité palestinienne ‘renouvelée’, incluant des Gazaouis (le cas échéant appartenant à des formations islamiques non violentes, pragmatiques, excluant tout membre du Hamas). D’autres scénarios sont sans avenir, comme ceux consistant à confier l’administration de Gaza à l’Egypte sous un mandat des Nation unies. On a bien compris de la position prise au sommet conjoint de l’Organisation de la Conférence Islamique et de la Ligue arabe, que les pays arabes n’ont pas l’intention de récupérer un tas de ruines et une population (ou ce qu’il en reste) dévastée autant que révoltée.

Si un rôle doit incomber à l’Autorité palestinienne, ce ne sera possible que si celle-ci est profondément réformée. La vision de Biden va dans ce sens : « Gaza et la Cisjordanie devraient être réunifiées sous une structure gouvernementale unique, en fin de compte sous une Autorité palestinienne redynamisée, alors que nous travaillons tous sur une solution à deux Etats » [107] ; mais Netanyahu ne veut pas entendre parler de ladite solution. En revanche ce dernier (et surtout son successeur tel que Gantz, voire Bennett) pourraient ne plus s’opposer à une Autorité palestinienne profondément renouvelée alors que Biden se résignerait à ne plus exiger le consentement immédiat d’Israël à la solution « deux Etats ». Certes, la suggestion du Premier ministre israélien de confier une mission de sécurisation de Gaza à une force rassemblant divers pays musulmans avait été a priori écartée par les intéressés [108]. En dépit de l’hostilité de Netanyahu à l’égard de l’Onu, on ne peut exclure, après la cessation des opérations militaires, un rôle pour les Nations unies. De même, si le recours à une force arabe [109] provenant de plusieurs pays a suscité d’amples réserves de leur part, une contribution à la sécurité de Gaza, d’une façon ou d’une autre, pourrait être examinée le moment venu. Quelle place le Hamas doit-il et peut-il occuper ? La question est entière. L’Autorité palestinienne a demandé que les survivants parmi responsables du Hamas participent aux futures négociations. Mais Israël semble opposé à la présence de représentants du mouvement dans toute structure. La succession de Mahmoud Abbas est une question centrale. Les noms de deux candidats sont avancés [110] : Marwan Barghouti, populaire, actuellement en détention (possiblement négociable ?) est l’auteur de l’important document « Document de Conciliation Nationale des Prisonniers » cosigné par le Hamas. Ce texte prône la lutte contre l’occupation israélienne mais ne semble pas frontalement hostile à la solution des deux Etats. Il reste que placer à la tête d’une future Autorité palestinienne (relookée) un personnage considéré comme un « assassin » en Israël risque de paraître inacceptable pour Netanyahu. Le nom de Mohammed Dahlan, ancien chef de la sécurité du Fatah, basé à Abou Dhabi, condamné pour corruption par un tribunal de Cisjordanie, est souvent cité, mais on ne sait s’il dispose d’une vraie base populaire, alors que son profil suscite de fortes réserves quant à sa crédibilité pour l’Etat hébreu. Il reste que l’opposition de Netanyahu à la solution à deux Etats bloque toute solution durable. Dès lors, la mise à l’écart du Premier ministre israélien après la fin des opérations militaires est la condition nécessaire à toute solution durable.

Maints scénarios opposés fleurissent, aucun ne dispose d’un soutien politique, d’une acceptabilité de l’ensemble des parties prenantes. J. Dorsey en cite quelques-uns : Benny Gantz, membre du cabinet de guerre de Netanyahu, exclut tout retour aux frontières de 1967 et prône d’accorder aux Palestiniens une « entité » et non pas un Etat. Ram Ben Barak, ancien officier d’un service des renseignements, propose de disperser la population de Gaza à travers le monde. Le député du Likoud Danny Danon et lui préconisent l’expulsion des Palestiniens de Gaza. Des analystes envisagent d’autres avenirs [111]. Un plan partant du constat de l’impossibilité d’éliminer totalement Hamas, envisagerait une sorte de retour à un statu quo ante mais où Israël cohabiterait avec un Hamas considérablement affaibli. Mais l’ampleur de la dévastation de la bande de Gaza et l’état de la population sinistrée (et toujours hostile) serait ingérable pour Israël obligé de se reposer sur l’aide internationale. L’autre scénario, l’expulsion de Palestiniens (une nouvelle Nakba), réclamée par des ultraorthodoxes, a été déjà envisagée plus haut, et se heurtera, comme nous l’avons dit, au refus de l’Egypte. Une variante de cette seconde hypothèse, le « scénario Beyrouth 1982 », évoquée par le Wall Street Journal d’après un document d’un think tank militaire israélien, aurait fait l’objet de discussions entre israéliens et américains. Il s’agirait d’évacuer vers des pays tiers des combattants et militants du Hamas et de créer des zones de sécurité placées sous l’autorité d’une entité gazaouie avec le concours de l’Arabie saoudite et des Emirats [112]. Un troisième scénario imagine une réoccupation israélienne permanente. Nous avons vu que Netanyahu a déclaré y être opposé. De son côté, le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, évoque la possibilité de créer une ‘zone-tampon’, une hypothèse peu crédible en l’absence de solution politique [113]. Mais si les pays voisins rejettent toute expulsion vers leur territoire, il pourrait y être contraint. La perspective d’une force internationale se heurte, comme nous l’avons dit plus haut, à maintes oppositions même si dans l’absolu elle n’est pas dépourvue d’intérêt. Il reste une hypothèse, peu invoquée, plaidant pour une négociation d’une ouverture contrôlée de la Bande de Gaza dans le cadre d’un arrangement régional comme première étape vers une solution négociée. Les pays qui ont des relations avec Israël ou même entretiennent une coopération avec l’Etat hébreu devraient en assumer au moins la responsabilité partielle. Dans cette perspective, l’administration de Gaza serait transférée à l’Autorité palestinienne ainsi que Jérusalem-Est. Une idée intéressante mais dont la mise en œuvre est incertaine.

Dans une perspective sensiblement différente, des universitaires comme Nathan Brown [114] et Amr Hamzawy invitent les pays arabes et les Etats-Unis à promouvoir un schéma adapté du plan saoudien de 2002 (il est à noter qu’Ismaïl Haniyeh, dans un discours du 1er novembre, a réitéré que le mouvement est disposer à discuter sur des options politiques : « Nous sommes prêts à des négociations politiques en vue d’une solution à deux Etats avec Jérusalem comme capitale de la Palestine », une position qui contraste avec celles de la branche militaire du Hamas) [115]. Ces propositions (et d’autres) ne pourront aboutir que si Washington a la capacité et la volonté politique de peser de tout son poids pour les imposer au Premier ministre israélien et les ultra-orthodoxes. La société civile israélienne traumatisée par le sort des otages pourrait aider à contraindre l’exécutif israélien à changer d’approche.

Ne pas conclure

Tout dépendra du sort de la guerre. De toute façon, le Hamas en sortira meurtri et le futur de ses responsables politiques et militaires sera sans doute en jeu. Washington pousse le Qatar à écarter certains dirigeants du Hamas de son territoire [116] bien que leur présence soit encore utile pendant une période indéterminée [117]. Paradoxalement, en réussissant un exploit militaire qui paraissait totalement hors de portée d’un mouvement islamiste jusque là capable de petites actions limitées (poser une bombe, tuer quelques passants…), le Hamas a atteint plusieurs de ses objectifs. La tentation de certains est grande de le placer aux côtés des grands mouvements terroristes jihadistes comme Al Qaida et Daech [118]. Ce serait une erreur de diagnostic. La dimension islamiste du Hamas ne doit pas faire oublier son ancrage territorial spécifique. En revanche on peut dire que cette percée inattendue le fait « rentrer dans la cour des grands », y compris en accédant au statut d’interlocuteur international. Mais ce succès militaire à court terme risque d’être suivi d’un affaiblissement sévère du mouvement. Ce dernier n’a pas la possibilité d’exploiter plus avant la vulnérabilité militaire d’Israël et a sans doute sous-estimé ses capacités d’enliser Tsahal dans le bourbier de Gaza, par une guérilla urbaine et maints pièges. Selon Asiem El Difraoui, « Selon toute vraisemblance, le Hamas sera vaincu militairement dans la bande de Gaza et cessera d’exister sous sa forme actuelle, même si cela pourrait durer des mois » [119]. Il en conclut que « c’est précisément pour cette raison que l’« après-Hamas » à Gaza doit être pensé dès maintenant. » Une suggestion pertinente mais il convient de rester prudent sur l’issue militaire de cette crise.

Au terme (provisoire) de nos réflexions, nous pensons avoir mis en lumière certaines sources à l’origine des violences du Hamas, qu’aucun impératif militaire ne justifie, comme les actions homicides sur des civils israéliens. De même, la prise d’otages répond à des calculs tactiques classiques mais la maltraitance infligée à ces derniers ne repose sur aucune nécessité. Le Jihad, conforme à la doctrine du Hamas, a nourri ces actes autrement peu explicables. Symétriquement, une soif de vengeance alimentée de façon abusive par des références à des combats passés relatés dans la Bible inspire en Israël une ambition qui va plus loin que le droit de se défendre. Ceci confirme les hypothèses que nous avions annoncées : cet affrontement comporte une dimension religieuse et civilisationnelle. Celle-ci n’épuise pas la signification et les racines du conflit israélo-palestinien.

Aussi, il ne faut scruter d’autres directions pour comprendre ces pulsions mortifères de part et d’autre. S’agissant du Hamas, la chercheuse Laetitia Bucaille [120] explore trois hypothèses pour tenter d’expliquer « le basculement d’une hyperviolence normée dont relevait l’attentat-suicide à la sauvagerie multiforme du 7 octobre ». Elle envisage une première lecture : « une organisation débordée par ses membres exaltés par leur soudaine puissance, dépassée peut-être aussi par d’autres groupes ou des civils palestiniens qui ont profité de l’ouverture en vingt-neuf points de la clôture de sécurité pour aller piller et tuer ». Il y a une part de vérité dans cette proposition : les vidéos recueillies montrent en effet des individus traversant les brèches en même temps que les combattants, comme nous l’avons relevé. Mais il semble que ces ’éléments incontrôlés’ étaient minoritaires et que d’autre part l’armée israélienne a pu établir que les combattants avaient reçu des instructions et/ou l’accord de leurs supérieurs pour commettre des exactions. Il fallait frapper un grand coup et semer la terreur. L. Bucaille se tourne vers une seconde hypothèse : « une mutation du Hamas ». Elle en voit l’origine dans le renouvellement du recrutement de la branche armée du mouvement au travers de la jeunesse enfermée dans sa ‘prison à ciel ouvert’, un contexte de ‘fermentation’. Elle y ajoute que « l’échec politique du Hamas à s’imposer comme un interlocuteur d’Israël et de la communauté internationale a pu renforcer le poids de la branche militaire ». Cette dernière remarque est confortée par l’observation courante d’une division entre la direction politique au Qatar et la branche militaire à Gaza. C’est dans ce sens que l’on peut parler d’une mutation du Hamas. La troisième hypothèse de notre auteur « rejoint une lecture dominante en Israël aujourd’hui : l’attaque terroriste aurait révélé la nature véritable du Hamas ». L’examen des textes, déclarations du Hamas, confrontés à ses actes, nous a en effet permis de constater que les objectifs initiaux du mouvement tels qu’exprimés dans la Charte de 1988 sont restés intacts malgré la révision opérée par le Document de 2017. Les actes commis le 7 octobre le confirment.

Mais ces constats ne répondent pas complètement à la question posée. En effet, comme le Hezbollah au Liban, comme l’a été le Front islamique du Salut en Algérie en 1991 (il avait gagné les élections [121]), le Hamas n’est pas qu’un mouvement terroriste. Comme ces autres organisations islamistes qui prospèrent sur fond d’abandon de l’Etat, c’est aussi un mouvement politique investi dans l’action sociale (écoles, hôpitaux, etc) qui lui fournit clientélisme et base électorale. L. Bucaille relève aussi que le Hamas croyait « obtenir un levier de négociation sans précédent en monnayant plusieurs dizaines d’otages » mais que « l’ampleur des représailles israéliennes à Gaza montre que ce premier pari, dont l’issue est encore incertaine, est très chèrement payé ». En parlant de « suicide politique », notre analyste ouvre la porte à d’autres considérations. L’expression est ici entendue par l’auteur comme une erreur de calcul. Or ne pourrait-on pas parler de ‘suicide’ tout court ? Le Hamas et nombre de palestiniens ont perdu espoir. Ceci est perceptible dans la jeunesse de Gaza qui bascule dans l’action violente faute de perspectives.

Les fuites en avant dans la violence chez le Hamas comme chez Israël puisent aussi dans d’autres sources. Plusieurs chercheurs et analystes invoquent un point commun aux deux protagonistes. Mohammad Moustafa Alabsi suggère une lecture psychologique de ce passage à la violence extrême et met en avant l’existence d’un profond ‘trauma’ [122] chez les Israéliens comme chez les Palestiniens (les excellents experts de l’International Crisis Group opèrent le même constat [123]). Il évoque deux analyses fécondes sur ce thème. L’une, par Lydia Wilson [124], met en lumière, à la suite de Gérard Fromm, « psychothérapeute ayant publié sur les traumatismes du 11 septembre et sur la psychologie du conflit israélo-palestinien » d’un côté le « Never again » israélien « construit sur le souvenir de quelque deux mille ans de persécutions et d’exil, jusqu’à la tentative d’anéantissement ». De l’autre elle pointe le « Never surrender » des Palestiniens qui « traduit un traumatisme continu de dépossession, d’humiliation et d’occupation ». M. Alabsi rappelle les remarques de Charles Strozier pour qui la « mentalité apocalyptique » est « caractéristique du Hamas, mais aussi du conflit israélo-palestinien ». Ce dernier rappelle que « si certains Juifs et certains Palestiniens crient à la vengeance devant une caméra », il faut comprendre que « ces personnes ‘haineuses’ sont habitées par des mémoires traumatisées et exacerbées par un événement traumatisant récent ». Khaleb Diab prolonge cette piste en identifiant deux types de ‘trauma’ : les trauma individuels et collectifs [125], souvent mêlés. Les Palestiniens ne supportent plus de voir leurs proches, hommes, femmes, et surtout enfants, tués indistinctement. Du côté israélien, la crainte existentielle remonte à Théodore Herzl, père du sionisme politique, qui clame : « Aucun peuple dans l’histoire sur terre n’a supporté des combats et des souffrances semblables aux nôtres » [126]. Depuis, l’Holocauste a marqué définitivement la conscience collective juive d’une empreinte indélébile.

Un nœud de questions contradictoires

Les négociations qui tentent d’obtenir la libération des prisonniers et des otages [127] devront être accompagnées de la recherche de solutions politiques. Des pistes de compromis existent (comme les compensations ‘swaps’ qui peuvent être multilatéraux [128] entre territoires). Toutes les cartes ne sont pas réunies. Une alternance à la tête de l’exécutif israélien devrait faciliter la recherche d’une paix durable mais rien ne garantit que d’éventuels successeurs de Netanyahu seront plus pragmatiques que lui. D’autant que les colons armés refuseront tout ce qui remet en question leur présence. Symétriquement, la désignation d’un successeur à la tête de l’Autorité palestinienne est un préalable à toute solution durable. Parmi les inconnues, figure la capacité de Biden en période électorale de comprendre la nécessité de cesser les affrontements armés [129] à un moment où les deux protagonistes voient les chances d’une ‘victoire totale’ s’estomper. Israël est confronté à des choix difficiles : si l’Etat hébreu veut (à défaut d’anéantir totalement l’appareil militaire du Hamas) porter à celui-ci des coups suffisamment décisifs pour briser durablement sa capacité à mettre en péril sa sécurité, il lui sera nécessaire de poursuivre pendant longtemps des opérations militaires lourdes (une alternance de percées terrestres et sans doute de bombardements). Ceci est-il tenable sur une longue période ? En plus, comment continuer ainsi sans accumuler davantage de destructions et de pertes civiles et de pertes parmi les otages (l’acceptation de ces sacrifices par les familles et proches de ces derniers est-elle durable ?) ? Si les pays voisins refusent d’accueillir une masse de Palestiniens expulsés, que faire de la population enfermée dans un champ de ruines ? Bien entendu, à terme, l’avenir politique de Netanyahu est fort incertain [130]. De son côté, même militairement défait, le Hamas ne disparaîtra pas et subsistera d’une façon ou d’une autre [131]. Néanmoins, il se trouvera également face à des choix délicats pour son avenir. Enfin, le locataire de la Maison blanche pourra-t-il imposer à un Etat hébreu rétif la solution à deux Etats ? En attendant, Biden accroît ses efforts (malgré le poids du Congrès et ses impératifs électoralistes) pour amener Israël à consentir des pauses humanitaires et préparer un plan « jour d’après » [132]. On se souvient de ce que Washington (ainsi que d’autres capitales) pressent Netanyahu depuis longtemps de préciser ses intentions pour l’après-phase militaire. De fait, selon Channel 13, Netanyahu a mis en place un ‘comité secret ad hoc’ co-présidé par son conseiller à la Sécurité Nationale Tzapi Hanegbi et son ministre des Affaires stratégiques Ron Dermer [133].

Dans cette période incertaine, il faudra surveiller aussi les risques accrus d’un conflit frontal avec le Hezbollah. Israël s’inquiète des escarmouches croissantes de ce groupe alors que Biden presse Netanyahu de terminer ses opérations de liquidation du Hamas pour la fin 2023, délai que le Premier ministre israélien ne veut ni ne peut tenir. Pendant ce temps, Washington s’emploie à dissuader l’Iran et le Hezbollah (notamment par la présence de deux porte-avions, assortie de vigoureuses mises en garde transmises à Téhéran) d’élargir le champ de bataille à d’autres zones. Or il apparaît qu’Israël envisage de frapper [134] massivement le Hezbollah, autant pour le ‘punir’ de ses interventions au nord que pour mettre un terme définitif à la vulnérabilité découlant de ses redoutables capacités militaires. En fait, l’Etat hébreu multiplie avertissements et ‘messages‘ en direction du groupe chiite, du Liban, mais surtout des Etats-Unis et des pays occidentaux [135]. Ces derniers sont ainsi fortement ‘invités’ à presser le Hezbollah à « se retirer à 16 milles au nord de la frontière israélo-libanaise, conformément à un accord de cessez-le-feu de 2006 » [136] qu’il aurait violé en franchissant cette démarcation. Le Liban serait inévitablement une victime collatérale de cette ‘punition’, impuissant à brider le mouvement chiite. Evidemment, une telle frappe risquerait d’entraîner un embrasement que les Occidentaux veulent éviter. Si le Premier ministre israélien passe outre les conseils de modération, il risque d’une part de créer cette déflagration qui pourrait non seulement affecter sa relation avec les Etats-Unis (dont il a besoin) mais aussi d’augmenter sa vulnérabilité et, au passage, d’endommager ses relations avec ses partenaires arabes, dont Riyad, et les signataires des accords d’Abraham. Surtout, si Tsahal porte un coup de grande ampleur au Hezbollah, ceci risque d’entraîner l’intervention militaire de l’Iran, ce qui déclenchera immédiatement des frappes israéliennes et américaines sur la République islamique. Outre quelques sites nucléaires symboliquement touchés, il s’agirait de détruire d’importantes infrastructures iraniennes en vue d’amener Téhéran à ‘capituler’, voire un effondrement du régime. N’est-ce pas une vieille ambition de Netanyahu [137] ? Mais les conséquences pourraient fragiliser la sécurité saoudienne et être catastrophiques pour la région. Devant un Biden qui peinait à freiner le zèle vengeur du Premier ministre iranien, l’Arabie saoudite peut se rendre utile, et dispose d’un poids certain. Elle est soucieuse de préserver l’accord signé le 10 mars 2023 pour diminuer la tension avec l’Iran (le président Raisi a récemment été reçu par MBS dans le cadre du sommet de Riyad le 11 novembre et des rencontres entre responsables militaires saoudiens et iraniens ont eu lieu en août 2023 [138]). De même, elle reste intéressée à amplifier ses relations avec Israël sur qui elle peut faire pression tout en étant écoutée de Washington.

Alors que les opérations de recherche et d’éradication des combattants du Hamas se poursuivaient, le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, a indiqué à Jake Sullivan, conseiller de Biden pour la sécurité, que l’élimination du Hamas pourrait prendre ‘plusieurs mois’, tandis que Netanyahu affirmait à ce dernier vouloir continuer le combat jusqu’à la victoire, alors que Washington s’inquiète de plus en plus du nombre croissant des victimes civiles. Dans ce contexte tendu, une étrange déclaration de Mousa Abu Marzouk, membre de la direction politique du Hamas, a suscité surprise et perplexité [139]. Interrogé lundi 11 décembre par Al-Monitor, il a indiqué que le mouvement » respectera les engagements pris par l’O.L.P. » [140], dont il souhaite faire partie, et notamment la reconnaissance de l’Etat d’Israël par cette dernière. Or, quelques heures après avoir tenu ces propos, Marzouk a tenu à clarifier ce qu’il a qualifié de « malentendu » : « Il y a un malentendu dans mes déclarations aux media : je souligne que le Hamas ne reconnaît pas la légitimité de l’occupation sioniste et refuse tout compromis sur les droits de notre peuple palestinien. Nous affirmons que la résistance continue jusqu’à la libération et au retour (des Palestiniens) ». Cette péripétie atteste l’existence d’interrogations et peut-être de désaccords internes au sein du mouvement du fait non seulement des lourdes pertes subies par lui et de la détermination d’Israël d’éliminer autant que faire se peut son appareil militaire, mais aussi de l’écarter de toute responsabilité dans l’avenir de Gaza et de l’ensemble du territoire palestinien.

Publié le 15/12/2023


Outre une carrière juridique de 30 ans dans l’industrie, Michel Makinsky est chercheur associé à l’Institut de Prospective et de Sécurité en Europe (IPSE), et à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée (IEGA), collaborateur scientifique auprès de l’université de Liège (Belgique) et directeur général de la société AGEROMYS international (société de conseils sur l’Iran et le Moyen-Orient). Il conduit depuis plus de 20 ans des recherches sur l’Iran (politique, économie, stratégie) et sa région, après avoir étudié pendant 10 ans la stratégie soviétique. Il a publié de nombreux articles et études dans des revues françaises et étrangères. Il a dirigé deux ouvrages collectifs : « L’Iran et les Grands Acteurs Régionaux et Globaux », (L’Harmattan, 2012) et « L’Economie réelle de l’Iran » (L’Harmattan, 2014) et a rédigé des chapitres d’ouvrages collectifs sur l’Iran, la rente pétrolière, la politique française à l’égard de l’Iran, les entreprises et les sanctions. Membre du groupe d’experts sur le Moyen-Orient Gulf 2000 (Université de Columbia), il est consulté par les entreprises comme par les administrations françaises sur l’Iran et son environnement régional, les sanctions, les mécanismes d’échanges commerciaux et financiers avec l’Iran et sa région. Il intervient régulièrement dans les media écrits et audio visuels (L’Opinion, Le Figaro, la Tribune, France 24….).


 


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