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« Dans les rues du Caire, d’Alger, de Tunis, de Bagdad, enfin dans toutes les capitales arabes, et dans les moindres hameaux, la jeunesse m’arrête : “Dis Youssef, qu’est-il arrivé en juin 67 ? Nous étions tous pourtant prêts à tenir le coup.” » Ces quelques mots qui ouvrent le film Le Moineau (1972), s’ils doivent être pris au second degré quant à l’intention pédagogique du film, disent pourtant avec un temps de latence la considérable fracture qu’ont pu causer 1967 et l’échec catastrophique de la Guerre des Six Jours sur l’Egypte, et donc sur ses artistes et ses intellectuels. En présentant ce film comme une réponse à la question lancinante qui lui était faite dans tout le Monde Arabe, Chahine ne se présente pas tant comme un artiste responsable ou engagé que comme un homme sommé par son public de tenir compte d’évènements d’une ampleur si considérable. Un tournant se dessine donc, qui donne des contributions majeures à ce que l’on pourrait nommer la crise de la conscience égyptienne et arabe. Le film qui précède Le Moineau, Le Choix (1970), majeur et hélas indisponible dans une version sous-titrée français, esquissait déjà ces bouleversements en traitant par la métaphore du dédoublement de personnalité le thème de la relation ambivalente entre l’Egypte des intellectuels et le monde populaire auquel elle s’identifie et prétend se vouer. Le Moineau sera le moment du reniement sans ambages de ce nassérisme dont il avait commencé par être le compagnon de route. Enfin, Le Retour de l’enfant prodigue (1976), adapté d’André Gide, clôturera ce cycle politique marqué par l’expérimentation narrative dans un véritable carnage, avant l’ouverture d’un nouveau cycle, autobiographique. La deuxième période relatée par ce coffret est donc celle de la désillusion, du doute et de l’introspection collective : « Qu’est-il arrivé ? »
Lire la partie 1 : Coffret Youssef Chahine (1/2)
Pour comprendre la virulence des réactions suscitées par Le Moineau, il faut d’abord noter que ce film est le premier à aborder frontalement la question de la défaite de 1967 : si le tour pris par le cinéma et plus généralement l’art égyptien à la fin des années 1960 est dominé par les tons sombres, l’heure n’en est pas moins aux précautions et aux détours et il faudra attendre 1974 pour que deux des maîtres incontestés de la littérature de l’époque de l’époque, Naguib Mahfouz et Tawfiq Al Hakim, abordent à leur tour l’héritage nassérien sous un angle critique, respectivement dans Karnak Café et Le Retour de la conscience. Le Moineau brise donc le silence, ou plutôt entreprend de le briser puisque la censure égyptienne prononce immédiatement son interdiction et ne la lèvera qu’en 1974, une fois le Sinaï regagné à Israël lors de la Guerre du Kippour, malgré la multiplication des signatures prestigieuses, locales et internationales, contre cette décision.
Dans un article datant de l’époque de sa sortie, Yves Thoraval résume ainsi le propos du film : « que faisaient, que pensaient les Egyptiens lors de la défaite de 1967 ? (1) » Pour le savoir, Chahine abandonne le récit linéaire qu’il commençait déjà de subvertir dans ses précédents films, et construit une narration en mosaïque, qui vise moins à constituer une narration obvie qu’à plonger le spectateur dans l’atmosphère de ces mois de guerre. Comme dans Le Grand Sommeil de Howard Hawks, on aurait tort de trop chercher à relier les péripéties. Le film se joue tout entier dans les ambiances et les itinéraires croisés des personnages qui se multiplient au fil du récit et convergent tous vers le nœud central qu’est la défaite. Défilent Raouf, l’officier-poète traquant un voleur lié aux hautes sphères de l’Etat, et qu’il veut récupérer vif tandis que la communauté villageoise des environs du canal de Suez où il sévissait veut sa mort en réparation de ses crimes, son frère engagé dans l’armée et parti au front, Youssef, journaliste sacrifiant l’équilibre de sa vie dans l’espoir de crever l’abcès du mensonge qui gangrène une société sur le point de s’effondrer, et surtout l’ouvrière Bahia, aimante et effacée tout le long du film, mais qui se révèle finalement comme le personnage le plus saillant de tout le film.
À nouveau, la chanson égyptienne joue un rôle de catalyseur décisif. C’est ici le poème « Masr ya bahia » (« Egypte, la belle ») d’Ahmed Fouad Negm, chanté par la grande figure de la chanson militante Cheikh Imam, qui permet au personnage de Bahia, dont le nom est utilisé comme adjectif dans le poème, de devenir l’incarnation de ce peuple égyptien présenté comme la victime et non le responsable de cette guerre catastrophique. Le moment de grâce qui clôt le film montre en superbes plans sur le Nil et les villes désertes le silence affligé qui entoure le moment de la démission de Gamal Abdel Nasser, le 9 juin 1967, puis la réaction spontanée de la population qui sort dans la rue pour refuser cette dérobade et le maintenir en poste. Dans la petite nuée des personnages du Moineau, c’est précisément Bahia l’ouvrière qui se désinhibe soudain et pousse ses camarades à joindre la manifestation, ultime geste d’orgueil d’un peuple humilié. Le pré-générique l’annonçait déjà : le film est une ode aux moineaux, autrement dit aux simples gens désemparés devant une histoire qui les dépasse et les écrase faute d’y avoir voix au chapitre. Il pourra finalement être projeté après la guerre du Kippour et, en dépit des débats animés qu’il occasionnera au sujet de son récit alors perçu comme flou, fera date comme un moment de grande modernité cinématographique, avec sa technique de déstructuration du récit que Chahine ne fera par la suite que pousser toujours plus loin.
Avec cette adaptation très libre d’André Gide se clôt le grand cycle militant de Chahine, dans ce qu’une des affiches d’époque nomme avec beaucoup de justesse une « tragédie musicale ». Cette fois, c’est l’infitâh (littéralement « ouverture », le terme désignant la conversion de l’Egypte au libéralisme) mis en place par le président Anouar El Sadate dans les années 1970 qui se trouve en ligne de mire et cruellement mis en pièces par Chahine. Disparu depuis douze ans et passé par la prison, Ali rentre dans sa famille et se révèle en dessous de toutes les attentes dont il fait l’objet. Ses repères sont perdus, il ne maîtrise plus les codes de la maison dont son frère aîné, le sévère Tolba remarquablement joué par Shokri Sarhane, est le gardien sourcilleux, ne reconnaît plus sa fiancée d’antan, tant et si bien qu’un pesant malaise s’installe à mesure que l’été tire vers sa fin. À nouveau, l’intrigue se construit comme un patchwork dans lequel chacun peut tirer le fil qui lui sied. On retiendra ici à nouveau la magistrale performance de Mahmoud El Meliguy en grand-père désabusé ayant échoué à faire pousser un jardin en plein désert, et espérant de la jeune garde qu’il couve avec tendresse cette révolte qu’il n’a pas su mener à bout. Les images de l’enterrement de Gamal Abdel Nasser, montrées en montage parallèle, laissent peu de doute sur la nature de la désillusion qui se trouve ici. Le film, qui s’ouvre et se clôt sur des images de clowns grimaçants, est probablement le plus amer de toute l’œuvre de Chahine avec son climat lourd d’incompréhension et d’adversité qui enserre les personnages comme une nasse. Derrière la figure de Tolba, qui dirige aussi l’exploitation agricole de cette famille bourgeoise décadente, se dessine le visage nouveau de l’Egypte libérale, qui utilise les traditions pour maintenir sa rente économique à flot au prix du gâchis de vies entières. La famille de Ali est un monde clos et sans échappatoire : on y déchire les passeports et on ne saurait s’imaginer un destin hors d’elle. Le carnage final tire un rideau sombre sur le récit et plonge le spectateur dans la perplexité.
Les parties musicales du film tempèrent un peu la noirceur : la plupart des chansons paraissent surannées, mais comme dans ses films ultérieurs, Chahine se révèle excellent dans les images de danse qui offrent au film sa respiration. Le couple formé par le benjamin de la famille et sa fiancée est une autre note de couleur, avec un joli tandem animé par l’espoir de trouver une échappatoire à l’écroulement collectif qui les environne. Majida El Roumi, alors toute jeune chanteuse et devenue depuis l’une des grandes vedettes de la chanson arabe, en profite pour immortaliser une chanson majeure, Muftaraq al-turuq (« Le carrefour »), qui dit la perplexité d’une nouvelle génération cherchant sa place entre deux feux et demeure aujourd’hui sur toutes les lèvres en Egypte et dans le monde arabe. Film du doute et de la violence, Le Retour de l’enfant prodigue est l’adieu acide de Chahine à ses rêves militants : il s’agira bientôt pour lui d’introspection sur son propre itinéraire, comme s’il fallait retourner chercher en soi des raisons aux meurtrissures d’une histoire qui ne cesse, film après film, d’échapper à ses tentatives d’élucidation…
Lire la partie 1
Note :
(1) Yves Thoraval, « Le Moineau : l’épreuve de la défaite », Le Monde Diplomatique, octobre 1973, https://www.monde-diplomatique.fr/1973/10/THORAVAL/31873
Chakib Ararou
Chakib Ararou est élève de l’École Normale Supérieure, diplômé de deux masters en lettres modernes et en traduction et actuellement en licence d’arabe à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales.
Il a collaboré à diverses revues, comme Reliefs et Orient XXI, en tant que traducteur.
Il a vécu à Rabat et au Caire et s’intéresse aux littératures et à l’histoire de la région.
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