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Compte rendu du documentaire « Graffiti Men Beirut » de Sarah Claux et Nicolas Soldeville, projeté lors du Panorama des Cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient

Par Laura Monfleur
Publié le 05/04/2018 • modifié le 06/04/2020 • Durée de lecture : 5 minutes

Le documentaire est français mais le titre est en anglais et arabe pour cultiver la confusion : « men » signifie « hommes » en anglais mais également « venant de » en arabe. Le documentaire revient alors sur la naissance du graffiti à Beyrouth, sur ses développements récents et les questionnements liés au futur de cette pratique, à travers des entretiens avec des graffeurs comme Fish, EpS, Phat2, Exist, le Bros Crew, Moe, Spaz, Barok, avec d’autres acteurs de la scène hip hop comme le journaliste et photographe Bilal Tarabey ou encore avec Frédéric Imbert, chercheur à l’Ifpo et spécialiste de l’histoire des inscriptions arabes et des graffitis.

Les graffitis ne sont pas nouveaux à Beyrouth. Dans le documentaire, le chercheur Frédéric Imbert nous rappelle ainsi que les premiers graffitis sur les murs ont un message religieux. Durant la guerre civile entre 1975 et 1990, les graffitis permettaient aux différentes milices d’affirmer le contrôle d’un quartier et de marquer son appartenance idéologique. Le graffiti beyrouthin actuel qui s’inspire du graffiti new yorkais apparu dans les années 1970 ne se développe néanmoins qu’à partir du milieu des années 2000. Lors de la guerre et des bombardements israéliens en 2006, des tags apparaissent sur les murs notamment « Beirout ma betmout » (« Beyrouth ne meurt pas »), réalisés par Siska et Prime.

Les différents graffeurs interrogés dans le documentaire avancent la dimension surtout artistique de leur pratique. Pour certains, le « street art » est une pratique de revendications et de résistances politiques tandis que le « graffiti » est une pratique artistique. Pour le graffeur Exist, il s’agit même d’une pratique individuelle et égocentrique qui implique de signer de son nom. Les graffeurs cherchent à s’affirmer avant tout comme artiste, dans un pays où être artiste n’est pas synonyme de reconnaissance sociale. Mais, cette pratique ne semble pas dénuée d’un rôle social : celui de redonner des couleurs à une ville délabrée par la guerre civile et de dépasser les clivages confessionnels et politiques. Les graffeurs choisissent en effet des murs portant les stigmates de la guerre pour poser leur graffiti. Dans leur discours, certains graffeurs prennent ainsi leur distance avec le vandalisme tandis que d’autres affirment la possibilité de « faire du vandale » et de faire également des graffitis pour embellir la ville. Ces graffeurs évoquent également leur responsabilité sociale d’autant plus que leur message sera vu par tous, le graffiti étant un moyen rapide et direct de faire passer un message aux citadins.

Le documentaire évoque également l’identité sociale de ces graffeurs. Il s’agit surtout d’hommes – le documentaire ne montre qu’une seule femme qui graffe et celle-ci ne prend pas la parole – entre 21 et 37 ans, souvent graphistes ou designers à côté. Ils parlent arabe, anglais, français. Le graffiti est donc une pratique issue de classes plutôt aisées. D’une part, les bombes de peinture coûtent particulièrement cher à Beyrouth, et d’autre part, ces jeunes ont été baignés dans une culture hip hop occidentale. Leur graffs s’inspirent de cette culture mais intègre également la culture arabe et beyrouthine. Le graffeur Moe fait ainsi du « calligraffiti », un mélange de lettrage latin et de calligraphie arabe. Le graffiti est alors à l’image de la ville de Beyrouth : multiculturelle et multilingue.

Si la scène graffiti semble encore confidentielle, composée de quelques dizaines de graffeurs, elle s’inscrit dans une culture hip hop plus large qui se développe à Beyrouth. Ainsi, on peut voir dans le documentaire le rappeur Mad Prophet et DJ Chyno qui signe en partie la bande-son du documentaire. Beirut Radio, un bar de musique live et une station de radio, est un lieu emblématique de cette culture hip hop. Une solidarité s’est ainsi créée entre rappeurs et graffeurs qui viennent assister à leurs performances respectives.

La vitalité de la culture graffiti s’explique par son acceptabilité dans la société beyrouthine. En effet, le graffiti n’est pas légal au Liban mais cette pratique n’est pas réprimée. Le documentaire nous montre des graffeurs réalisant leurs œuvres de jour, dans des lieux où les passants s’arrêtent pour leur parler. Les graffeurs affirment ainsi une certaine exceptionnalité de Beyrouth qui constitue un espace de liberté pour le graffiti. Ces marges de liberté laissées aux graffeurs semblent également venir du caractère apolitique des graffiti. Les autorités policières et politiques ne semblent pas associer le graffiti à une opposition politique.

Enfin, le futur du graffiti est évoqué dans le documentaire, notamment à travers la question de la professionalisation des graffeurs et la commercialisation du graffiti. Certains graffeurs souhaitent vivre de leur art mais cela impose parfois de réaliser des « œuvres commerciales » : commandées, rémunérées, elles ne correspondent pas toujours au goût artistique du graffeur. Le risque relevé par les graffeurs est la perte du sens artistique et premier du graffiti, les nouveaux graffeurs essayant juste de gagner de l’argent. Le documentaire soulève ainsi l’enjeu de la transmission de cette pratique. Certains graffeurs organisent des formations ou donnent des cours privés de graffiti afin de perpétuer l’esprit de cette pratique.

Ce documentaire est le produit d’une rencontre amicale entre ces graffeurs et les jeunes réalisateurs qui signent ici leur premier documentaire avec leur société de production Niksa. La démarche semble en effet particulièrement compréhensive. Pas de voix off, la parole est laissée aux acteurs de cette scène hip hop. Cette parole révèle ainsi parfois des tensions dans le discours des graffeurs : tension entre un apolitisme affiché et l’affirmation d’un rôle à jouer dans la société, entre les revendications artistiques et la commercialisation de certaines œuvres, entre la censure qui peut apparaître et l’acceptabilité du graffiti par les autorités et les habitants. La tolérance au graffiti relève-t-elle d’une véritable liberté ou le caractère apolitique des graffiti n’est que le résultat d’une intériorisation de sujets tabous et d’une stratégie de contournement de la censure ? On pourra regretter qu’il n’est pas mentionné dans le documentaire que certains graffeurs ont fait l’objet d’une censure ou de poursuites judiciaires pour « trouble à l’ordre public », comme c’est le cas de Semman Khawan en 2012, après avoir graffé des soldats armés, évoquant la guerre civile au Liban (2). Est laissée également de côté la question des influences artistiques, les plans sur les graffitis ne sont pas très longs, s’attardant davantage sur le geste des graffeurs ou sur les entretiens. Mais il s’agit d’un parti pris de la part des réalisateurs. Selon une démarche presque ethnographique, le documentaire se concentre sur le rôle social, le sens donné à cette pratique par les graffeurs, laissant parler les artistes avant de laisser parler les œuvres. Et si ces graffeurs ne veulent pas faire de la politique, ils semblent avoir un rôle citoyen de réappropriation de la ville et de diffusion de messages. Ce documentaire nous pousse ainsi à nous poser davantage de questions sur le graffiti beyrouthins sans apporter toutes les réponses et permet de « casser les préjugés qu’on peut avoir sur cette ville à l’extérieur », selon Sarah Claux.

Graffiti Men Beirut, France, 2017, 59 min.
Réalisation : Sarah Claux et Nicolas Soldeville
Voir la bande-annonce : https://www.youtube.com/watch?v=YPcOmvrym5U

Notes :
(1) http://www.pcmmo.org/
(2) http://observers.france24.com/fr/20120405-artiste-libanais-risque-trois-mois-prison-graffitis-soldats-armee-guerre-civile-beyrouth

Publié le 05/04/2018


Elève en géographie à l’Ecole Normale Supérieure et diplômée d’un master de recherche en géographie, Laura Monfleur s’intéresse aux espaces publics au Moyen-Orient, notamment les questions de contrôle des espaces et des populations et de spatialité des pratiques politiques et sociales. Elle a travaillé en particulier sur Le Caire post révolutionnaire et sur les manifestations des étudiants à Amman.
Elle travaille pour la rubrique cartographique des Clés du Moyen-Orient.


 


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