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« Les Kurdes n’ont d’amis que les montagnes ». Le vieux proverbe, s’il fait avant tout référence au relatif isolement politique des Kurdes de Syrie, rappelle aussi la dimension écologique au coeur du projet politique révolutionnaire de Rojava. Egalement appelé Kurdistan occidental ou Kurdistan de Syrie, Rojava est une région limitrophe avec la Turquie, ayant acquis progressivement, au fur et à mesure de la guerre civile syrienne, une autonomie de facto. Aujourd’hui complétement autonome du gouvernement syrien, l’entité Rojava n’a été diplomatiquement reconnue par aucun Etat, relevant ainsi encore aujourd’hui du projet politique au devenir incertain. Le territoire de Rojava est composé de trois « cantons » frontaliers avec la Turquie, mais sans continuité géographique entre eux : les cantons d’Afrine au Nord-Ouest ; de Kobané au centre, rendu célèbre par la fameuse bataille qui y fut emportée par les Kurdes contre l’Etat islamique entre octobre 2014 et juin 2015 ; le canton de la Djézireh, le « bec de canard » historique au Nord-Est de la Syrie.
Rojava bénéficie, depuis quelques années, d’une couverture médiatique importante par les médias occidentaux en raison de son projet politique radical de gauche, à bien des égards en rupture avec le climat politique des pays alentours. Un projet inspiré par les écrits de l’intellectuel Abdullah Öcalan, et prônant le « confédéralisme démocratique » comme nouvelle norme d’organisation politique. Öcalan, penseur influent pour une majorité des Kurdes de Turquie et de Syrie, fut l’un des fondateurs historiques du PKK, parti pro-kurde de Turquie (1). Aujourd’hui retiré de la vie partisane en raison de sa captivité dans les prisons turques, il demeure l’auteur de nombreux écrits politiques à portée concrète pour les Kurdes de Syrie et de Turquie. Le parcours intellectuel d’Öcalan en prison doit beaucoup aux écrits de Murray Bookchin, le philosophe à l’origine du concept de « confédéralisme démocratique ». Intellectuel américain incontournable de la pensée anarchiste contemporaine, Bookchin développa une œuvre protéiforme et riche, dont la portée programmatique a trouvé un terrain d’application particulièrement fertile au Kurdistan syrien.
La situation politique de Rojava, au fur et à mesure de sa prise d’importance médiatique depuis la révolution syrienne de 2011, ne manque pas d’étonner, d’intriguer et parfois même de séduire. De nombreux Européens partent chaque mois combattre auprès du PYD, le principal parti kurde de Syrie, attirés par un projet politique de gauche radical marquant une double rupture.
Géographiquement d’abord, le projet de Rojava fait figure d’exception dans un Moyen-Orient en proie aux tensions et aux guerres. L’image renvoyée dans les médias d’une région s’étant dotée d’un système confédéral basé sur la démocratie directe, où pluralisme, écologie et féminisme sont les maîtres mots et où la peine de mort est illégale, contraste puissamment avec des voisins attachés au concept d’Etat-nation.
Historiquement d’autre part, le projet politique de Rojava constitue un changement radical dans le combat historique des Kurdes pour leur reconnaissance politique. Divisé entre la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran depuis la chute de l’Empire ottoman, l’histoire du militantisme kurde fut toujours celle de la lutte d’un peuple souvent réprimé (répressions des républiques d’Ararat en Turquie en 1927 et de Mahabad en Iran en 1946, génocide kurde d’Halabja en Irak par les troupes de Saddam Hussein en 1988 pour ne citer que quelques exemples) auquel l’attribution d’un Etat-nation était refusée. Face à cette hostilité ouverte, de nombreux partis kurdes, principalement d’inspiration communiste, virent le jour au Moyen-Orient, bon nombre d’entre eux acceptant la violence comme moyen légitime de parvenir à l’indépendance.
Les Kurdes de Rojava affirment pourtant ne plus réclamer une reconnaissance étatique basée sur une identité nationale kurde, construisant plutôt leur revendication sur un projet inclusif de tous peuples et confessions. Ils expliquent que ce changement crucial d’orientation politique doit principalement à la redéfinition des enjeux de la lutte kurde synthétisée par Abdullah Öcalan, leader historique du PKK. Emprisonné par la Turquie depuis 1999 sur l’île déserte d’Imrali, au large de l’Anatolie, celui que les Kurdes surnomment affectivement Apo a pu repenser en profondeur la réponse à apporter à la question kurde. Cette démarche, dont les similitudes avec le parcours intellectuel de Nelson Mandela en prison sont nombreux, l’a notamment amené à comprendre que le projet d’un Kurdistan ethniquement kurde était irréalisable, et donc que tout projet politique crédible devait prendre en compte et composer avec la pluralité ethnico-nationale intrinsèque de la région. Ce parcours intellectuel doit beaucoup à la lecture en prison par Öcalan de l’oeuvre du philosophe anarcho-libertarien Murray Bookchin.
Murray Bookchin, bien que relativement méconnu en Europe, fut l’un des penseurs anarchistes les plus influents et prolifiques du XXème siècle. Né dans le Bronx en 1921 de parents russes juifs exilés aux Etats-Unis, il se tourna rapidement vers la pensée anarchiste qui convenait le mieux à ses idées libertaires. De sa jeunesse trotskiste et syndicaliste, il conserva toutefois la conviction que l’anarchisme ne doit pas définir la liberté sur un mode négatif (rejet de l’autorité), mais plutôt sur la compréhension de la relation entre l’individu et sa société. Sa dette non-reconnue en ce sens à l’égard du père de l’anarchisme, Joseph Proudhon, dont la pensée remarquablement profonde se résume mal dans sa fameuse phrase « se distinguer pour être, s’unir pour être plus », est importante.
La pensée de Bookchin fut d’abord une critique de la société capitaliste, ainsi que de son produit l’Etat-nation, dans son impact sur l’environnement (2). Mode de production dont la pérennité repose en son essence sur l’exploitation de ressources naturelles épuisables, le capitalisme est perçu par Bookchin comme un système impropre à régir sur le long-terme les rapports économiques et, en filigrane, les relations sociales qui s’inscrivent en ceux-ci depuis la « grande transformation » (3). Dès lors, Bookchin consacre son oeuvre à imaginer le concept d’« écologie sociale », qui se distingue d’une part des tentatives jugées trop tièdes cherchant à adapter le capitalisme à la nouvelle donne écologique, mais qui refuse d’autre part l’« écologisme profond » (deep ecology) ne permettant pas de penser en soi la place spécifique de l’Homme dans son environnement (4). L’« écologie sociale » devient ainsi un projet politique radical visant à désencastrer les rapports sociaux de l’économique afin d’en finir avec le capitalisme, niant d’une part la nécessaire harmonie de l’Homme avec son environnement, et dénigrant d’autre part, par la verticalité propre aux rapports sociaux issus du capitalisme, l’expression de la liberté fondamentale des personnes.
Le second concept clé de l’oeuvre de Bookchin découle en droite ligne de l’« écologie sociale ». Afin de repenser les rapports sociaux, les citoyens doivent prendre une part active et libre à l’organisation de la vie en société, c’est-à-dire la Cité, selon le principe du « municipalisme libertaire » (5). La Cité doit demeurer à échelle humaine (on retrouve le principe de subsidiarité entrevu par Proudhon et repris par ses héritiers personnalistes) afin que toute décision soit l’effet de l’expression d’une démocratie directe opposée dans son principe au parlementarisme ou aux systèmes de partis (6). Face au centralisme étatiste, c’est désormais localement que le politique se vit et se décide, l’Etat n’étant plus qu’une instance administrative sans réel contenu politique et dirigée par la confédération des municipalités.
Malgré les démarches entreprises en ce sens par les avocats d’Abdullah Öcalan, le leader kurde n’a pas pu rencontrer le philosophe américain, qui mourut en 2006, et ne put ainsi que correspondre brièvement avec lui. La compréhension par Öcalan de l’oeuvre de Bookchin demeura ainsi relativement indirecte (7), bien que Janet Biehl, compagne et collègue de Bookchin pendant près de 20 ans jusqu’à sa mort, soit aujourd’hui largement impliquée dans la cause de Rojava, veillant ainsi à la bonne diffusion des idées du philosophe dans la région (avec un accent mis sur la dimension féministe du projet politique) (8).
De l’étude de l’oeuvre de Bookchin, Abdullah Öcalan retint et forgea le concept de Confédéralisme démocratique (9). En nette opposition avec l’idée d’Etat-nation encore prédominante dans les représentations politiques actuelles au Moyen-Orient, et qu’Öcalan estime responsable des déboires de cette région, le confédéralisme démocratique prévoit une démocratie directe s’organisant à l’échelle locale (commune, voisinage, district puis canton) avec des règles précises concernant la proportion nécessaire de femmes dans un quorum afin qu’une décision prise à la majorité soit effective.
Historiquement, le confédéralisme démocratique a connu ses premières tentatives clandestines de mise en application au Kurdistan turc en 2005 avec la constitution du « groupe des communautés kurdistanes », suivi de peu en Syrie la même année avec la publication par le PYD d’un texte prônant l’« auto-gouvernance démocratique ». Entre 2005 et 2007, le projet prit pour la première fois une forme concrète dans la municipalité de Sur, dans la ville turque à majorité kurde de Diyarbakir, sous l’impulsion du maire Abdullah Demirbaş. L’expérience fut toutefois éphémère et prit fin avec la condamnation de Demirbas, jugé coupable de l’utilisation du kurde comme langue officielle par le gouvernement turc.
Depuis la révolution syrienne de 2011 et l’effacement du régime de Bachar al-Assad au Nord du pays, Rojava se trouve dans une position favorable à une mise en place du confédéralisme démocratique à grande échelle. Les témoignages de la mise en application de ce nouveau modèle politique sont, dans leur ensemble, positifs, avec notamment une volonté marquée d’intégrer les populations syriennes arabes contrôlées par Rojava, aussi bien au niveau municipal qu’au sein du PYD (10).
Un certain nombre d’entraves à la bonne application d’un projet politique ambitieux demeure toutefois. Le rôle des YPG, unités militaires d’autodéfense responsables devant les assemblées locales de Rojava, n’est pas toujours bien compris de la part des populations non-kurdes, qui les considèrent parfois comme des milices pro-kurdes. La légitimité même de l’existence des YPG, justifiée selon Öcalan par la notion d’autodéfense qu’il oppose clairement au militarisme des Etats-nations, n’est pas fondée dans l’oeuvre résolument anti-militariste de Bookchin. De même, Öcalan cautionne le système partisan horizontal et vertical, perçu comme garant de la pluralité d’opinions nécessaire à toute vie démocratique, quand Bookchin s’y opposait fermement, voyant dans le système partisan une confiscation du pouvoir politique au peuple. Qu’en 2014 le PYD ait par exemple exigé des partis politiques de la province d’Hasaka (al-Jazira) qu’ils demandent une licence pour exister peut sembler éloigné des idées démocratiques de l’« écologie sociale ».
Un certain nombre de compromissions avec les idées de Bookchin, habilement justifiées par les écrits d’Öcalan reprenant les concepts de l’Américain tout en les adaptant aux nécessités et intérêts politiques du Moyen-Orient, paraissent en outre nécessaires pour réussir la reconversion d’un mouvement militant kurde historiquement nationaliste vers un projet pluraliste de démocratie directe (11). Ces compromissions paraissent indispensables étant donné les réalités de la situation géopolitique de Rojava, à tel point que certains Kurdes refusent de tourner le dos à la voie nationaliste, qui paraît encore à certains comme demeurant l’unique manière de combattre les ennemis des Kurdes à armes égales (12). Bookchin insistait pourtant sur le fait que la mise en place du municipalisme libertaire nécessite « une volonté authentiquement démocratique de la part du peuple de mettre fin à l’influence grandissante de l’Etat-nation ». Les Kurdes demeurant attachés à l’idée d’Etat-nation avancent souvent l’argument selon lequel le revirement théorique opéré par Öcalan en prison s’expliquerait moins par une authentique prise de conscience politique que par le résultat des pressions turques sur le leader kurde afin que celui-ci condamne la violence militante, et donc en filigrane les activités du PKK ennemi du gouvernement.
Au-delà de la question du bien-fondé du confédéralisme démocratique pour le service de la cause kurde, le projet politique radical de Rojava permet également de stimuler l’intérêt porté par les médias, notamment occidentaux, aux événements de cette région. En reprenant des thèmes au centre des débats politiques occidentaux tels que l’écologie et le féminisme, Rojava renvoie une image progressiste contrastant largement avec l’image d’obscurantisme renvoyée, par exemple, par l’Etat islamique. Le confédéralisme démocratique, en plus d’un projet politique ambitieux mais prometteur pour la région, se comprend ainsi également comme le produit d’un positionnement stratégique finement pensé par son auteur Öcalan.
Notes :
(1) Le PKK, créé en 1978, est considéré comme une organisation terroriste par de nombreux pays et entités, au premier rang desquels la Turquie, mais également les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou encore l’Union Européenne.
(2) Voir notamment M. Boockhin, Toward and ecological society, 1980.
(3) K. Polanyi, La Grande transformation, 1944. Dans cet ouvrage, l’économiste hongrois décrit le processus d’encastrement de la sphère sociale dans la logique économique de marché à partir du début du XIXème siècle en Europe.
(4) M. Bookchin, The politics of social ecology, 1977.
(5) K. Bookchin, Social ecology and municipalism, 2007. Le dernier ouvrage de Bookchin, publié à titre posthume.
(6) Libetarian muncipalism « seeks to reclaim the public sphere for the exercise of authentic citizenship while breaking away from the bleak cycle of parliamentarism and its mystification of the "party" mechanism as a means for public representation ».
(7) L’oeuvre de Bookchin est en partie traduite en turc, mais pas encore en arabe, ce qui implique qu’une partie des Kurdes de Rojava n’y a accès qu‘à travers le prisme de la lecture d’Öcalan.
(8) Voir notamment sa traduction depuis l’allemand de Democratic autonomy in North Kurdistan, ouvrage issu d’un voyage réalisé par un groupe de militants allemands (TATORT Kurdistan) afin d’enquêter sur les modalités de mise en application du confédéralisme démocratique à Rojava.
(9) D’après son ouvrage éponyme écrit en prison, et disponible ici : http://www.freeocalan.org/wp-content/uploads/2012/09/Ocalan-Democratic-Confederalism.pdf
(10) Humeydi Denham, sheikh de la tribu arabe des Chammar, est ainsi co-president du PYD dans le canton de Jazira, à l’Est, depuis 2014.
(11) Öcalan contextualise régulièrement ses idées en prenant l’exemple du Moyen-Orient, et l’Etat-nation qu’il critique tant conceptuellement fait en réalité, à mots à peine voilés, référence à la Turquie d’Erdogan.
(12) « Un activiste pacifiste allemand ou un libertarien américain peuvent s’enorgueillir de rejeter le nationalisme, mais un Kurde peut-il affecter la même indifférence face à la résolution en cours du combat national kurde pour une place au soleil ? », http://rudaw.net/english/opinion/06012014
Jean-Baptiste Bégat
Jean-Baptiste Bégat est élève normalien en histoire contemporaine du Moyen-Orient. Réalisant un master d’histoire à l’Université Panthéon-Sorbonne en partenariat avec l’Université d’Oxford, sa recherche porte sur les enjeux de la question kurde sous le mandat britannique en Irak. Il dispose également d’expériences dans le domaine de la diplomatie française.
Jean-Baptiste Bégat est également élève aux Langues’O où il étudie le persan, et forme des élèves de classe préparatoire aux épreuves orales des concours d’entrées aux grandes écoles de commerce.
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