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Le 25 juillet dernier, le président tunisien Kaïs Saïed a suspendu les activités du Parlement. Il a limogé le chef du gouvernement Hichem Mechichi, s’octroyant les pleins pouvoirs et faisant basculer le pays dans un état d’exception. Pierre Vermeren revient sur cette actualité et sur l’évolution de la situation politique et socio-économique en Tunisie. Historien spécialiste du Maghreb, il est Professeur d’Histoire contemporaine à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne.
Selon moi, la Tunisie était depuis longtemps dans une situation intenable quand le président a déclaré l’état d’exception. La crise que traverse le pays est multiple : elle concerne tous les secteurs de la vie économique, sociale et politique. Depuis un an, les institutions politiques étaient immobiles, incapables de travailler les unes avec les autres, au point qu’elles n’ont pas été en mesure de désigner le tribunal arbitral qui devait être instaurée depuis 2015. Que ce soit le chef du gouvernement, le président de l’Assemblée nationale, ou le Président de la République, les institutions politiques menaient chacune des actions de leur côté sans concertation, dans une cacophonie souvent totale et paralysante. C’est pourquoi elles étaient dans l’incapacité de prendre des décisions politiques urgentes, alors même que la situation économique et sanitaire est catastrophique. Le pays est au bord de la banqueroute et les hôpitaux ne parviennent pas à faire face à la pandémie de Coronavirus (parmi tant d’autres problèmes). Les Tunisiens ont fait preuve d’une grande patience durant l’année écoulée. Depuis plusieurs mois, de nombreux commentateurs (journalistes, chercheurs ou politiciens) tirent la sonnette d’alarme : pour eux, la situation ne pouvait pas durer. Or au même moment, la formation dominante, le parti Ennahda, a tenté d’obtenir des compensations financières pour des événements répressifs survenus il y a plusieurs décennies, alors même que l’Etat est au bord de la faillite.
Un des gros problèmes auquel fait face la Tunisie est aussi judiciaire. Ces dernières années, la justice a reçu des instructions d’Ennahda pour ne pas juger des présumés responsables des attentats et assassinats terroristes de 2013-2015. Non seulement ces affaires sont relancées mais l’immunité des parlementaires ayant été levée par le président le 25 juillet, les enquêtes peuvent enfin être ouvertes et certaines personnalités notoirement corrompues ont été arrêtées. Cela est fort bien vu par une majorité de Tunisiens.
Cette instabilité généralisée explique la décision présidentielle du 25 juillet dernier. Bien sûr, les difficultés financières n’ont pas disparu depuis, mais la décision de Kaïs Saïed a selon moi permis de débloquer la situation. Dans ce contexte d’instabilité, le président a réorganisé les pouvoirs en vertu de l’article 80 de la Constitution tunisienne qui lui donne autorité provisoirement. Selon moi, cette décision a répondu aux attentes d’une grande partie de la population. Ce soutien populaire est certes difficile à quantifier mais la mobilisation dans la rue a été importante, manifestement plus forte que pour les rassemblements des opposants à Kaïs Saïed.
Effectivement, il existe une division extrêmement forte du point de vue politique et idéologique dans la société tunisienne.
Dans l’ancienne majorité, un bloc solide est constitué autour du parti Ennahda. La formation a perdu beaucoup d’électeurs mais elle constitue encore la première force politique du Parlement. Cependant, une majorité de Tunisiens semble approuver la décision présidentielle du 25 juillet dernier car il existe une profonde volonté de changement au sein de la société tunisienne, toutes classes sociales confondues. Donc si ce nouvel épisode d’incertitudes fait naître à la fois espoirs et angoisses, la population semble globalement satisfaite d’être sortie de l’impasse qui préexistait jusqu’à présent dans le pays.
En outre, la position arbitrale du président ne constitue pas la victoire d’un camp sur l’autre. Kaïs Saïed a en quelque sorte pris le rôle d’arbitre se plaçant au-dessus des divisions pour sortir de l’impasse. Cette position d’arbitre est d’autant plus aisée que le président tunisien n’a pas de force organisée derrière lui. Il est relativement seul. Il a été élu en 2019 sur son nom, sur sa probité et sur sa carrière de professeur de droit constitutionnel (il faut savoir que l’histoire de la Constitution tunisienne est très importante pour les Tunisiens). Mais il n’a pas vraiment de parti derrière lui.
En ce qui concerne le reste de la classe politique, les partis de gauche ne représentent plus une force politique importante, et ils sont morcelés. Mais il existe une formation non islamiste qui est aujourd’hui puissante, le parti ‘’Destouriens libres’’ d’Abir Moussi : d’après les sondages, cette formation pourrait arriver en tête si des élections législatives anticipées étaient organisées dans les prochaines semaines.
Non, la Tunisie est un des seuls pays arabes, avec peut-être le Liban, où l’armée occupe un rôle mineur. C’est le ministère de l’Intérieur qui occupait sous Ben Ali une place centrale : certes, les forces de sécurité qui combattent le terrorisme, comme la garde nationale et l’armée, se sont renforcées ces dix dernières années. Le prix en vies humaines a été lourd pour ces forces. L’armée s’occupe en outre de la sécurisation des frontières. Les présidents tunisiens successifs ont toujours veillé à ce que l’armée ne soit pas au cœur du pouvoir. Elle est donc restée en marge. Cependant, étant donné qu’il n’a pas de parti derrière lui et que la Constitution n’est pas présidentielle mais parlementaire, le chef de l’Etat s’est assuré du soutien des corps constitués tels que l’armée, le ministère de l’Intérieur et de la Justice depuis le 25 juillet. En somme, il souhaite s’assurer de la neutralité bienveillante de l’armée, dont les chefs eux-mêmes, comme l’ensemble de la société tunisienne, avaient conscience que la situation ne pouvait plus durer.
Il est certain que chaque jour qui passe, l’incertitude est plus grande sur l’avenir du pays. La Constitution prévoit l’état d’exception pour 30 jours. Une fois le délai passé le 25 août prochain, l’état d’exception ne sera plus légal. Comme on ne sait pas très bien qui entoure le président et sur qui il se base pour prendre ses décisions, des questions restent en suspens : pourquoi n’a-t-il pas encore nommé un nouveau Premier ministre ? La décision imminente semble annoncer une priorité économique, un défi crucial immédiat pour échapper à la banqueroute. Par ailleurs, le Parlement va-t-il se rassembler ? Si cette situation dure, cela pourrait devenir très problématique. Le président Saïed doit en urgence nommer un Premier ministre pour former un gouvernement. Mais l’accumulation de crises multiples complique l’équation. Enfin, derrière se profile l’organisation d’élections législatives anticipées. Selon moi, c’est ce que veut le président, mais cela ne peut pas se faire en quelques semaines.
Effectivement, des signaux très contradictoires sont envoyés par Ennahda. D’une part, les membres de la formation politique ont dénoncé un coup d’Etat. Mais d’autre part, ils ont appelé au calme et ont même demandé pardon aux Tunisiens pour la situation catastrophique du pays et la détresse sociale. Ces messages contradictoires montrent que le parti est aux abois. Il semble usé après près de 10 ans de pouvoir. Il faut noter que cette formation n’a jamais obtenu la majorité absolue. Elle a toujours réussi à se maintenir au pouvoir grâce à des alliances complexes avec les présidents tunisiens successifs. Ennahda s’est donc maintenu au pouvoir par le compromis, la ruse et la menace. Ainsi, il a toujours réussi à garder soit le contrôle du parlement soit le contrôle du gouvernement, soit les deux.
Mais il est aujourd’hui très affaibli. Il est divisé en interne et il a dû s’allier à un parti salafiste provocateur, al Karama, pour composer un bloc majoritaire au Parlement. D’autre part, Ennahda est très dépendant de son chef, Rached Ghannouchi. Cet ancien président du Parlement et architecte principal du parti islamiste a acquis l’image d’un politicien qui favorise les tensions au Parlement et entretient des rapports flous avec la justice pour se maintenir coûte que coûte au pouvoir. Donc même si Ennahda a encore de nombreux soutiens à l’étranger, le parti est discrédité auprès des Tunisiens. Il est aujourd’hui au plus bas dans les sondages. Beaucoup de Tunisiens veulent faire payer le parti pour la situation catastrophique du pays sur le plan économique et social. La population a aujourd’hui un accès limité à l’alimentation, les hôpitaux sont en crise, le chômage est explosif et la corruption est très forte. Le parti est donc dans une situation calamiteuse quant à son bilan, c’est ce qui explique les messages contradictoires qu’il envoie. Ennahda est sur le point de perdre pour longtemps le pouvoir.
Ines Gil
Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban).
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.
Pierre Vermeren
Pierre Vermeren est historien spécialiste du Maghreb. Il est Professeur d’Histoire contemporaine à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il est l’auteur de "Le Maroc en 100 questions, un royaume de paradoxes" (Tallandier, mai 2020).
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