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« La Turquie poursuivra ses efforts pour atteindre son objectif stratégique de devenir membre à part entière de l’Union européenne », déclarait le jeudi 2 mai 2019 le Président turc Recep Tayyip Erdoğan (1). Le 8 septembre de la même année, il menaçait l’Europe « d’ouvrir les portes » de l’immigration (2) si elle refusait d’aider davantage financièrement la Turquie en matière de gestion des réfugiés et des migrants.
Si ces déclarations peuvent sembler contradictoires, ou en tous cas étonner par la différence de ton qu’elles semblent impliquer de la part de la Présidence turque envers l’Union européenne, elles résument pourtant bien le processus de candidature à l’Union européenne de la Turquie, officiellement candidate depuis 1987.
En effet, cette candidature s’illustre par ces rebondissements qui s’inscrivent, malgré tout, vers un éloignement progressif d’une intégration de la Turquie à l’espace européen, en particulier le blocage des négociations par la France et l’Allemagne en 2007.
Depuis la tentative de coup d’Etat en Turquie le 15 juillet 2016, les relations entre le continent européen et son voisin anatolien se sont par ailleurs très fortement dégradées, aboutissant par exemple au retrait de l’ambassadeur néerlandais à Ankara le 5 février 2018 (3).
Alors que la chancelière allemande Angela Merkel déclarait le 4 septembre 2017 « qu’il est clair que la Turquie ne doit pas devenir un membre de l’Union européenne » (4) et qu’une réunion du Conseil d’association UE-Turquie se réunissait pourtant pour la première fois depuis des années le 15 mars 2019, cet article reviens sur les tenants et aboutissants de la candidature de la Turquie à l’Union européenne : pourquoi la Turquie souhaite-t-elle rejoindre l’Europe ? Pourquoi les négociations ont-elles pris tant de temps, au point, aujourd’hui, d’être pratiquement à l’arrêt ? Quelles sont les perspectives à court et moyen terme pour la Turquie et l’Union européenne ?
Des interrogations politiques et idéologiques apparaissent comme étant en grande partie à l’origine du ralentissement des négociations d’adhésion d’Ankara à l’Union européenne, malgré un souhait longtemps établi de la capitale turque de se joindre à la communauté européenne (première partie). Aujourd’hui, en raison de l’actualité régionale et de dynamiques internes à la Turquie, cette dernière apparaît éloignée d’une potentielle intégration à l’UE, notamment en matière de respect des critères d’adhésion et de volonté politique tant à Ankara qu’à Bruxelles (deuxième partie).
Première partie : la Turquie, européenne ? Genèse du projet et débats
La candidature de la Turquie à l’Union européenne s’est révélée complexe dès son annonce officielle en 1987 : pour la première fois, un pays que beaucoup considérait comme « oriental » (5) exprimait sa volonté de rejoindre le projet européen. La Turquie, pourtant résolument engagée dans une européanisation de sa société et de son économie depuis l’avènement de la République en 1923 (I), soulevait en effet beaucoup de questionnements quasi-philosophiques sur la nature exacte du projet européen et l’idée d’une « communauté européenne » (II).
Le 11 novembre 1957, le Premier ministre turc Adnan Menderes annonce à ses concitoyens sa volonté de faire participer de façon croissante la Turquie aux initiatives européennes, notamment la Communauté économique européenne (CEE) (6), projet le plus abouti d’unification à l’époque sur le Vieux continent. Le 31 juillet 1959, la Turquie présente sa demande d’association à la CEE, alors âgée d’à peine dix-huit mois ; lors de l’adoption de la nouvelle Constitution turque le 9 juillet 1961, un alinéa relatif à la ratification des traités internationaux est ajouté afin de faciliter l’association de la Turquie à la CEE (la Turquie vise dans un premier temps une association avec la CEE, et non une intégration).
Ce premier pied posé par Ankara dans l’espace européen est la consécration de plusieurs décennies d’européanisation de la jeune République, fondée en 1923 par le réformateur Mustafa Kemal Atatürk. Sous l’impulsion de celui-ci, la Turquie connaîtra en effet une dynamique d’occidentalisation ayant fait date dans l’histoire, allant de l’adoption de l’alphabet latin en lieu et place de l’arabe en 1928, en passant par la mise sous tutelle étatique de la religion musulmane et la laïcisation conséquente de l’Etat la même année, ou encore l’adoption d’un corpus législatif abondamment inspiré de ceux alors en vigueur en Europe (code d’instruction criminel français, code civil suisse, etc.) de 1924 à 1937.
La poursuite de l’européanisation de la Turquie par une adhésion à un projet politique européen transnational apparaît donc comme une suite logique. La signature de l’accord d’Ankara le 12 septembre 1963 entre la Turquie et la CEE vient prolonger cette démarche, et officialise l’association entre les deux parties. Cet accord d’association apparaît comme une sorte de « période d’essai » : l’article 28 précise ainsi que « lorsque le fonctionnement de l’accord aura permis d’envisager l’acceptation intégrale de la part de la Turquie des obligations découlant du traité instituant la Communauté, les parties contractantes examineront la possibilité d’une adhésion de la Turquie à la Communauté ».
Ankara s’investit pleinement dans cet objectif et, lors de la signature de l’accord, le Président de la Commission de la CEE Walter Hallstein salue la « compréhension » manifestée par « la délégation turque à l’égard des idéaux et des principes du traité de Rome » et déclare que « la Turquie fait partie de l’Europe » et qu’« un jour le dernier pas sera franchi : la Turquie sera membre de plein exercice de la Communauté ».
Le 14 avril 1987, le Premier ministre turc Turgut Özal dépose la candidature de son pays à la CEE, insistant « sur la vocation européenne de la Turquie et son attachement à l’unité européenne ainsi qu’aux idéaux qui ont donné naissance aux traités instituant les Communautés européennes ».
Une première pierre d’achoppement est posée le 18 juin de la même année, lorsque le Parlement européen décide de conditionner l’intégration de la Turquie à la CEE à la reconnaissance du génocide arménien et au respect des minorités, notamment les Kurdes. Le 18 décembre 1989, la Commission européenne rend un avis négatif sur l’ouverture des négociations d’adhésion avec Ankara en raison de ses relations pour le moins dégradées avec la Grèce et sa position sur la question chypriote (7). La question du respect des Droits de l’Homme et des minorités est également évoquée, bien que la Commission souligne les progrès qui ont été réalisés en la matière.
La Turquie prend acte et devient, le 20 novembre 1992, membre associé de l’Union de l’Europe occidentale (8), progressivement intégrée à l’Union européenne nouvellement créée (9). Dans la lignée de l’accord d’Ankara, un accord d’Union douanière est signé le 6 mars 1995 entre Bruxelles et Ankara. La Turquie maintient son souhait d’adhésion à l’Union européenne et le Conseil européen annonce, le 12 décembre 1999, que la candidature turque est étudiée avec sérieux par ses membres.
Trois ans plus tard jour pour jour, le Conseil européen notifie la Turquie que l’Union européenne engagera des négociations avec elle aussitôt qu’elle aura satisfait aux critères de Copenhague : ceux-ci sont un ensemble de conditions d’accession à l’Union européenne définies par cette dernière en juin 1993. Ces critères vont de l’existence d’un réel Etat de droit à une économie de marché viable, en passant par la capacité économique et politique de souscrire aux objectifs de l’Union européenne.
La Turquie s’engage alors dans de vastes réformes : abolition de la peine de mort en 2002, soutien en 2004 au « plan Annan » visant à pacifier et réunifier les deux nations chypriotes divisées à la suite de la partition de l’île en 1974, etc. L’Union européenne annonce, le 17 décembre 2004, donner son accord au début des négociations. S’engagent alors de longues séries de négociations, divisées en « chapitres » : chapitre « droits des sociétés », chapitre « services financiers », etc.
Toutefois, la dynamique turque trouvera un premier frein en 2007, point de départ d’un lent mais continu essoufflement des négociations.
En 2007, le premier ralentissement s’opère. L’Allemagne et la France interrompent les négociations en bloquant l’ouverture de cinq chapitres qui conduiraient, selon elles, « directement à l’adhésion » (10). Les deux pays entendent en effet privilégier l’ouverture de chapitres permettant d’offrir un choix à la Turquie : soit la poursuite des négociations en vue d’une adhésion complète, soit une association aussi étroite que possible. Le message envoyé ici est celui d’une réserve politique franco-allemande vis-à-vis de la place de la Turquie dans une Union « européenne ».
De fait, comme l’admet un rapport parlementaire français en 2011, « Le rythme [des négociations] est […] plus lent que celui qu’avaient connu les pays candidats lors des deux derniers élargissements, à la fois en 2004 et en 2007 » (11). Ce ralentissement tient en grande partie des hésitations que soulève la candidature de la Turquie à l’Union européenne : un pays considéré comme extérieur à l’Europe a-t-il, malgré ses frontières limitrophes avec le Vieux continent, véritablement sa place dans une communauté qui se veut européenne ?
Si l’élargissement progressif de l’Union européenne depuis le traité de Rome en 1957 s’est toujours fait avec un certain enthousiasme, même lors de l’arrivée des anciennes républiques soviétiques d’Europe de l’Est (12), aucune candidature n’a provoqué autant de réactions que celle de la Turquie.
En effet, cette candidature suscite des débats d’ordre historique et identitaire, depuis l’expression du souhait turc d’intégrer l’espace européen en 1987. La candidature turque soulève, de fait, des interrogations quant à la nature du projet européen : sur quelle histoire commune et quelle situation géographique la construction européenne doit-elle se fonder ? La Turquie est-elle européenne, compte-tenu de son avancée territoriale en Thrace avec la ville d’Edirne et de son passé ottoman où, pendant plusieurs siècles, la Grèce et les Balkans ont été sous domination turque ? L’Union européenne ambitionne-t-elle simplement de se constituer comme une force géoéconomique en mesure de rivaliser avec la Chine et les Etats-Unis, ou bien envisage-t-elle une dimension culturelle à son projet ?
Au-delà de ses débats historiques, la question identitaire reste, elle, au cœur des débats. En effet, bien que la Turquie kémaliste et républicaine soit désormais laïque, le pays reste encore aujourd’hui éminemment religieux, et en particulier musulman : près de 83% de la population turque serait de cette confession (13). Si l’islam n’est pas étranger à l’Europe, l’intégration d’un colosse démographique comme la Turquie, forte de 82 millions d’habitants (14), viendrait consacrer une arrivée en force de l’islam, dans une Europe que beaucoup de ses élites politiques considèrent de culture « judéo-chrétienne » (15). Selon le chercheur Alexandre Del Valle (16), les Turcs ont l’impression que les Européens n’osent « pas avouer leur refus de voir ce grand pays musulman intégrer la vieille Europe judéo-chrétienne sécularisée ». Ils en voudraient, pour preuve, l’imposition en 2004 de critères d’admission encore plus exigeants que les critères de Copenhague précédemment mentionnés (17).
La Turquie, malgré des progrès réels et des efforts déployés dans le sens d’une compatibilité avec les critères de Copenhague, apparaît, de fait, loin d’une adhésion à l’Union européenne.
Lire la partie 2
Notes :
(1) https://www.redaction.media/articles/erdogan-leurope-a-davantage-besoin-de-turquie-turquie-de-leurope/
(2) https://www.ouest-france.fr/monde/migrants/migrants-pourquoi-erdogan-menace-l-europe-d-un-nouvel-afflux-6509748
(3) https://www.courrierinternational.com/dessin/les-pays-bas-retirent-leur-ambassadeur-en-turquie
(4) http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2019/03/06/97001-20190306FILWWW00110-la-turquie-ne-peut-pas-etre-membre-de-l-ue-selon-manfred-weber.php
(5) Rappelons par exemple que la Turquie occupait une place de choix dans la littérature orientaliste, notamment au XIXème siècle ; le philosophe allemand Friedrich Schegel affirmait ainsi en 1800 que c’était désormais dans l’actuel Empire ottoman que se trouvait « le suprême romantisme ». Les écrivains français n’ont pas été en reste, comme par exemple Victor Hugo et ses « Orientales » (1829) ou encore Lamartine et son « Voyage en Orient » (1835).
(6) Issue du traité de Rome, signé le 25 mars 1957, la Communauté économique européenne rassemble l’Allemagne de l’Ouest, la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas autour du projet d’une intégration économique devant aboutir, in fine, à la création d’un marché commun.
(7) Le 20 juillet 1974, la Turquie envahit le nord de Chypre afin de ne pas laisser la Grèce en prendre le contrôle intégral, de larges minorités turques y habitant. Occupant désormais 38% de l’île, Turcs et Grecs se sont montrés intransigeants envers presque tous les plans de réunification proposés jusqu’ici.
(8) L’Union de l’Europe occidentale (1954-2011) était une organisation européenne de défense et de sécurité, rassemblant peu ou prou les membres fondateurs élargis de la CEE puis de l’Union européenne.
(9) L’Union européenne est créée le 7 février 1992 par la signature du traité de Maastricht.
(10) Cf. « Rapports d’informations du Sénat - Session ordinaire de 2010-2011 n°677 du 28 juin 2011 :
La Turquie veut-elle toujours adhérer à l’Union européenne ? »
(11) Ibid.
(12) Du 1er mai 2004 au 1er janvier 2007, dix nouveaux Etats membres intègrent l’Union européenne après avoir été, jusqu’en 1989, d’anciennes républiques soviétiques (Bulgarie, Estonie, Hongrie, etc.).
(13) Selon des chiffres publiés en 2016 par le Directorat turc des Affaires religieuses (Diyanet).
(14) Selon des chiffres publiés en 2019 par l’Institut statistique de Turquie (TÜİK).
(15) A l’instar de Viktor Orban, Premier minitre hongrois, ou encore Nadine Morano, députée européenne.
(16) DEL VALLE, Alexandre. « La Turquie dans l’UE : « rempart contre l’islamisme » ou mort programmée du système kémaliste laïque ? », Géoéconomie, vol. 48, no. 1, 2009, pp. 89-108.
(17) Lors du sommet européen des 16 et 17 décembre 2004, Bruxelles a imposé des critères supplémentaires à Ankara, notamment sur la question chypriote, les minorités, et le respect des Droits de l’Homme.
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
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