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Suite à l’explosion du mardi 4 août à Beyrouth, Les clés du Moyen-Orient se sont entretenues avec Fady Nassar, quelques heures avant la venue du président Emmanuel Macron au Liban. Spécialiste des questions géopolitiques, du Liban et du Moyen-Orient, Fady Nassar est professeur à l’Université Libanaise de Beyrouth. Il revient sur la situation économique et sociale du Liban et sur les conséquences potentielles de l’explosion.
La question est très générale, je vais donc tenter de répondre en quelques points. La situation économique empire de plus en plus, les libanais sont confrontés à une crise terrible : la dette publique augmente - près de 100 milliards de dollars de dette - nous sommes donc toujours en déficit. Les prix ont bondi de près de 50% en un mois. Si on essaie de voir certains points positifs cependant : les importations ont drastiquement baissé, et les gens tentent de s’adapter. En outre, l’argent de nombreux Libanais habitant l’étranger permet à de nombreuses personnes de tenir, sans quoi le risque de famine serait grand (par exemple, près de 400 000 Libanais vivent dans le Golfe). L’entraide familiale est également exceptionnelle au Liban. Ces éléments permettent ainsi à de nombreuses personnes de tenir. Cependant, les Libanais étaient habitués à un mode de vie totalement différent, et si ces éléments nous permettre de tenir dans l’immédiat, cela aura une limite. Les Libanais puisent dans leurs réserves, mais elles finiront très vite par s’épuiser. Beaucoup de jeunes libanais souhaitent quitter le pays, devenant un phénomène généralisé : les gens sont désespérés.
En outre, les négociations avec le FMI semblent être au point mort, nous sommes dans une impasse totale. Nous avons absolument besoin d’une aide financière massive, d’autant plus avec les derniers événements qui ont touché des dizaines de milliers de foyers. En ce qui concerne l’aide de la communauté internationale, nous sommes également dans l’impasse, car nous savons qu’elle n’a aucune confiance dans les autorités officielles, la France en particulier. Ils évitent donc de donner du cash. Cependant, Caritas, la Croix-Rouge, des ONG, les Églises du Moyen-Orient, etc. restent présentes au Liban. Nous pouvons ainsi agir à travers ces organisations, et ne sommes donc pas obligés de porter le crédit aux autorités officielles. À ce propos, l’initiative de la France pour soutenir les écoles francophones est excellente, c’est ce que j’appelle une aide ciblée. Cela va permettre à 60 000 écoliers de rester dans leurs écoles privées. Nous pouvons étendre cela aux hôpitaux comme l’Hôtel-Dieu de France, les universités comme l’Université Saint-Joseph (USJ) ou l’Université Saint-Esprit de Kaslik.
La situation financière de la France et de l’Europe, notamment avec le Coronavirus, n’est pas la meilleure. Cependant, le Liban est un petit pays, et un peu d’aide fait une grosse différence.
Sur le plan politique, le pouvoir en place est en déconfiture totale. Dans tout autre pays « normal », tout le gouvernement aurait démissionné. Les responsables politique s’accrochent désespérément au pouvoir, je pense qu’ils espèrent profiter de la fatigue, du découragement et de l’abattement de la population pour que les Libanais se résignent. Il est peu probable que le gouvernement acceptera des élections anticipées. Sur ce plan, je n’ai pas d’espoir.
Sur cette question, le Liban se maintient plus ou moins. Des poches de grandes pauvretés existent, il faut donc cibler les aides dans ces zones. De nombreuses ONG travaillent remarquablement sur le terrain. Il serait nécessaire, selon moi, de créer une structure de coordination de toutes les aides pour ne pas faire double-emploi. À ce sujet, le ministère des Affaires sociales a créé une base de données conséquente pouvant servir de références pour cibler ces aides. Peu de moyens sont nécessaires pour nourrir la population et lui donner le minimum afin de survivre.
En ce qui concerne les produits importés, la plupart ont vu leur prix quintupler et deviennent complètement inabordables pour beaucoup de Libanais. Cependant, il existe une certaine production locale qui n’a pas augmenté dans les mêmes proportions. Certains produits viennent de Syrie, d’Egypte et de Turquie, et demeurent peu chers. Le problème se pose davantage pour les Libanais qui ont perdu leur emploi et n’ont plus de ressources financières. Dans certains pays, lorsqu’il y a un désastre, les autorités ou les organisations internationales distribuent des cartes « bancaires » où l’on transfère chaque mois une certaine somme fixe pour aider ces personnes. Dans les circonstances actuelles, il est plus difficile de retrouver un emploi, d’autant plus qu’il n’existe pas au Liban de système de protection sociale permettant à ceux qui sont au chômage d’obtenir un revenu.
Je ne suis pas le mieux placé pour parler au nom de beaucoup. Malgré une baisse drastique du pouvoir d’achat, les employés du secteur public dont je fais partie, représentant un tiers des travailleurs au Liban, sont toujours payés. Entre les immigrés et ceux qui travaillent dans le secteur public, tout comme ceux qui touchent un demi salaire, certains Libanais finissent par s’en sortir.
Des dizaines de milliers d’appartements ont subi des dégâts terribles, cela va coûter des milliards de dollars. Les Libanais ne peuvent donc pas s’en sortir seuls, ils ne peuvent réparer ces destructions. Certes, nous pouvons retirer les débris de verres et dormir par terre mais pour reconstruire, nous avons besoin d’une aide massive de la communauté internationale. Durant la guerre libanaise par exemple, à la place des vitres, nous mettions du nylon, s’il n’y avait plus de lit, nous dormions par terre sur une couchette : c’était une vie de fortune.
Paradoxalement, ce désastre débloquera peut-être la paralysie au niveau des relations diplomatiques du Liban. Si cela ne se produit pas, une hausse de la pauvreté et du chômage est probablement à prévoir : des dizaines de milliers d’établissements et de maisons ont été détruits ou sérieusement endommagés. Beaucoup de Libanais n’ont pas assez d’argent pour réparer et les entreprises ne vont pas investir pour le moment : c’est un gouffre sans fond. J’espère que la communauté internationale pourra cibler ses aides, sans donner du crédit au pouvoir en place mais en ciblant comme ils l’ont fait pour les églises catholiques.
Nous n’avons pas le choix, nous tiendrons. Nous finirons toujours par manger quelque chose. Quelques milliards de dollars nous aideraient, nous sommes comme quelqu’un qui se noie et qui aurait besoin d’une bouffée d’oxygène, il nous faut cette bouffée. Si elle vient, nous nous remettrons à flots.
Fady Nassar
Spécialiste des questions géopolitiques, du Liban et du Moyen-Orient, Fady Nassar est professeur à l’Université Libanaise de Beyrouth.
Margot Lefèvre
Après avoir obtenu une double-licence en histoire et en science politique, Margot Lefèvre a effectué un Master 1 en géopolitique et en relations internationales à l’ICP. Dans le cadre de ses travaux de recherche, elle s’intéresse à la région du Moyen-Orient et plus particulièrement au Golfe à travers un premier mémoire sur le conflit yéménite, puis un second sur l’espace maritime du Golfe et ses enjeux. Elle s’est également rendue à Beyrouth afin d’effectuer un semestre à l’Université Saint-Joseph au sein du Master d’histoire et de relations internationales.
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