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Tewfic Aclimandos est politologue et historien égyptien. Docteur d’Etat de l’IEP de Paris, (thèse sur les officiers activistes de l’armée égyptienne : 1936/54). Chercheur ou chercheur associé au CEDEJ de septembre 1984 à août 2009, il est au collège de France depuis octobre 2009. Ses travaux portent sur l’histoire de l’Egypte depuis le traité de 1936, notamment sur le mouvement des Officiers libres, Nasser (biographie en préparation), l’armée égyptienne, les Frères musulmans et la politique étrangère de l’Egypte.
Le 11 février 2011, Mubarak démissionne, poussé vers la sortie par un immense soulèvement populaire et par le commandement des forces armées. Il a mal géré la crise, a réussi à unifier les multiples forces sociales contre lui au lieu d’exploiter les multiples contradictions les opposant. Une fois le clan présidentiel évincé, il faut décider quoi faire.
Le « peuple » vient de remporter une victoire retentissante. Mais, en son sein, les lectures des événements sont d’ores et déjà différentes, plurielles et on voit poindre une guerre des récits. Signalons la principale ligne de fracture : par delà leurs différences et leurs divergences, les jeunes révolutionnaires estiment qu’ils sont l’avant-garde, ayant délivré le peuple, voire l’ayant réveillé, et qu’ils sont son guide et son élément le plus pur. Pour les « autres », qu’il s’agisse de l’armée, des Frères musulmans, du « petit peuple » du Caire, ces jeunes sont des idéalistes, méritants ou non, dont le régime n’aurait fait qu’une bouchée si différentes forces, différents groupes ne leur avaient pas prêtés main forte et ne les avaient pas « protégés », ayant réalisé que les manifestants se battaient admirablement pour les droits de tous. Dans cette optique, c’est la jeunesse révolutionnaire qui devait quelque chose aux autres… et non l’inverse. Cette dichotomie doit être nuancée, affinée, ne serait-ce que pour restituer l’évolution des mémoires et des constructions discursives des uns et des autres, mais l’opposition centrale est là. Une autre, moins structurante, oppose la jeunesse révolutionnaire aux opposants plus âgés. Les premiers accusent (quelque fois ou souvent, en fonction de toutes sortes de variables) les seconds de s’être souvent laissés tenter par les nombreuses « carottes » du régime Moubarak, ou d’avoir préféré les talk shows à la lutte pour le contrôle de la rue.
En ce 11 février 2011, l’armée est au faite de sa popularité. Mais elle est confrontée à d’énormes défis. Il est difficile de savoir comment les membres du conseil supérieur des forces armées ont lu la situation, puisque les versions de leurs confidents et de leurs critiques sont très différentes. Nous sommes donc contraints de reconstruire leurs perceptions, leurs analyses, leurs mobiles à partir de matériaux très divers, mais aussi à partir de leurs décisions.
Ces officiers supérieurs sont généralement issus des classes moyennes provinciales et ont les visions du monde et les préjugés de ces dernières : conservatisme religieux, nationalisme teinté de xénophobie, méfiance vis-à-vis de l’intelligentsia des villes et des foules de défavorisés, combinés à une sorte de nassérisme anti Nasser. Ils ont en effet intégré plusieurs volets du credo nassérien : l’État est une force modernisatrice, qui doit piloter le développement économique et veiller à ce que les secteurs clés de l’économie demeurent entre les mains des acteurs égyptiens. L’Etat est un instrument puissant maintenant la paix civile, dans un environnement régional rappelant tous les jours les bienfaits de cette dernière. Le moubarakisme, l’automne du patriarche et ses dérives les ont confrontés aux risques de l’autoritarisme : aucune rotation du pouvoir, népotisme, aucune « accountability », délitement de tous les appareils. Il n’est pas nécessaire de croire en la « souveraineté du peuple » pour se convertir à la démocratie : celle-ci permet au moins l’alternance et la responsabilisation. Ce système permet de donner la parole à tous, donc aux provinces – cela peut être utile contre les populations tumultueuses des grandes villes. Le principal problème de la démocratie est que le vainqueur quasi certain des élections est la confrérie des Frères musulmans – mouvement qui n’est pas démocrate. Pour certains membres du Haut Commandement, ce résultat est dangereux et il convient soit de s’ériger en contre pouvoir, soit d’aider les autres forces. Pour d’autres, l’armée n’a rien à gagner dans un bras de fer avec la seule force politique organisée du pays : un accord avec cette dernière est plus intéressant. Les positions des uns et des autres fluctueront, celle de la majorité du Conseil Supérieur des forces armées aussi. Grosso modo, considéré comme un « tout », le CSFA marche la main dans la main avec les Frères de février à juin 2011, tente d’explorer d’autres pistes pendant l’été 2011, se rapproche à nouveau des Frères pendant le second round révolutionnaire de novembre/décembre 2011, les deux entités jouant à ce moment « les élections » contre la révolution. Enfin, d’avril à août 2012, il est à nouveau en interaction conflictuelle avec les Frères, et perdra (au moins temporairement) la partie, quand le président Morsi, nouvellement élu, réussi à décapiter le CSFA et à imposer son autorité.
Avec le bénéfice du recul, on peut dire que le rapport de forces entre les deux parties était très en défaveur de l’armée. En interne, la hiérarchie (elle même divisée) devait veiller à la cohésion interne – éviter que la seule institution en état de marche ne s’effondre. Elle semble avoir réussi sur ce point, suite à une combinaison d’utilisation de « carottes » et à un resserrement des rangs des membres de l’institution, tous de plus en plus hostiles à la jeunesse révolutionnaire. Mais ce succès avait un prix : une renonciation à toute initiative pouvant diviser ou créer des remous en interne. En externe, le CSFA ne pouvait avoir recours à l’arme favorite de beaucoup de Grandes Muettes, le coup d’Etat (option recommandée, dit-on, par certains alliés régionaux de l’Égypte). La mobilisation populaire était trop importante, la situation sécuritaire trop instable, sans mentionner l’hostilité américaine à cette issue. Toujours en externe, le CSFA était à la tête d’une coalition bureaucratique et sécuritocratique hétéroclite. Pour ne prendre que quelques exemples :
– Le ministère de l’Intérieur et la police étaient considérés comme un fardeau. Ils vivaient la révolution comme une défaite. Ils désapprouvaient l’option « transition démocratique », qui revenait à remettre le pouvoir à leur ennemi historique, les Frères musulmans. Le face à face avec la révolution, les 28 et 29 janvier 2011, les avait affaiblis : des milliers d’armes à feu volées, de voiture incendiées, une centaine de centres de police détruits. Cet affaiblissement était aggravé par une véritable grève de zèle. Au niveau de la sécurité intérieure, plusieurs mois furent perdus et mis à profit, entre autres, par les trafiquants d’armes, les contrebandiers et les organisations jihâdistes. Celle dite du « tawhîd wa jihâd », déployée dans le Sinaï, put décupler voire multiplier par trente ses effectifs.
– Divers indices laissent penser que le « rééquilibrage » entre différents organismes sécuritaires s’accompagna de frictions. Avant le départ de Moubarak, les mukhâbarâts ‘âma étaient le Primus inter pares, concurrencés de près par la Sécurité d’Etat (dépendant du ministère de l’Intérieur). La DRM avait un rôle plus discret et probablement plus limité (contrairement aux deux autres, elle ne rendait compte qu’au ministre de la Défense, et non à la présidence). A la chute de Moubarak, la DRM devint rapidement le service le plus important. La concurrence ou guerre entre services eut pour conséquence la multiplication des fuites vers la presse, très dommageables pour ce camp – par exemple, un journal publia un très long article sur les privilèges du commandement militaire.
– Les anciens cadres du PND étaient souvent un allié encombrant. Sur leur influence locale et nationale, les avis divergent, même s’il y a un consensus sur le fait qu’elle décline. Un collègue, Sherif Younis, avance l’hypothèse suivante, qui doit être vérifiée : ces nombreux notables locaux sont incapables de peser dans des élections législatives, car ils sont à ce moment, sur cet enjeu (la députation), incapables de coordonner leurs efforts et de mettre un terme à leurs rivalités. Dans une élection présidentielle, il en va autrement, comme le montre l’extraordinaire score du général Shafiq.
– Il convient de voir que la justice en général et la Haute Cour Constitutionnelle (HCC) en particulier, sont beaucoup plus indépendants que ne le disent leurs détracteurs révolutionnaires et islamistes. Les juges ont souvent été une « complication » importante pour le CSFA – l’exemple le plus patent est leur annulation de certaines privatisations menées à bien par l’ancien régime. Il n’est pas certain que le verdit de la HCC sur la loi électorale ait beaucoup arrangé le CSFA.
Coalition bureaucratique hétéroclite, qui ne réussit pas à tisser de nouvelles alliances. L’armée se brouilla vite avec la jeunesse révolutionnaire. Elle ne réussit pas à « intéresser » les partis et les forces non islamistes. Enfin, son implication dans la répression et dans les missions de maintien de l’ordre et de la sécurité l’affaiblit, et lui valut de nouveaux et nombreux ennemis.
Il est trop tôt pour savoir avec exactitude quelles alliances Morsi a tissées dans les appareils, quels accords il a conclus, pour mener à bien (août 2012) le limogeage de Tantâwî et de Inân. Il est certain que Tantâwî était sur le départ et que les généraux ou factions se battant pour la succession ont fait des offres aux Frères, acceptant implicitement l’arbitrage de ces derniers. Il est également certain que l’opération jihadiste à Rafah, qui a montré l’état d’impréparation des troupes, a donné beaucoup d’arguments à ceux qui voulaient écarter le commandement actuel, ou à ceux qui estimaient que l’implication de l’armée dans le jeu politique et dans la sécurité intérieure avait porté atteinte à son efficacité.
Je commence par une remarque sur les effectifs des Frères musulmans : les estimations varient grandement. Ceci s’explique entre autre par le fait qu’il y a plusieurs degrés de membership, en fonction du degré d’initiation. Quand on parle de 800/860 000 membres, on ne comptabilise que les deux degrés supérieurs, atteints par les membres après plusieurs années dans l’orbite de la Confrérie. Si on compte tout ceux qui gravitent autour, on peut dire qu’elle compte plus de 3 millions de membres, peut être même 4. Enfin, la Confrérie, c’est au minimum de 5,5 millions/6 millions d’électeurs (militants compris).
Là aussi avec le bénéfice du recul, il semble que les Frères musulmans ont perçu la situation de la manière suivante : Ils n’étaient pas les instigateurs de la Révolution – dire cela n’est pas minimiser leur rôle dans son succès. Cette chute de Moubarak était un véritable cadeau de Dieu, récompensant leurs efforts, leurs souffrances, leur patience, leur capacité à s’auto discipliner. Un cadeau de Dieu ne se refuse pas. La situation leur était exceptionnellement favorable, dans le cadre d’une conquête du pouvoir : ils étaient la seule force organisée, il fallait aller vite avant que d’autres ne naissent, que des groupes se coalisent, etc. Dans cette optique, peu importait de faire un quart ou deux tiers des voix. Il fallait surtout être hégémonique.
Les analystes se sont, pour l’instant, lourdement trompés en spéculant beaucoup sur la contestation interne au sein de la Confrérie. Je ne nie pas la réalité de cette dernière, mais elle a, pour l’instant, été contrebalancée par l’imminence de la victoire. Les démocrates de la confrérie ont, dans leur majorité, opté pour la scission. Environ 2000 jeunes frères ont quitté cette dernière pour tenter de créer leurs propres formations. La perte, quantitativement, ne pèse pas lourd – pour l’instant. D’autres types de contestation ont lieu, mais leur enjeu central ne me semble pas idéologique : nombreux sont les cadres intermédiaires qui veulent participer davantage au processus de décision (ils donnent 6 à 10% de leur salaire à la Confrérie et doivent lui obéir). Il est donc naturel que plusieurs estiment nécessaire une plus grande transparence et une plus grande concertation.
La Confrérie a plus ou moins joué ainsi : elle a assuré son appui au CSFA, contre une formule prévoyant des élections libres et laissant la majorité issue de cette consultation écrire la Constitution, ou plutôt nommer ceux qui allaient le faire. Elle a veillé au grain, n’hésitant pas à multiplier les démonstrations de force quand le SCFA tentait d’équilibrer le jeu. Elle a multiplié les contacts internationaux, donnant les garanties nécessaires sur la question des accords de paix avec Israël, et multipliant les signaux « positifs » sur la réforme économique. Elle a également tenté de peaufiner une image de « modération » qui dissimule sa brutalité et ses positions théocratiques. Et surtout, elle a gagné toutes les consultations électorales organisées pendant la transition. Certes, entre les législatives de l’hiver 2011/2012 et le premier tour des présidentielles de la fin du printemps, elle perd une moitié de ses électeurs (elle passe de 11 millions à 5,5 millions). Mais elle avait une importante majorité relative au Parlement (dissous en juin 2012 après que la Haute Cour Constitutionnelle ait jugé que la loi électorale était anti constitutionnelle) et son candidat, Muhammad al Morsi, a accédé à la magistrature suprême, après un second tour serré.
Il est certes trop tôt pour dresser un premier bilan de l’action de Morsi. Certes également, il faut tenir compte du désastreux « legs » laissé par le CSFA et par deux ans de processus révolutionnaires et de polarisation. Certes aussi, gouverner un pays centralisé où la capitale est très hostile au nouveau pouvoir est une gageure. Certes, gérer une contestation sociale massive quand les caisses de l’Etat sont vides est impossible. Certes enfin, la Confrérie manque de cadres maitrisant les réseaux et les façons de faire de la bureaucratie. Mais, même en tenant compte de ces circonstances atténuantes, dans l’ensemble, si l’on espère une transition démocratique et l’avènement d’un Etat de Droit, les signes inquiétants se sont multipliés. Le chef de l’Etat a certes eu raison d’abroger la déclaration constitutionnelle complémentaire et d’affirmer son autorité, en limogeant le maréchal Tantâwî et le chef d’État-major ‘Inân. Nul ne saurait contester la dramatique gravité de la situation économique, du fait du tarissement de la manne touristique et de l’insécurité grave. La situation dans le Sinaï est également très critique. Mais, au lieu de promulguer une déclaration constitutionnelle consensuelle, Morsi a concentré entre ses mains tous les pouvoirs. Le projet de Constitution préparé par l’assemblée nommée par les islamistes est mauvais. Le chef de l’État a multiplié les violations du Droit, a croisé le fer avec la justice et a du reculer à deux reprises, en ayant été humilié. Menacer physiquement un Procureur de la République pour le convaincre de démissionner est rarement une bonne idée. Son équipe et la Confrérie ont eu recours à des stratégies d’intimidation et de harcèlement physique ou judiciaire. Des militants frères ont attaqué divers groupes de manifestants – l’épisode le plus spectaculaire a eu lieu vendredi 12 octobre, mais ce n’est pas le premier. Des dizaines d’actions en justice sont intentées contre le général Shafiq, candidat malheureux au second tour de la présidentielle, et elles ne sont pas toutes justifiées. La Confrérie a pris ou tente de prendre le contrôle des rouages des pouvoirs locaux, des ministères des Waqfs, de la Santé, de la Jeunesse et des Sports, de certains clubs sportifs et des syndicats ouvriers, mais elle se heurte à une forte résistance. Si, dans l’ensemble, le ton de la presse écrite, gouvernementale ou privée, demeure très libre, le nouveau pouvoir multiplie les difficultés à l’égard des journalistes qui ne lui sont pas acquis : salaires ou retraites revus à la baisse, départs à la retraite non souhaités, interdiction d’écriture, etc. Le dispositif législatif et administratif légué par Moubarak donnait d’énormes ressources au sommet. Par exemple, les salaires étaient toujours modestes, mais les primes permettaient de le décupler. L’âge de départ à la retraite était relativement bas, mais on pouvait accorder des années de travail supplémentaires. Certains privilèges n’étaient pas octroyés à tout le monde. Au lieu de réformer ce « système », les Frères l’exploitent pour pousser leurs adversaires à partir et pour les remplacer par leurs hommes, ce qui se justifie quelquefois, mais pas toujours. Le positif est la lutte contre la corruption, menée avec d’autant plus de zèle qu’elle permet de se débarrasser d’adversaires, la tentative de soumettre l’empire économique de l’armée au contrôle du pouvoir civil, et dans l’ensemble, le fait qu’il n’y ait pas eu de « gaffes » majeures (si on excepte la lenteur de Morsi dans l’épisode des attaques contre l’Ambassade Américaine), de morts ou de vagues d’arrestations. Reste que le nouveau pouvoir s’est ingénié, comme le déplorait l’islamiste Gamal Sultan, à se créer, partout, des ennemis. Sectarisme, rapport polémogène à l’environnement, discours de haine apostasiant l’adversaire, désinvolture à l’égard des engagements, mensonges éhontés, manque de doigté aggravent une situation déjà ingérable.
Les Frères ne sont pas la seule force islamiste. Plus centristes qu’eux sont les divers petits partis et mouvements « islamistes démocrates ». L’islamisme démocrate a peut être un bel avenir devant lui, car nombreuses sont les membres des classes moyennes à la fois pieuses et libérales, ou « conservatrices sur la culture et libérales en politique », qui ne veulent ni des non islamistes ni des Frères ou des salafistes. Mais pour le moment, il peine à s’imposer. (Il est trop tôt pour savoir si la création d’un parti par le très populaire télé – prédicateur Amr Khalid permettra d’inverser la tendance). La principale personnalité de cette constellation, Abdal Mun’im Abû-l Futûh, a réussi un score honorable aux présidentielles, mais le consensus veut qu’il ait mal joué en tentant de constituer une coalition trop hétéroclite pour être crédible – on ne peut réunir sous le même étendard centristes, libéraux, gauchistes et salafistes. De plus, les résultats de cette élection sont peu lisibles – on ne sait pas réellement quels électeurs ont voté pour lui.
Les salafistes sont une force (25% de sièges au Parlement, 28% des voix aux législatives) que l’on situe plus à droite que les Frères, et c’est certainement exact sur certains sujets de sociétés très cruciaux, tels le statut des femmes et des minorités. Mais c’est également faux sur d’autres, par exemple sur l’économie. Le salafisme égyptien est ancien (al jam’iyya al shar’iyya est créée en 1914), nouveau en politique et pluriel. On peut distinguer des salafismes quiétistes et d’autres jihâdistes, des salafismes ciblant les classes moyennes, d’autres les couches défavorisées, des salafismes conservateurs, d’autres révolutionnaires, des salafismes s’inspirant de l’expérience historique des Frères, d’autres de celle des wahhabites saoudiens, etc. Dans cette mouvance, on croise aussi bien des intellectuels très fins que des voyous. S’il est trop tôt pour se prononcer sur la trajectoire et l’avenir de cette mouvance, il semble clair qu’elle peut donner le meilleur (se recentrer, faire un aggiornamento sur les femmes) ou le pire (accentuer son virage droitier). Ses cadres parlent vrai, contrairement à ceux, par exemple, des Frères, sont capables de gérer leurs conflits avec courtoisie, font souvent montre de sens des responsabilités, et s’intéressent aux vues d’autrui. Mais sur plusieurs sujets, leur rapport au monde moderne et leur étroitesse de vues sont très inquiétants. Le principal parti salafiste, al Nûr, est la proie de dissensions internes et les Frères, son concurrent direct, espèrent que cela aura un impact sur ses prochaines performances électorales et redoutent que tout le camp islamiste ne pâtisse de ces guerres internes.
La jeunesse révolutionnaire qui a lancé les manifestations du 25 janvier s’est un peu fait oublier les derniers mois. Ces jeunes proviennent de divers horizons intellectuels et politiques : nationalisme de droite, nationalisme de gauche, libéralisme, islamisme démocrate, islamisme « à la frère », salafisme, extrêmes gauches, marxismes, social-démocraties. Ils ont en commun l’audace, la maitrise des instruments de communication modernes, la rapidité du passage de l’idée à l’action, un grand dynamisme, le sens de la formule et des slogans, le rejet des cadres paternalistes autoritaires et une attitude hostile ou au minimum très critique à l’égard des générations qui les ont précédées, toutes suspectées d’avoir à un moment ou un autre pactisé avec les Moubarak. Ils ont aussi quelques défauts propres à beaucoup d’intelligentsia : absence du sens des réalités (ce qui a rendu possible le formidable défi lancé à Moubarak et leur grande victoire), connaissances d’autodidactes, en général glanées éclectiquement, propension au radicalisme extrême, renforcée par la structure de leurs groupes, généralement unis autour d’une idée.
Ces jeunes sont environ 200 000, réunis en quelques centaines de « coalitions ». Les plus petites regroupent quelques dizaines de membres, les plus grandes quelques dizaines de milliers. Les plus importantes sont le mouvement du 6 avril, fondé en 2008 par Ahmad Mahir, un diplômé de la faculté d’ingénierie issu des couches moyennes de la classe moyenne, et les ultras, les groupes de supporters de clubs de football. Ces derniers, peu politisés, sont très hostiles aux forces de l’ordre et sont rompus aux combats de rues. Ce sont eux qui ont brisé, le 28 janvier 2011, la police. S’il est difficile de déterminer avec certitude les origines de classe de leurs membres, on peut toutefois relever que leurs chefs de file sont des fils de cadres voire, pour certains, de députés du parti de Moubarak, fils dégoûtés par les pratiques des générations plus anciennes.
A la chute de Moubarak, le CSFA a tenté de négocier avec les jeunes militants, a même proposé une aide financière pour les aider à fonder un parti ou permettre à certains de leurs cadres d’assister aux réunions des Conseils des ministres. Mais les généraux se sont lassés : ces mouvements n’avaient pas de structure de commandement ou de cadres pouvant les engager et faisaient souvent montre d’un radicalisme que les militaires n’appréciaient pas. De leur côté, les jeunes déploraient les arrestations d’activistes, leur traduction en cour martiale et bien sûr la sinistre affaire des tests de virginité. Au début de l’été 2011, les médias contrôlés par l’armée et quelques généraux se sont lancés dans une campagne de diffamation contre le mouvement du 6 avril, accusant ses chefs d’avoir accepté des financements étrangers, d’avoir été entrainés par des officines de renseignements et initiés aux techniques de renversement des régimes. Les relations n’arrêtèrent pas de se détériorer mais le point de non retour fut, je crois, franchi en novembre 2011, avec les affrontements de la rue Muhammad Mahmoud. L’attitude des Frères pendant ce nouveau round révolutionnaire (ils n’appuyèrent pas les manifestants et craignirent de voir ajourner les élections) creusa un fossé entre les deux forces, qui ne fut comblé qu’avec l’arrivée d’Ahmad Shafiq au second tour des élections présidentielles. Les jeunes activistes ont entretemps payé un lourd tribut, des dizaines de cadres trouvant la mort dans des circonstances mystérieuses (l’épisode le plus spectaculaire étant le massacre du Stade de Port Saïd, en février 2012 qui fit 77 morts) et des milliers d’autres étant arrêtés et jugés devant des cours martiales.
Il est difficile de savoir comment les jeunes votèrent au premier tour des élections présidentielles – il est probable que leurs voix se répartirent entre Morsi (pour les Frères), et surtout Abû-l Futûh et le candidat nassérien Hamdîn Sabbâhî, qui fut un surprenant troisième, avec plus de 22% des voix. Mais l’arrivée de Shafiq au second tour poussa la grande majorité de la jeunesse à appuyer le candidat Frère, avec une importante minorité « votant blanc ».
A l’heure actuelle, selon les indications fournies par Karima Khalil, beaucoup de « coalitions de jeunes » ont disparu. Subsistent les deux factions du 6 avril, les ultras, quelques groupes anarchistes et surtout des groupes se mobilisant pour telle ou telle cause (non aux cours martiales, non à l’immunité aux membres du CSFA, par exemple). Au moins une des deux factions du mouvement du 6 avril a choisi de s’allier avec les Frères, pour purger l’appareil d’Etat, mais cette posture est contestée en interne.
On ne sait qu’une chose : ces deux cent mille n’ont pas disparu, on les retrouvera. D’autres se joignent à eux. Je cite une de ces jeunes activistes, dont les propos m’ont été rapportés par Saeed Okasha : « Moubarak nous privait de nos droits politiques et de nos droits au travail. Nous étions au chômage, condamnés à une vie de célibat. Les Frères ne règlent pas ces problèmes, et de surcroît veulent nous retirer nos libertés privées. Ils espèrent que nous rentrerons chez nous déprimer. Nous préférons mourir place Tahrir, pour les autres ».
Il n’est pas possible, dans ce cadre, de les étudier en détail. Le principal des partis ayant été créé avant la chute de Moubarak est le Néo-Wafd, qui est le descendant (et l’ombre) du grand parti nationaliste créé en 1919 et dissous en 1953. Le consensus veut que les dirigeants ayant succédé à Fu’âd Sirâj al Dîn, qu’il s’agisse de Nu’mân Jum’a ou d’al Sayyid Badawî, ont fait beaucoup de tort à cette grande formation. Mais cette force demeure influente et, aux dernières législatives, est restée la première force non islamiste. Elle peut également compter sur l’appui de certains cadres du PND qui ne veulent pas rejoindre les camps islamiste ou révolutionnaire. Aux dernières présidentielles, elle a soutenu Amr Mûsâ. Elle tente aujourd’hui de diriger une coalition.
Si on en juge par les résultats des législatives, les deux principaux nouveaux partis apparus en 2011 sont les partis des « Egyptiens Libéraux » (centre droit) et « Egyptien Démocrate » (social démocrate). Lors de ces élections, ils s’unirent, avec le « Rassemblement Progressiste », pour constituer le Bloc Egyptien. Ensemble, ils firent jeu égal avec le Wafd, mais on peut penser qu’ils n’ont pas beaucoup progressé, depuis. Ils doivent désormais gérer la concurrence des partis, coalitions, alliances créées en 2012. Hamdeen Sabbâhî tente d’unir sous sa houlette divers partis nationalistes de gauche, Barâd’î a créé un parti « al dustûr », Mûsâ un parti du Congrès, plusieurs partis de gauche tentent de s’unir. Il est trop tôt pour prendre la mesure de leur influence ; les prochaines élections devraient permettre d’y voir plus clair.
Il convient enfin de signaler que dans le microcosme qu’est l’Université du Caire, la force non islamiste qui progresse le plus est « les socialistes révolutionnaires ».
Le principal écueil que doivent éviter ces différentes formations est double et quelque peu paradoxal : d’une part, elles pensent, à tort ou à raison, devoir s’unir pour avoir une chance de contrer les islamistes. D’autre part, elles ne peuvent s’unir qu’autour du refus de l’islamisme, et ceci revient à entrer dans le jeu de ce dernier : définir l’enjeu central comme étant identitaire, à savoir la place de l’islam comme Norme Régulatrice, comme Fondement de l’Ordre Social. Et poser la question ainsi favorise les islamistes. Ces derniers sont beaucoup moins à l’aise sur les questions économiques ou politiques, mais sur ces dernières, leurs adversaires sont, jusqu’à présent, incapables de définir un programme commun, et n’en éprouvent peut être pas le besoin.
Ces forces ont en commun d’estimer que les voix obtenues par Hamdeen Sabbahi et par ‘Abdal Mun’im Abû-l Futûh au premier tour des dernières présidentielles, ou qu’une proportion significative de celles obtenues par Shafiq et Mûsâ sont « récupérables » par elles. Ce n’est pas certain, ne serait-ce que parce que l’on ne sait pas si l’électeur a voté pour tel candidat ou contre tels autres, parce que l’opinion est très volatile et parce que la dynamique des présidentielles et législatives n’est pas la même (dans le système de représentations prévalant, on choisit « le patron » dans les présidentielles et les « intermédiaires entre le peuple et ledit patron dans les législatives… mais ce système de représentations est peut être en train de changer).
Le rapport de l’opinion publique au politique est un des principaux arguments que l’on peut avancer pour dire que nous avons assisté, comme je le crois, à une révolution. Volonté de participer, de se tenir informé, que l’on peut constater à divers signes – la teneur des discussions dans la rue et dans les petits cercles, la fréquence des démonstrations et des actions protestataires, l’évolution des taux de participation, la libération de la parole et de la créativité, le fait que la presse écrite a doublé ses ventes (mais la télévision demeure la principale source d’information).
Cette opinion, comme toutes les autres, est plurielle. Elle est aussi très volatile – la formule de mon collègue et ami Saeed Okasha est très parlante : elle veut à la fois la stabilité et la dignité : quand elle privilégie la stabilité, elle est conservatrice ; quand elle se bat pour la dignité ; elle est révolutionnaire. Aucun observateur ne peut prédire qui privilégiera quelle formulation. Même une organisation ayant les relais dont disposent les Frères s’est fréquemment trompée.
Quelques traits communs apparaissent comme certains : le Caire est contre les Frères. La population souhaite participer, être présente, et n’a pas encore confiance en ses représentants : celui qui a un grief descend dans la rue le faire savoir. Il y a un rejet massif des structures autoritaires et de la violence des dominants : les bavures de la police sont encore la meilleure manière d’entraîner une réaction massive. Toute l’opinion semble souhaiter une société civile s’auto-organisant, s’auto-régulant, avec un État qui se contenterait de fournir les prestations et les services d’un Etat Providence. Deux électeurs sur trois au minimum préfèreraient dans l’absolu voter pour un islamisme ou pour des musulmans très conservateurs, mais sur ces deux électeurs, au moins un a un problème massif avec les Frères musulmans. Enfin, comme le relèvent Saeed Okasha et Adil Hammûda, très nombreuses sont les couches qui n’ont aucun intérêt à la stabilisation de la situation que souhaitent Frères, militaires et « consensus de Washington » : les diplômés au chômage, les vendeurs ambulants, les enfants des rues, les nervis, la jeunesse révolutionnaire…
Le printemps du Caire, le printemps égyptien ne sont pas achevés, au grand dam des deux principales institutions égyptiennes, les Frères Musulmans et l’armée. Celles-ci semblent encore raisonner en termes de restauration de l’autorité, du prestige de l’Etat, et non en termes d’acceptation des conséquences des événements. Je veux dire par là qu’elles s’efforcent de légitimer l’Etat par des élections démocratiques, mais n’acceptent pas encore l’institutionnalisation non domestiquée des nouveaux acteurs de la société civile (je pense notamment aux syndicats et aux médias).
La situation peut se décrire ainsi : les Frères musulmans demeurent, pour l’instant, la seule force civile capable de gouverner. Pour le moment, elle met en place le grand plan du « tamkîn » (devenir capable) de prise de contrôle des divers rouages de l’Etat et de la société, tentant de présenter cela comme des « purges de corrompus ». Mais ce plan entraine de très fortes résistances et une grande polarisation (comme d’ailleurs les autres pratiques frères). En outre, on ne sait pas si cette prise de contrôle s’effectuera en respectant les logiques spécifiques de chaque secteur ou type d’activité (un policier maintient l’ordre, un journal informe, un homme d’affaires investit pour gagner de l’argent, la bureaucratie est légale rationnelle) ou s’il y aura une tentative d’imposer l’idéocratie frère. Je suis enclin à ne pas minimiser le danger, mais il est trop tôt pour se prononcer.
Gouverner l’Egypte est aujourd’hui « mission impossible ». L’économie, la sécurité et la question sociale sont les principales priorités. Le pays a impérativement besoin de créer entre 800 000 et un million d’emplois par an pendant au moins huit ans. L’épargne égyptienne ne suffit pas. Les investisseurs étrangers doivent revenir, mais pourquoi le feraient-ils tant que la sécurité et les finances de l’Etat sont ce qu’elles sont ? Mettre en ordre ces dernières exige un retour du tourisme et des solutions très risquées du problème de la subvention (celle de l’essence coûte plus cher à l’Etat que les budgets de l’éducation et de la santé réunis).
Qui plus est, les Frères doivent décider s’ils doivent gouverner au centre, à droite ou à gauche. Il existe en leur sein tout un courant qui estime que le score salafiste, lors des dernières législatives, s’explique par un recentrage trop important des Frères. Mais sans ce recentrage, la capitale et les très influentes communautés médiatiques et intellectuelles continueront à les guerroyer. L’option « gouverner à gauche » ne semble pas sérieusement considérée par les Frères, même s’ils font de plus en plus référence à une « vague justice sociale ».
Enfin, les questions liées du Sinaï, du Hamas et du terrorisme jihadiste sont autant de casse-têtes sérieux, sans solution en vue dans l’immédiat.
A priori, dans ce genre de situation, un gouvernement d’unité nationale s’impose. Mais cela semble difficile, voire impossible : d’une part il y aura toujours une force politique influente qui sera tentée d’avoir recours à la politique du pire. D’autre part les pratiques passées et actuelles des Frères ont à la fois considérablement polarisé les forces et la confrérie ne jouit pas de la confiance des autres acteurs.
Tewfic Aclimandos
Tewfic Aclimandos est politologue et historien égyptien. Docteur d’Etat de l’IEP de Paris, (thèse sur les officiers activistes de l’armée égyptienne : 1936/54). Chercheur ou chercheur associé au CEDEJ de septembre 1984 à août 2009, il est au collège de France depuis octobre 2009. Ses travaux portent sur l’histoire de l’Egypte depuis le traité de 1936, notamment sur le mouvement des Officiers libres, Nasser (biographie en préparation), l’armée égyptienne, les Frères musulmans et la politique étrangère de l’Egypte.
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