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Les murs de Bagdad reviennent. Ces lourdes protections de ciment, en forme de T inversé, avaient été enlevées peu à peu depuis la victoire contre l’Etat islamique, en 2017. La capitale irakienne s’était reprise à espérer - à respirer. Le temps des attentats, qui rythmait le quotidien de la ville depuis l’intervention américaine, semblait révolu.
Mais l’Irak s’emmure à nouveau alors qu’éclate une colère d’un nouvel ordre. Ce n’est plus une guerre civile ou la lutte contre une organisation djihadiste, mais la forte mobilisation d’une jeunesse marginalisée dans toutes les grandes villes du sud et l’est du pays (Nasiriyah, Al-Amara, Bassorah) - l’espace chiite (1). Elle a commencé le 25 septembre, avec l’annonce de l’éviction d’Abdelwahab Al Saadi, populaire officier des forces spéciales. Les revendications sont de trois ordres : cette jeunesse dénonce la corruption - l’Irak est le douzième Etat le plus corrompu au monde -, l’absence de services de base (eau, électricité, santé, éducation) et le manque de perspectives dans un Etat qui tire de ses revenus pétroliers plus de 6 milliards de dollars par mois.
Pour toute réponse, la police anti-émeutes a réprimé les mobilisations à balles réelles. Les milices chiites, quelque 85 000 hommes aujourd’hui, semblent aussi être utilisées contre les manifestants. Sous le nom de « Mobilisation populaire », ces forces ont été levées en 2014 pour lutter contre l’Etat islamique qui venait de s’emparer de plus de 10% du territoire irakien. La répression a fait plus de cent morts en une semaine - chiffre sous-estimé, selon les médecins. Les leaders du mouvement ont été délibérément visés, selon The Independent (2). Haider Karim Al-Saidi, l’un des organisateurs, a été tué dimanche 6 octobre, au soir. Des hommes armés pourchassent les protestataires jusque dans les hôpitaux. Des miliciens saccagent les bureaux des médias qui sont jugés trop favorables aux manifestations.
La mobilisation ne semble pas faiblir, d’autant plus que ses racines sont anciennes. Celles-ci remontent à 2011, quand les révolutions arabes trouvent un écho encore timide à Bagdad. Les manifestants sont dans leur majorité des hommes jeunes de moins de 30 ans, selon la chercheuse Zahra Ali (3). Le mouvement atteint un premier pic en 2015. Les manifestants défilent par centaines de milliers, notamment quand ils sont rejoints par les partisans de Moqtada al-Sadr, un populiste conservateur chiite qui trouve un écho favorable auprès des classes populaires urbaines. Les militants sadristes ont rejoint la manifestation de leur propre initiative, poussant leur chef à s’impliquer plus directement, selon le chercheur Benedict Robin (4). Les manifestants envahissent la zone verte - coeur institutionnel de Bagdad - et le Parlement. Les autorités laissent passer la colère sans faire un sage disproportionné de la force.
Les mobilisations sont ensuite sporadiques, touchant surtout le sud chiite et la ville de Bassorah, véritable emblème de l’échec irakien : débordant de pétrole, la ville est l’une des plus misérables du pays. C’est là-bas que de grandes manifestations ont eu lieu l’été 2018, et où la réponse policière, jusque-là modérée, s’est faite plus violente - quelque 30 morts. Les mobilisations redeviennent ensuite sporadiques mais constantes, jusqu’à l’embrasement du 25 septembre, où la répression policière a entraîné une escalade de la violence.
Les causes profondes de cette mobilisation sont d’ordre socioéconomique. L’Irak, 38 millions d’habitants, voit sa population augmenter d’un million de personnes par an. Quelque 70% des Irakiens ont moins de 30 ans. Plus de 300 000 nouveaux diplômés entrent chaque année sur un marché du travail atone.
Il y a aussi le profond rejet du système actuel. Selon Zahra Ali, les jeunes Irakiens ont grandi dans un Irak marqué par la guerre civile et la violence communautaire, dépourvu des infrastructures basiques, structuré par une corruption et un népotisme institutionnalisé. L’un des héritages de l’invasion américaine de 2003, où les Américains ont mis en place un système politique partagé grossièrement entre les trois grands groupes majoritaires du pays : chiites, sunnites et Kurdes.
Ce rejet est d’autant plus fort que les manifestants sont jeunes, exprimant une nostalgie pour un Irak de Saddam Hussein qu’ils n’ont pas connu. Ils veulent un changement radical. Ils scandent des slogans analogues à ceux des révolutions arabes de 2011 comme : « Le peuple veut la chute du régime » et le rejet des leaders politiques actuels : « Non aux partis », clamait-on l’an dernier dans les défilés à Bassorah. S’exprime aussi la revendication d’une plus grande liberté d’expression, y compris religieuse : « Au nom de la religion, nous avons été pillés par des voleurs », dit un slogan chanté par les manifestants. Au même titre est rejeté l’Iran, dont les manifestants voient mal les bénéfices de la mainmise sur leur pays.
En s’opposant d’un même mouvement à l’islamisme - et plus largement la confessionnalisation de la vie politique - et aux partis, les jeunes Irakiens revendiquent une nouvelle madaniyya. Ce mot, qui signifie à la fois civilité et citoyenneté, traduit la demande d’un autre contrat social, d’un nouveau vivre-ensemble dépassant les cloisons du sectarisme actuel, au sein d’un Etat qui fonctionne.
S’il est encore trop tôt pour parler d’une révolution, peut-être en voit-on les prémices. C’est ce qui semble inquiéter les autorités et l’Iran, à la manœuvre avec les milices chiites, mieux habitués à gérer des guerres civiles ou la lutte contre un ennemi intérieur déclaré que les revendications d’une jeunesse privée d’avenir. Que des milices chiites répriment des manifestants de la même confession montre à quel point la classification opérée en 2003 par les Américains était artificielle. Le Premier ministre, Adel Abdel-Mehdi, 77 ans, clairement dépassé par la violence de la répression, ne semble pour l’instant pas en mesure de retenir ses troupes, qui, malgré la violence déployée, ne parviennent pas à étouffer la contestation. L’automne 2019 laissera de profondes marques dans la tumultueuse histoire de l’Irak.
Notes :
(1) https://www.iraqafteroccupation.com/2019/10/02/live-mapping-iraqs-october-protests-across-the-south/
(2) https://www.independent.co.uk/news/world/middle-east/iraq-protests-baghdad-death-toll-shooting-a9145716.html
(3) https://blogs.lse.ac.uk/crp/2019/10/03/protest-movements-in-iraq-in-the-age-of-new-civil-society/
(4) https://www.iraqafteroccupation.com/
Samuel Forey
Né en 1981, Samuel Forey a étudié le journalisme au CELSA. Après avoir appris l’arabe en 2006-2007 à Damas, il s’installe en Egypte en 2011 pour suivre les tumultueux chemins des révolutions arabes.
Il couvre la guerre contre l’Etat islamique à partir de 2014, et s’établit en 2016 en Irak pour documenter au plus près la bataille de Mossoul, pour la couverture de laquelle il reçoit les prix Albert Londres et Bayeux-Calvados des correspondants de guerre en 2017. Après avoir travaillé pour la revue XXI, il revient au Moyen-Orient en journaliste indépendant.
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