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Des années après la démission forcée de Necmettin Erbakan, suite à un ultimatum des forces armées turques le menaçant d’un nouveau coup d’État (1), cette stratégie de diplomatie pan-islamiste va réapparaître progressivement sous le gouvernement AKP de Recep Tayyip Erdoğan (2). Elle sera notamment illustrée par le refroidissement des liens entre la Turquie et Israël en 2010, suite à la mort de plusieurs militants humanitaires turcs essayant de forcer le blocus de l’État hébreu sur la Bande de Gaza, en s’embarquant à bord du navire Mavi Marmara. Mais cette rhétorique ideologico-religieuse va surtout prendre la forme du soutien manifesté par Recep Tayyip Erdoğan aux différents mouvements relevant du Printemps arabe, du Maroc jusqu’à la Syrie (3). La Turquie va devenir dès lors un modèle (4) "démocrate-islamique" assumé, à travers la consolidation du pouvoir d’Erdogan et grâce à l’affaiblissement de l’influence politique de l’armée suite aux purges judiciaires permises par les procès Ergenekon et Balyoz à la fin des années 2000 (5). Le début de la nouvelle décennie va alors être marqué par la volonté d’Ankara d’exporter son idéal politique à travers tout le Moyen-Orient. Des partis politiques se réclamant de l’exemple AKP vont ainsi arriver au pouvoir à Rabat (6) comme à Tunis (7), et l’Égypte va accueillir le chef d’État turc lors de la première visite protocolaire faisant suite à la destitution d’Hosni Moubarak en 2011.
De même en Syrie, alors que la révolution évolue en guerre civile suite au refus de Bachar el-Assad, soutenu par l’armée, de quitter le pouvoir, la Turquie va être l’une des principales puissances à soutenir économiquement et militairement les forces rebelles (8). Lorsque l’État islamique au Levant et en Irak (Daech) est proclamé, Bachar el-Assad n’est dès lors plus le seul « ennemi ». Or, la Turquie souhaite de son côté profiter du conflit pour se débarrasser des Kurdes qui se servent du front syrien comme base arrière pour leurs opérations séparatistes dans le sud-est de l’Anatolie. Un objectif politique, couplé à des ambitions territoriales et économiques, qui vise à récupérer les territoires de la province de Mossoul, riches en hydrocarbure dans le nord-ouest de l’Irak où sont aussi présents les Kurdes. Ankara développe alors une stratégie ambiguë et dangereuse vis-à-vis de Daech, qui s’oppose également aux Kurdes sur ces mêmes territoires (9). Lorsque les attentats revendiqués par l’EI commencèrent à se multiplier en Europe, ce soutien officieux devint dès lors très ennuyeux pour la Turquie56 qui finira par se voir elle-même touchée sur son territoire par le même mode opératoire (10).
Bloquée par le système de veto du Conseil de Sécurité, l’ONU ne pourra pas mobiliser d’interventions internationales à l’encontre du régime syrien avant la complexification du conflit du à la proclamation de l’Etat islamique au Levant et en Irak. Profitant de cette impasse, la Russie va dès lors pouvoir s’imposer unilatéralement sur ce théâtre d’opérations. Reprenant jusqu’ici les recettes du contre-terrorisme ayant fait leurs preuves en Tchétchénie (11), déjà contre des rebelles soutenus par la Turquie, Vladimir Poutine va réussir là où les Etats-Unis de Barack Obama et la France de François Hollande ont échoué en planifiant une intervention armée officielle en Syrie (12) : des troupes sont envoyées auprès des forces loyalistes syriennes pour éliminer la menace terroriste sur ses fondations le 30 septembre 2015, suite à un appel à l’aide militaire du Président el-Assad (13). Les Kurdes, jusqu’ici combattant seuls l’État islamique sur le front nord se voient donc aidés par l’intervention militaire russe dont les bombardiers survolent quotidiennement la Turquie pour frapper les rebelles (14). Les alliés d’Ankara sur le terrain se retrouvent donc considérablement affaiblis, à l’inverse de ses ennemis dont le territoire s’agrandit exponentiellement au sud de la frontière avec l’Anatolie, à mesure que Daech et les rebelles du régime syrien reculent sous les bombardements (15).
Le conflit s’est ainsi décanté au cours de ces quatre dernières années, et l’étendue territoriale de Daech se réduit autant en Irak qu’en Syrie. Le gouvernement de Bachar el-Assad, les Russes et les Kurdes semblent alors être les grands gagnants de cet affrontement qui n’en finit pas, au contraire des rebelles et du gouvernement turc les ayant soutenus tout du long (16). L’ambition d’Ankara de se débarrasser du gouvernement voisin de Bachar el-Assad et des bastions kurdes, aussi bien en Syrie qu’en Irak, est en effet mise à mal (17) par le consensus international qui semble désormais favoriser le maintien de ces deux acteurs dans leurs rôles respectifs (18). Ainsi, même si l’armée turque aura conquis des territoires kurdes, comme la ville d’Afrin début 2018, en misant sur le retrait des forces américaines (19) pour réduire à néant ce qu’elle considère comme des forces séparatistes, la présence russe dans la région l’empêche de parvenir à ses fins (20).
Les Kurdes, autrefois principalement soutenus par les pays occidentaux pour leur activisme contre Daech dès le début du conflit, se sont rapprochés de la Russie, et de son allié Bachar el-Assad, face à l’accroissement de la menace turque depuis le recul des États-Unis. Les Turcs, dont les derniers rebelles soutenus en Syrie se concentrent dans la poche d’Idlib, se retrouvent obligés de négocier avec les Russes pour tenter de créer une zone démilitarisée autour de cette ville en septembre 2018. L’un des objectifs de cette trêve est notamment d’empêcher les Kurdes d’obtenir un accès à la mer qui désenclaverait leur territoire jusqu’ici bloqué entre la Syrie, l’Irak, l’Iran et la Turquie. Damas ayant en effet répondu favorablement à l’appel à l’aide des Kurdes (21), la grande crainte du gouvernement d’Ankara est que les Kurdes obtiennent de cette alliance une région autonome en Syrie, sur le modèle du Kurdistan irakien suite à l’intervention américaine en 2003 à Bagdad (22). Officiellement assise à la même table que les vainqueurs russes, iraniens, kurdes et loyalistes au gouvernement de Bachar el-Assad, dans le processus de paix dont les réunions ont lieu à Astana (23), la Turquie d’Erdogan a pourtant dû se plier71 à la Russie tout au long du conflit (24). L’échec de la tentative de zone démilitarisée à Idlib est ainsi le dernier symbole de cette défaite de la Turquie face à la coalition menée par la Russie, qui a commencé son ultime offensive sur la dernière poche rebelle de Syrie le 6 juin dernier (25).
Lire la partie 1
Notes :
(1) AKDEMIR, Musa. "Turquie : Erbakan cède à la pression militaire. Il promet des mesures contre l’islamisation de la société.", Libération, 28 avril 1997.
(2) SHADI, Hamid. "From Erbakan to Erdogan : The Evolution of Turkish Foreign Policy", Insight Turkey, vol. 6, N°1, janvier-mars 2004, pp. 113-118.
(3) YILDIZ, Tarik. "La Turquie et le Printemps Arabe", Huffington Post, 21 mai 2012.
(4) PERRIER, Guillaume. "Un modèle turc pour les révolutions arabes ?", Le Monde, 15 février 2011.
(5) MARCOU, Jean. "La Turquie entre l’affaire Balyoz et l’affaire Ergenekon", OVIPOT, 21 février 2011.
(6) AÏT AKDIM, Youssef. "Islamistes marocains : un modèle nommé AKP", Jeune Afrique, 22 septembre 2014.
(7) BONZON, Arianne. "Turquie-Tunisie, la filiation de l’AKP", Slate, 3 février 2011.
(8) ARANGO, Tim. "Erdogan, Syrian Rebels’ Leading Ally, Hesitates", The New York Times, 17 octobre 2013.
(9) LESER, Eric. "Sans la Turquie, Daech n’existerait pas", Slate, 2 août 2015.
(10) "9 morts en Turquie, Daech revendique l’attentat", Europe 1, 5 novembre 2016.
(11) BAEV, Pavel. "L’évolution de la politique russe en matière de lutte antiterroriste : de la Tchétchénie à la Syrie", Russie.Nei.Visions, vol. 107, IFRI, avril 2018.
(12) BASTIEN, Daniel & BOURDILLON, Yves. "Syrie : ce que veulent Poutine, Obama et Hollande", Les Echos, 2 octobre 2015.
(13) "Syrie : Bachar el-Assad appelle à l’aide militaire de la Russie", AFP, 30 septembre 2015.
(14) AHMED, Akbar Shahid. "Russia Is Exploiting Syria’s Kurds And U.S. Frustrations To Complicate The Fight Against ISIS", Huffington Post, 30 janvier 2016.
(15) SINJAB, Lina. "Can Syria’s Kurds realise territorial ambitions ?", BBC, 26 juillet 2016.
(16) FOUR, Jean-Marc. "Erdogan et Assad, amis et ennemis", France Inter, 19 mars 2018.
(17) GARDNER, David. "Turkey’s ambitions in Syria ara likely to be frustrated", Financial Times, 22 janvier 2019.
(18) "Maintenir Bachar el-Assad serait désormais accepté", Le Temps, 27 septembre 2015.
(19) MINOUI, Delphine. "Syrie : le retrait américain ouvre la voie à la Turquie", Le Figaro, 20 décembre 2018.
(20) JEGO, Marie. "Le soutien de la Russie aux Kurdes entrave l’incursion turque en Syrie", Le Monde, 28 mars
2017.
(21) "Syrie : Damas répond à l’appel des Kurdes", La Croix, 28 décembre 2018.
(22) "Erdogan ne permettra jamais la création d’un État kurde en Syrie", France 24, 27 juin 2015.
(23) "Conflit syrien : Astana, un processus parrainé par Moscou, Téhéran et Ankara", L’Orient - Le Jour, 7 septembre 2018.
(24) D’ALEMA, Francesco. "The Evolution of Turkey’s Syria Policy", Istituto Affari Internazionali, 2017.
(25) JEGO, Marie ; BARTHE, Benjamin & STEPHAN, Laure. "Au nord-ouest de la Syrie, un bras de fer entre Russie et Turquie", Le Monde, 25 mai 2019.
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Rémi Carcélès
Rémi Carcélès est doctorant en science politique à l’Université d’Aix-Marseille au sein du Centre méditerranéen de sociologie, de science politique et d’histoire (MESOPOLHIS) et fellow de l’Institut Convergences Migrations (ICM). Travaillant sur l’insertion des mobilisations politiques transnationales en contexte migratoire, il est également chargé d’enseignement à l’Institut d’études politiques (IEP) d’Aix-en-Provence en introduction à la science politique, relations internationales et analyse des comportements politiques. Dans cette optique, il s’intéresse tout particulièrement au suivi des mobilisations politiques en France au même titre qu’à l’analyse des évolutions géopolitiques contemporaines, notamment liées à la Turquie et ses ressortissants.
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