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Unions et désunions aux Kurdistans : pourquoi les Kurdes ne parviennent-ils pas à s’unir (2/2) ?

Par Emile Bouvier
Publié le 16/03/2021 • modifié le 16/03/2021 • Durée de lecture : 5 minutes

Lire la partie 1

Les partis kurdes syriens, irakiens et iraniens : des relations complexes guidées par la quête de prestige et où le PKK occupe un rôle clivant central

En Irak, deux mouvements kurdes exercent un quasi-condominium politique sur le Kurdistan irakien : le PDK des Barzani et l’UPK des Talabani. Eternels frères ennemis, ces deux mouvements se sont mutuellement alimentés pour atteindre l’autonomie du Kurdistan d’Irak dans les années 1990, avant de s’affronter militairement une fois ce statut atteint, de 1994 à 1998. Après une médiation américaine, ces deux partis se sont répartis presque équitablement les postes au sein du GRK, les Barzani conservant toutefois toujours, incontestablement, l’ascendant sur l’UPK. Ces deux mouvements sont ainsi opposés en permanence politiquement, chacun essayant de rester ou de devenir le parti dominant du seul territoire kurde autonome légal aujourd’hui. En 2009, un nouveau parti est venu perturber le condominium du PDK et de l’UPK : le Gorran (Mouvement pour le changement), un parti jeune et dynamique désireux de briser la loi clanique régnant alors sur la vie politique kurde irakienne. Après des débuts prometteurs, ce parti a toutefois fortement perdu de sa popularité et il ne représente désormais qu’une très maigre concurrence vis-à-vis du PDK et l’UPK.

Quant à l’Iran, la totalité des partis kurdes d’importance n’opère plus sur le sol iranien mais depuis celui de la région autonome du Kurdistan d’Irak, où ils ont trouvé refuge face à la répression menée par Téhéran à leur encontre. Il s’agit du Parti démocratique du Kurdistan d’Irak (PDKI) - le plus notable d’entre eux -, qui prône l’établissement d’un Kurdistan iranien autonome à l’image du Kurdistan irakien ; le Komala, un mouvement révolutionnaire d’extrême-gauche ; le PJAK, l’excroissance iranienne du PKK ; le PAK (Parti de la liberté du Kurdistan), une organisation soutenue par le GRK ; enfin, le Khebat (Organisation de la lutte pour le Kurdistan iranien), un parti islamiste de faible envergure.

Ces partis vivent d’une certaine manière aux crochets de l’UPK et du PDK : leur présence dans la RAK est tolérée par le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), qui les menace néanmoins fréquemment d’expulsion s’ils ne stoppent pas leurs attaques contre les Pasdarans à la frontière irako-iranienne. Les actions menées par ces partis à l’encontre du régime des mollahs depuis la RAK provoquent en effet de régulières représailles de la part de Téhéran qui bombarde fréquemment les positions des insurgés kurdes iraniens dans la RAK : en septembre 2018 par exemple, le siège du PDKI à Kosandjak, près d’Erbil, était touché par une salve de sept missiles lancée par l’Iran [1].

Les relations entre les mouvements kurdes irakiens (PDK et UPK) et ces mouvements kurdes iraniens s’avèrent donc assez conflictuelles, politiquement du moins, à l’exception du PAK : celui-ci bénéficie en effet du soutien du GRK et plus particulièrement du PDK, qui sécurise ainsi un allié kurde iranien parmi les nombreux autres mouvements présents sur le territoire de la RAK [2].

En Syrie, le sujet des partis kurdes syriens a été exposé en détail dans Les clés du Moyen-Orient. Dans le cas du présent article, il convient de rappeler que deux grands pôles politiques s’affrontent en Syrie : celui, d’un côté, du PKK, incarné par sa filiale syrienne - le PYD - et, de l’autre, un ensemble de partis davantage nationalistes et réunis sous la bannière de l’ENKS (Conseil national kurde). Celui-ci bénéficie du soutien actif, financier, politique et militaire du clan Barzani, qui y voit là un moyen de contrebalancer l’influence du PKK en Syrie et d’y accroître la sienne [3].

Quel que soit le pays, et en particulier en Syrie, Irak et Iran, le PKK s’affirme nettement comme le centre des tensions interkurdes : en raison de la concurrence que le PKK exerce à l’encontre des autres mouvements kurdes, ces derniers éprouvent en effet une animosité toute particulière à son égard.

En Irak, le PDK voit le PKK comme un concurrent direct et, surtout, comme une forme de nuisance [4] : les positions du mouvement révolutionnaire sont en effet situées essentiellement dans les territoires contrôlés par le PDK, qui subissent ainsi régulièrement les bombardements et autres opérations militaires turques [5]. Dans ce cadre, le PDK collaborerait de plus en plus étroitement avec la Turquie afin de neutraliser le PKK, en transmettant notamment les coordonnées de positions du mouvement révolutionnaire dans les montagnes afin que la Turquie puisse les bombarder [6] ; le PKK accuse ainsi régulièrement le PDK de collaboration avec la Turquie et de trahison à l’encontre de la cause kurde [7].

Le PDKI subit également la concurrence du PKK à travers sa filiale iranienne (le PJAK), qui tend à lui prendre le monopole de la cause kurde en Iran. Après plusieurs affrontements armés dans les montagnes du Kurdistan irakien, les deux belligérants s’ignorent désormais ostensiblement [8].

L’UPK, en revanche, fait exception : le clan Talabani voit en effet dans le PKK un excellent vecteur d’affaiblissement, ou en tous cas de nuisance, à l’encontre du PDK, l’éternel rival de l’UPK [9]. Ce dernier soutiendrait donc à des degrés divers le mouvement révolutionnaire kurde, et le protégerait dans une certaine mesure des actions du PDK et de la Turquie [10]. A cet égard, une crise éloquente s’est produite dans le courant des mois d’avril et mai 2020 dans les montagnes du Kurdistan irakien : à Zini Warte, à une quarantaine de kilomètres du Mont Qandil, des troupes de l’UPK et du PDK se sont faites face. Le PKK accusait en effet le PDK d’y avoir pris position afin de préparer le terrain à une offensive de la Turquie contre le mont Qandil [11] ; l’UPK accusait quant à elle le PDK de vouloir conquérir une portion de territoire de l’UPK [12]. Le PDK, quant à lui, dénonçait la collusion entre l’UPK et le PKK [13]. La crise, résolue temporairement à la suite de négociations entre leaders du PDK et l’UPK, illustrent les tensions existant entre mouvements kurdes et le rôle central que le PKK y joue très régulièrement.

Conclusion

Ainsi, les Kurdes ne parviennent pas, pour le moment, à disposer d’une représentation politique transnationale et unificatrice en raison de divergences de vue sur le modèle politique à promouvoir (autonomie, sécession, confédéralisme démocratique…) et de guerres de prestige. Dans ce cadre, le PKK apparaît toutefois comme l’un des mouvements se rapprochant le plus d’un parti transnational, expliquant à la fois le succès du mouvement révolutionnaire à travers le Moyen-Orient mais aussi son rôle catalyseur des tensions interkurdes. La question de l’émergence d’un parti moins clivant et davantage rassembleur, capable de transcender à la fois les frontières et les différends politiques, reste donc toute ouverte et, pour le moment, non-résolue.

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Les Kurdes, d’un statut de peuple marginalisé à celui d’acteurs stratégiques incontournables. Un peuple stratégiquement incontournable (2/2)
 Le PKK, un mouvement résolument transfrontalier. Partie 1 : l’Irak, une base arrière majeure pour le PKK
 Les Kurdes du Khorassan : un Kurdistan excentré par la force de l’Histoire
 Les Barzani
 La République de Mahabad (1946-1947), une expérience fondatrice de l’identité kurde (1/2)

Bibliographie :
 Hanna Yousif Freij (1998) Alliance patterns of a secessionist movement : the Kurdish nationalist movement in Iraq, Journal of Muslim Minority Affairs, 18:1, 19-37, DOI : 10.1080/13602009808716391
 Gunter, Michael M. Out of nowhere : The Kurds of Syria in peace and war. Oxford University Press, 2014.
 Kirisci, Kemal. "Turkey and the Kurdish Safe-Haven in Northern Iraq." Journal of South Asian and Middle Eastern Studies 19, no. 3 (1996).
 Sabio, Oso. Rojava : An alternative to imperialism, nationalism, and Islamism in the middle east (an introduction). Lulu. com, 2015.
 Milburn, Franc. "Iranian Kurdish Militias : Terrorist-Insurgents, Ethno Freedom Fighters, or Knights on the Regional Chessboard ?." CTC Sentinel 10 (2017) : 5.
 Acar, Yasemin Gulsum, Polat Alpman, Demet Arpacik, Lana Askari, Marlies Casier, Semih Celik, Vera Eccarius-Kelly et al. Methodological Approaches in Kurdish Studies : Theoretical and Practical Insights from the Field. Lexington Books, 2018.
 Černy, Hannes. Iraqi Kurdistan, the PKK and International Relations : Theory and Ethnic Conflict. Routledge, 2017.
 Stansfield, Gareth, and Mohammed Shareef, eds. The Kurdish question revisited. Oxford University Press, 2017.
 Gunes, Cengiz, and Robert Lowe. The impact of the Syrian War on Kurdish politics across the Middle East. London : Chatham House, 2015.
 Al, Serhun. "Elite discourses, nationalism and moderation : A dialectical analysis of Turkish and Kurdish nationalisms." Ethnopolitics 14, no. 1 (2015) : 94-112.
 Van Bruinessen, Martin. "Kurdish challenges." Looking into Iraq, Chaillot Paper 79 (2005) : 45-72.

Sitographie :
 Kurds who fought ISIS, now hunted by Iran’s regime, The Jerusalem Post, 28/08/2018
https://www.jpost.com/middle-east/iran-news/kurds-who-fought-isis-now-hunted-by-irans-regime-565973
 Who are the Kurds ?, TRT World, 01/06/2018
https://www.trtworld.com/magazine/who-are-the-kurds--17915
 Chronology for Kurds in Turkey, RefWorld, 2004
https://web.archive.org/web/2012101...
 Ocalan v. Barzani : Two contradictory worlds, The Kurdistan Tribune, 11/05/2013
https://kurdistantribune.com/ocalan-v-barzani-two-contradictory-worlds/
 Barzani or Öcalan ?, Daily Sabah, 07/11/2014
https://www.dailysabah.com/columns/mahmut_ovur/2014/11/07/barzani-or-ocalan
 Texte de l’alliance PKK - DHKP/C (1997), Les Matérialistes, 14/03/1997
https://lesmaterialistes.com/texte-alliance-pkk-dhkpc-1997
 Mazlum Kobani Called the U.S. ‘Comrades in Arms’ Against ISIS. Now the U.S. Is Eyeing the Exit., The New York Times, 12/05/2019
https://www.nytimes.com/2019/05/12/world/middleeast/syria-sdf-us-islamic-state.html
 Un champ d’action régionalisé ? Le PKK et ses organisations sœurs au Moyen-Orient, Centre de recherches internationales de Sciences Po, 01/04/2014
https://www.sciencespo.fr/ceri/fr/content/dossiersduceri/un-champ-d-action-regionalise-le-pkk-et-ses-organisations-soeurs-au-moyen-orient
 HDP mayors arrested for links with PKK terrorists, Daily Sabah, 15/05/2020
https://www.dailysabah.com/politics/war-on-terror/hdp-mayors-arrested-for-links-with-pkk-terrorists
 Turkey continues to oust Kurdish mayors, replace with trustees, Al Monitor, 15/05/2020
https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2020/05/turkey-oust-kurdish-mayors-southeast-hdp-igdir-siirt-erdogan.html
 “Une marche pour faire respirer la Turquie et vaincre le fascisme”, Rojinfo, 17/06/2020
https://rojinfo.com/une-marche-pour-faire-respirer-la-turquie-et-vaincre-le-fascisme/
 Managing Turkey’s PKK Conflict : The Case of Nusaybin, International Crisis Group, 02/05/2017
https://www.crisisgroup.org/europe-central-asia/western-europemediterranean/turkey/243-managing-turkeys-pkk-conflict-case-nusaybin
 16 Ağustos 2015 – 31 Ocak 2017 Tarihleri Arasında Sokağa Çıkma Yasakları, Türkiye Insan Haklari Vakfi, 02/02/2017
https://tihv.org.tr/duyurular/16-agustos-2015-31-ocak-2017-tarihleri-arasinda-sokaga-cikma-yasaklari/
 Analysis : Iranian Missile Strikes Against Kurdish Dissidents in Iraq, Long War Journal, 14/09/2018
https://www.longwarjournal.org/archives/2018/09/analysis-iranian-missile-strikes-against-kurdish-dissidents-in-iraq.php
 Turkish army launches ground attacks into Iraqi Kurdistan to target PKK, World Socialist Web Site, 19/06/2020
https://www.wsws.org/en/articles/2020/06/19/turk-j19.html
 Top PKK leader claims Kurdistan Region provides intelligence to Turkey, Rudaw, 22/06/2020
https://www.rudaw.net/english/kurdistan/220620202
 The Iraqi Kurdish parties and the PKK, Middle-East Online, 01/10/2019
https://middle-east-online.com/en/iraqi-kurdish-parties-and-pkk
 Les Kurdes d’Iran oubliés de tous, Le Monde, 24/11/2019
https://www.lemonde.fr/blog/filiu/2019/11/24/les-kurdes-diran-oublies-de-tous/
 PUK rep. in Ankara warns party leadership of ties with PKK, Kurdistan24, 24/03/2018
https://www.kurdistan24.net/en/news/939d06a4-27cd-4649-8471-174c62f38075
 PKK’s Kalkan : Deployment of KDP forces in Wertê is unacceptable, ANF News, 19/04/2020
https://anfenglishmobile.com/kurdistan/pkk-s-kalkan-deployment-of-kdp-forces-in-werte-is-unacceptable-43120
 What is behind the armed Kurdish party standoff in Zini Warte ?, Rudaw, 21/04/2020
https://www.rudaw.net/english/analysis/21042020

Publié le 16/03/2021


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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