Appel aux dons mardi 10 décembre 2024



https://www.lesclesdumoyenorient.com/1539



Décryptage de l'actualité au Moyen-Orient

Plus de 3100 articles publiés depuis juin 2010

mercredi 11 décembre 2024
inscription nl


Accueil / Actualités / Analyses de l’actualité

Droits et libertés : Analyse des avancées de la nouvelle constitution tunisienne

Par Syrine Ismaili-Bastien
Publié le 31/03/2014 • modifié le 01/03/2018 • Durée de lecture : 9 minutes

TUNISIA, Tunis : Deputies of the Tunisian National Constituent Assembly (NCA) with flags jubilate after the adoption of a new constitution on January 26, 2014, in Tunis. Tunisia’s constituent assembly late on Sunday adopted a new constitution, more than three years after the revolution which began the Arab Spring. The assembly approved the constitution by an overwhelming majority, with 200 votes in favour, 12 against and four abstentions a live television broadcast showed.

AFP PHOTO / STR

La Tunisie passe par une nouvelle ère politique depuis la chute de l’ancien président de la République le 14 janvier 2011 ; une ère qui se veut une rupture avec les pratiques dictatoriales du passé. Il a été jugé qu’à nouvelle ère, nouvelle constitution qui garantirait mieux les droits et les libertés que la première Constitution de la République tunisienne adoptée le 1er juin 1959, qui serait un rempart contre une nouvelle dictature et qui prendrait en considération les demandes vitales et fondamentales pour lesquelles le peuple s’est révolté et le sang a coulé. « Travail, liberté, dignité et égalité », tels étaient les slogans acclamés par le peuple traduisant les demandes les plus urgentes.

La rédaction de la nouvelle Constitution [1] a été confiée à une Assemblée constituante, élue par le peuple à cet effet, et composée de nombreuses mouvances politiques et idéologiques traduisant la diversité du paysage politique tunisien.

Au cours de la rédaction de la nouvelle Constitution, la société tunisienne a traversé plusieurs événements sociétaux et politiques qui viennent alimenter les demandes populaires et hausser les exigences de la nouvelle Constitution. A titre d’exemple, liberté de culte et idéologie de la République ont été sujets à débat mais surtout à controverses. C’est principalement pour ces raisons que le texte de la Constitution ne pouvait que constituer un ensemble de compromis au niveau des libertés. Pour ce qui est des droits fondamentaux de l’être humain, la Constitution fait écho aux textes phares des droits de l’Homme. Avant de procéder à une analyse comparative avec la Constitution de 1959 permettant de dégager les avancées de la nouvelle constitution en la matière (II), un exposé de ces droits et libertés et une mise en contexte seront faits (I).

Exposé et mise ne contexte des droits et des libertés

Déjà au niveau du préambule, les rédacteurs de la Constitution se déclarent fidèles, entre autres, aux valeurs humaines et aux principes universels des droits de l’Homme. Ils affirment poser, à travers la Constitution, les fondements d’un régime où sont garanties la liberté d’association, les libertés et les droits de l’Homme, l’égalité en droits et en devoirs entre les citoyens et les citoyennes.
Par la suite, le Chapitre II entièrement consacré à l’énumération et l’affirmation des droits et des libertés du citoyen tunisien en dresse une liste exhaustive. Les droits et les libertés traditionnellement protégés par les grands textes internationaux des droits de l’Homme y trouvent écho. Ainsi, « le droit à la vie est sacré », dispose l’article 22. Cette règle est, néanmoins, accompagnée d’exceptions fixées par la loi et s’opérant dans les cas extrêmes tels que la défense de la sécurité nationale, de l’ordre public… Certains regrettent, à ce propos, que les constituants n’ont pas choisi de franchir la dernière étape vers l’abolition en droit de la peine de mort en Tunisie, l’abolition étant de fait depuis 1991. En outre, la dignité et l’intégrité physique de la personne humaine sont protégées par la Constitution, article 23. La torture est par conséquent interdite et le crime de torture est imprescriptible et cette règle ne comporte aucune exception.

Par ailleurs, le droit à la vie privée et à la confidentialité des correspondances, des communications et des données personnelles est spécifié dans l’article 24 ; le droit à un procès équitable également (article 27 et suivants). En outre, la Constitution protège le droit à l’information et à l’accès à l’information, droit fondamental et traditionnel mais longtemps violé dans le passé, d’où l’importance de l’ériger comme principe constitutionnel (article 32). Corollaire à ce droit, la liberté de la recherche scientifique est protégée par l’article 32, une liberté, qui traditionnellement, ne figure pas dans le texte suprême d’une république mais qui est protégée au sein de lois spécifiques.
Sont également protégées les libertés d’opinion, de pensée, d’expression, d’information et de publication (article 31). Outre le fait que l’ensemble de ces droits sont fondamentaux et traditionnellement protégés par les constitutions et les principaux textes des droits de l’Homme, l’affirmation de ces droits et libertés est nécessaire dans le contexte social actuel en Tunisie, marqué par la multiplication des idéologies et des doctrines et la diversité des tendances et des pensées.
En matière politique, sont garanties les libertés de constituer des partis politiques, des syndicats et des institutions (article 35), le droit syndical (article 36), la liberté de rassemblement et de manifestation pacifique (art 37)… L’ensemble de ces droits et libertés en matière politique est nécessaire à un pays qui a fortement manifesté le souhait de rupture avec la dictature du parti unique qu’il a longtemps connue.
En outre, à une époque où on accorde de plus en plus d’importance aux problématiques environnementales, l’article 45 vient affirmer le droit à un environnement sain que l’État est chargé de garantir en fournissant les moyens nécessaires à cet objectif…. Il faut le noter, rares sont les États où cette règle est érigée au plan constitutionnel.

Mais, l’article qui a le plus attiré l’attention des observateurs, est l’article 21. Celui-ci affirme le principe d’égalité énoncé dans le préambule : « Les citoyens et les citoyennes sont égaux en droit et en devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination », dispose l’article. Les dispositions de l’article 46 viennent conforter celles de l’article 21, étant donné qu’elles protègent les droits acquis de la femme et énoncent le principe de parité. Cet article a été salué par l’ensemble des critiques nationaux mais surtout étrangers, qui estiment qu’il s’agit là d’une avancée notable en matière des droits de la femme au sein des pays arabes et musulmans. Sans rentrer dans les détails de la réalité de l’inégalité de la femme par rapport à l’homme dans ces pays, en respectant les différences existantes en la matière d’un pays à l’autre et sans aller à comparer le statut de la femme ressortissante des pays arabes ou musulmans avec les pays dits avancés ou la femme est également soumise à des discriminations juridiques et sociales, il est important de souligner que cet article est un aboutissement logique du rôle détenu par la femme tunisienne, non seulement depuis la révolution du Jasmin mais depuis l’indépendance. La femme est un pilier principal de l’économie et de la société tunisienne.

L’inviolabilité de l’ensemble de ces droits fondamentaux de l’être humain est affirmée par l’article 49. Celui-ci dispose qu’« Aucun amendement ne peut porter atteinte aux droits de l’homme et aux libertés garanties par la Constitution ». Quant aux restrictions, qui ne doivent pas vider les droits et libertés de leur sens, elles doivent d’abord être spécifiées par la loi et sont, en outre, l’expression d’une nécessité exigée par le fonctionnement d’un État civil et démocratique et dans l’objectif de protéger la sécurité et la santé publiques, la défense nationale et tout autre intérêt majeur de l’État.
En outre, l’article 6 de la nouvelle Constitution dispose que : « L’État garantit la liberté de conscience et de croyance ; le libre exercice du culte de toute instrumentalisation politique ». Il est à noter que cet article figure parmi les dispositions du chapitre I consacré aux principes généraux et non pas dans le chapitre II dédié aux droits et libertés. En réalité, il n’est pas étonnant, au vu de l’histoire récente de la Tunisie, que ce principe soit qualifié de principe général de la République, tant les débats sur les limites de liberté en matière de religion ont pris de place dans l’espace public. Plusieurs séances de l’Assemblée constituante ont été consacrées à ce sujet et les points de vues avancés par les députés divergeaient et allaient parfois de la chose à son contraire. La société civile n’était pas du reste, de multiples séminaires, colloques et rencontres ont été organisés autour de ce thème et ont réuni des universitaires, des hommes de religions, des historiens…

Ce sont très probablement la nouveauté de ce débat et son rapport intime à l’être humain qui ont participé à l’émergence et à la multiplication de discussions autour de ce thème. Mais c’est également l’apparition de phénomènes nouveaux pour la société tunisienne, ne serait ce que par leur nombre, qui introduisent des modèles d’apparence religieuse étranges à la culture de l’homme de religion tunisien. Entre défenseurs de la culture religieuse des ancêtres et adeptes d’un nouveau mode de culte, entre les parties affirmant que la liberté du culte est une affaire privée et celles qui arguent que la Tunisie est une terre d’Islam et que sortir de ce cadre n’était pas permis, le compromis devait être trouvé et rappelle dans une certaine mesure, les valeurs universelles reconnues [2].
Par ailleurs, les éventements qui ont accompagné ce débat nouveau pour la société tunisienne et qui ont été parfois accompagnés de violences verbales et physiques sont très probablement à l’origine du second paragraphe de l’article 6 qui affirme qu’il est du devoir de l’État de lutter contre la haine et la violence et de diffuser les valeurs de la modération et de la tolérance, de veiller à la neutralité des mosquées, à la protection du sacré et à l’interdiction de l’accusation d’apostasie. L’État s’acquitte, à ce titre, de son rôle en matière de la sécurité des citoyens. En effet, même si la liberté de culte a été admise dans le passé, sa récente remise en cause et son affirmation au sein de la nouvelle constitution fait d’elle une liberté naissante et par conséquent, encore fragile, d’où la légitimité de l’intervention de l’État pour la protection des citoyens susceptibles d’être victimes de violence au titre de leur liberté de culte. Au demeurant, une expression de l’article 6 reste ambiguë et laisse présager l’avènement de problèmes d’application. Il s’agit du terme « sacré » ; une notion subjective qui ouvre grand la porte aux interprétations.

Analyse comparative avec la constitution de 1959

Plusieurs questions se posent. En quoi a innové la nouvelle Constitution en comparaison avec celle de 1959 ? Certes, la Constitution nouvelle se réfère à la liberté et à la dignité, objectifs de la révolution, mais la liberté et la dignité seraient-elles assurées en pratique ? Le texte de la Constitution, à lui seul, est-il garant d’une transformation sociale, d’un enracinement dans le principe d’inviolabilité des droits essentiels et des libertés fondamentales de l’être humain, de garanties démocratiques ?

La réponse est donnée, à mon sens, par le texte de la Constitution de 1959, lui-même. Cette constitution protégeait déjà l’ensemble des droits de l’Homme traditionnellement protégés par les grands textes internationaux des droits de l’Homme. La liste ne sera pas dressée ici une deuxième fois, mais le droit à la vie, à la digité, à la liberté d’expression… sont tous érigés en tant que droits fondamentaux et inviolables de la personne humaine. Même la liberté de culte figurait dans la version première de l’article 5 de la Constitution de 1959. Et si cet article paraît moins détaillé que l’article 6 de la nouvelle Constitution, dans le sens où l’exigence de la neutralité des mosquées, la protection du sacré et l’interdiction de l’accusation d’apostasie n’ont pas été spécifiés, c’est très probablement parce que la conjoncture sociale de l’époque n’appelait pas de telles considérations.

En outre, concernant l’égalité entre les citoyens et les citoyennes affirmée par l’article 21 de la nouvelle Constitution, il est vrai que ce principe n’était pas un principe constitutionnel sous la première Constitution, même si l’article 6 de la Constitution de 1959 stipule que « tous les citoyens ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ils sont égaux devant la loi ». Mais une lecture attentive de la législation et de la pratique tunisienne depuis l’indépendance montre l’égalité de fait dans les droits et devoirs entre hommes et femmes. Rappelons à ce titre que le Code du statut personnel promulgué le 13 août 1956, à l’aube de l’indépendance de la Tunisie, accorde un ensemble de droits civiques, sociaux et politiques à la femme qui ont fait de lui un écrit révolutionnaire à l’époque (le mariage n’est formé que par le consentement des deux époux, le droit au divorce, le divorce judiciaire, l’interdiction de la polygamie…). Ce texte a ultérieurement été renforcé par des lois accordant à la femme le droit de vote et d’éligibilité, le droit de transmettre son patronyme et sa nationalité à ses enfants au même titre que son époux, le droit à l’avortement, la liberté d’entreprise [3]… Le droit à l’avortement, à titre exemple, que la femme française a obtenu après moult combats en 1975 a été accordé à la femme tunisienne en 1973, sans qu’elle ait été obligée de se battre pour l’avoir. Il régnait donc, au moins au niveau officiel en Tunisie, un esprit de respect des droits de la femme et d’égalité avec l’homme.

Que faut-il en conclure ? Faut-il comprendre par cette analyse une remise en cause des avancées de la nouvelle Constitution en matière de libertés et de droits. Certainement pas. Car en dehors de l’ambiguïté de certaines notions telles que la notion du sacré, et du fait qu’il peut être reproché à la nouvelle Constitution d’être laconique sur les droits et libertés des étrangers et des minorités ethniques et religieuses, le texte protège, parfois dans les détails, les droits et les libertés primaires et élémentaires de l’être humain. Il innove et s’inscrit dans son époque en faisant appel au principe de parité et au droit à un environnement sain, au droit à la recherche et à l’accès à la technologie…
Mais l’histoire montre que le texte ne suffit pas. Seule l’application du texte prévaut. Nombreuses sont aujourd’hui les dictatures dotées de constitutions brillamment élaborées et énonçant tout ce qui fait de l’être humain une personne libre et digne [4]. En Tunisie elle-même, sous la première Constitution, les droits et libertés ont souvent été bafoués et violés en présence d’une Constitution qui les protège, en théorie, parfaitement.
Le respect et la bonne application des dispositions de la constitution seront, par conséquent, les vraies avancées en matières de droits et de libertés de l’être humain en Tunisie et ils ne doivent pas être du ressort unique des détenteurs du pouvoir. Chaque citoyen doit connaître ses droits et libertés et refuser que dorénavant, ils soient, encore une fois, abusés.

Publié le 31/03/2014


Syrine Ismaili-Bastien est enseignante universitaire et chercheur. Après des études de Droit à l’Université de Tunis où elle a obtenu un Master I, elle a poursuivi ses études en France et a obtenu un Master spécialisé (Université d’Artois), un Master de recherche (Université Lille II) et un Doctorat en Droit ( Université Lille II).
Ses travaux portent principalement sur des problématiques de Droit constitutionnel ainsi que sur l’encadrement juridique des questions environnementales. Elle est par ailleurs conférencière et membre de plusieurs sociétés savantes.


 


Zones de guerre

Tunisie

Politique