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Le conflit au Yémen : un conflit de proxies entre l’Iran et l’Arabie saoudite ? Les acteurs du conflit (1/2)

Par Emile Bouvier
Publié le 19/09/2019 • modifié le 01/05/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

De fait, la crise yéménite, qui dure depuis le 9 juillet 2014 mais qui tient ses racines de l’éclosion du Printemps arabe en 2011, s’est avérée profondément perméable à l’actualité régionale, notamment en matière de sécurité internationale, ajoutant ainsi de nouvelles dimensions au conflit au fil des années.

Ce dernier, qui ne semblait connaître aucune issue depuis son déclenchement, a pris pourtant depuis quelques jours un tournant décisif : après avoir frappé au coeur l’Arabie saoudite en s’en prenant à ses installations pétrolières le 14 septembre dernier, les Houthis ont proposé un plan de paix à Riyad, qui s’est déclarée "prudente" vis-à-vis de cette main tendue dont elle étudie actuellement les modalités.

Dans ce contexte, un article semblait s’imposer afin de rappeler les tenants et aboutissants de conflit difficilement appréhendable. En effet, loin d’être une simple opposition entre rebelles houthis et forces loyalistes soutenues par une Coalition menée par l’Arabie saoudite, le jeu des acteurs au Yémen apparaît davantage pluriel (première partie de cet article) ; la complexité de ce conflit tient avant tout de sa genèse et explique par ailleurs la quasi inertie de la situation politico-militaire aujourd’hui, contribuant ainsi à aggraver la crise humanitaire qui frappe, avec une virulence toute particulière, la population yéménite prise au piège de ce conflit (deuxième partie).

Dans cette première partie, on reviendra sur les acteurs de la crise yéménite qui peuvent être classés en deux catégories : les belligérants locaux (I) et les intervenants extérieurs (II).

I. Les acteurs endogènes

Les acteurs locaux sont au nombre de quatre. Premièrement, les houthis : sans présenter longuement ce mouvement ayant déjà fait l’objet d’un exposé détaillé dans Les clés du Moyen-Orient, il peut être résumé en un mouvement minoritaire au Yémen mais fondamentalement caractérisé par son appartenance au chiisme zaïdite, dans un pays pourtant à majorité sunnite : en 2008, l’UNHCR (United Nations High Commissioner for Refugees - Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés) comptabilisait ainsi 53% de sunnites pour 45% de chiites zaïdites. Les 2% restants représentent les chiites duodécimains et ismaéliens. Sur le total de la population, les zaïdites houthis représenteraient 30% de la population (un chiite zaïdite n’étant pas nécessairement houthi). Le mouvement houthi est également appelé par métonymie « Ansar Allah », nom de la branche politique du mouvement.

Le deuxième acteur est celui des forces politiques et militaires restées loyales au Président Abdrabbo Mansour Hadi. Nommé Président par intérim le 4 juin 2011 dans le cadre de la Révolution yéménite (7), il est élu Président de la République le 21 février 2012 avant de fuir la capitale yéménite Sanaa, le 7 mars 2015, pour se rendre à Aden, au sud du pays. Cette dernière fera office de nouvelle capitale avant une nouvelle fuite du Président Hadi le 26 mars 2015 à Riyad, en Arabie saoudite, en raison de la présence des Houthis aux portes d’Aden. Une partie de l’armée (8) lui est restée loyale et représente, actuellement, la principale force d’opposition à la rébellion houthie, sous la bannière d’une nouvelle armée yéménite (YNA) équipée et entraînée par la coalition menée par l’Arabie saoudite.

Les forces indépendantistes du sud du Yémen, regroupées sous la bannière du « Conseil de transition du Sud », représentent la troisième force politico-militaire yéménite impliquée directement dans le conflit. Les origines des mouvements indépendantistes remontent au 22 mai 1990, date de l’unification du Yémen du nord avec le Yémen du sud ; toutefois, la forme actuelle du mouvement, incarné par le Conseil de transition du sud, remonte au 11 mai 2017, où deux grandes figures du mouvement indépendantiste yéménite, Aïdarous al-Zoubaïdi et Hani ben Brik (9), fondent ensemble le Conseil de transition (10). Les indépendantistes sont soutenus par les Emirats arabes unis qui voient en eux une force d’opposition aux Frères musulmans d’Al-Islah, principal parti légal d’opposition à celui du Président Hadi, le Congrès des Peuples.
Le Conseil de transition du sud n’est pas fondamentalement belliqueux à l’encontre du Président Hadi, mais des affrontements entre les deux parties sont assez récurrents, comme il sera vu plus loin.

Enfin, il y a les forces pro-Saleh, du nom du Président Ali Abdullah Saleh, prédécesseur de Hadi. Difficilement quantifiables, ces forces politico-militaires restées fidèles à l’ex-Président Saleh ont soutenu les Houthis dans leur objectif de renverser le Président Hadi ; cette alliance n’était que tactique et s’est terminée brutalement le décembre 2017, jour où Saleh a été tué par des rebelles Houthis près de Sana’a après avoir affirmé rompre son accord avec eux afin de « tourner la page avec l’Arabie saoudite ».

II. Les acteurs exogènes

Trois autres acteurs, internationaux cette fois, complètent la palette des belligérants de la crise yéménite. La coalition internationale menée par l’Arabie saoudite figure en première place ; celle-ci a été mise en place le 25 mars 2015 dans le cadre de l’Opération « Tempête décisive » (11), déclenchée par l’Arabie saoudite afin de rétablir le Président Hadi à Sanaa et de mater l’insurrection houthie. Se sont joints à cette coalition les Emirats arabes unis, Bahreïn, la Jordanie, le Qatar (12), le Maroc, l’Egypte, le Koweït et le Soudan. Cette coalition a permis de stopper l’avancée houthie et de reconquérir de menues portions du territoire yéménite ; si les houthis apparaissent contenus pour le moment, ils sont, en revanche, loin d’être défaits, et imposent une guerre d’attrition aux membres de la coalition dont l’unité se distend au fur et à mesure du piétinement militaire face aux houthis. Les Etats-Unis assistent la coalition en leur fournissant notamment du matériel et du renseignement militaire ; toutefois, ils ne prennent pas part aux opérations sur le terrain, à l’exception de la lutte contre Al Qaeda et Daech (13). D’autres pays interviennent indirectement dans le conflit, tels le Royaume-Uni ou la France, qui fournissent du matériel de guerre à l’Arabie saoudite, dont la presse et les ONG documentent l’utilisation sur le théâtre yéménite (14).

Al Qaeda figure également parmi les belligérants notables de ce conflit. Installé solidement dans la péninsule arabique depuis 2009 sous le nom d’Al Qaeda dans la péninsule arabique (AQPA) à la suite de la fusion de ses branches saoudienne et yéménite, le groupe a su profiter de la situation chaotique au Yémen pour s’implanter durablement ; l’International Crisis Group présente Al Qaeda au Yémen comme « plus puissant que jamais » (15), en mesure de contrôler de vastes territoires et même d’en assurer une forme de gouvernance (16). Une enquête de l’Associated Press, relayée par plusieurs médias comme Al Jazeera (17), met par ailleurs en évidence que des accords secrets auraient été noués entre la coalition et des commandants d’Al Qaeda afin d’établir une sorte d’accord de non-agression, contribuant d’autant plus à la pérennité du mouvement terroriste au Yémen. Aujourd’hui, les efforts militaires d’Al Qaeda sont principalement concentrés vers l’Etat islamique, dont il dispute le monopole de la cause djihadiste dans le sud de la péninsule Arabique.

Enfin, l’Etat islamique s’est imposé comme un autre acteur significatif du conflit, bien que sa présence territoriale soit quasi-nulle. Il s’est notamment distingué par des attentats très violents (18). La concurrence que lui impose AQPA, historiquement implanté dans la péninsule, l’empêche de se développer davantage bien qu’il ait pu connaître, à l’apogée de l’Etat islamique en Syrie et en Irak, une période de prospérité suffisante pour avoir créé sept wilayats au Yémen en 2015 (19), actifs dans dix provinces yéménites (Sa’ada, Sana’a, al Jawf, al Bayda, Taiz, Ibb, Lahij, Shabwah et Hadramawt). Aucune indication n’existe aujourd’hui quant à la subsistance ou non de ces wilayats et des forces exactes de l’Etat islamique au Yémen.

Malgré les accusations fréquentes dont il fait l’objet, notamment de soutien militaire et financier aux Houthis, l’ingérence de l’Iran dans la crise yéménite serait, en réalité, très faible. Bien que le régime iranien soutienne officiellement les Houthis, comme l’a prouvé, par exemple, la rencontre le 14 août dernier entre le Guide suprême et plusieurs hauts responsables houthis (20), la livraison d’armes aux Houthis serait extrêmement limitée en raison du blocus imposé par la coalition contre le Yémen (21). Les journalistes Joséfa Lopez et Elisa Bellanger du journal Le Monde résument efficacement le rôle iranien dans un article publié le 23 octobre 2018 (22), au cours duquel elles affirment que « […] l’Iran n’a pas d’intérêt stratégique au Yémen. Le pays se contente de faire souffrir son grand rival saoudien, à peu de frais ».

Lire la partie 2

Notes :
(1) Cf. par exemple : SALISBURY, Peter. Yemen and the Saudi–Iranian ‘Cold War’. Research Paper, Middle East and North Africa Program, Chatham House, the Royal Institute of International Affairs, 2015, vol. 11. : https://www.chathamhouse.org/sites/default/files/field/field_document/20150218YemenIranSaudi.pdf
(2) Cf. par exemple : Crisis in Yemen shaped by unique religious and political factors, Christian Century, 2018
https://www.christiancentury.org/article/news-analysis/crisis-yemen-shaped-unique-religious-and-political-factors
(3) Cf. par exemple : War in Yemen, Council on Foreign Relations, 2018
https://www.cfr.org/interactive/global-conflict-tracker/conflict/war-yemen
(4) Cf. par exemple : Yemen urged to end ‘economic war’ on its people, Financial Times, 2018
https://www.ft.com/content/bcfd4d96-e677-11e8-8a85-04b8afea6ea3
(5) Certains chercheurs explorent toutefois de nouvelles pistes de réflexion, à l’instar de Maria-Louise Clausen dans CLAUSEN, Maria-Louise. Understanding the crisis in Yemen : Evaluating competing narratives. The International Spectator, 2015, vol. 50, no 3, p. 16-29.
(6) Comme il sera abordé infra, des groupes soutenus par les Emirats arabes unis ont affronté, le 10 août à Aden, des forces loyalistes soutenues par l’Arabie saoudite.
(7) La Révolution yéménite, aussi appelée « Révolution pacifique des jeunes », a débuté le 27 janvier 2011 et s’est terminée le 25 février 2012, avec le départ du Président Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis 32 ans. Elle aura provoqué la mort d’environ 2 000 personnes selon le ministère yéménite des Droits de l’Homme en 2012.
(8) Etant donné le caractère particulièrement chaotique de cette guerre civile, aucun chiffre probant n’existe quant aux effectifs restés fidèles au Président Hadi.
(9) Al-Zoubaïdi était le gouverneur d’Aden et ben Brik un ministre d’Etat, avant d’être tous deux limogés par le président Hadi le 27 avril 2017.
(10) Al Zoubaïdi en devient le président du Comité présidentiel, tandis que ben Brik prend la charge de la vice-présidence.
(11) A l’opération « Tempête décisive » succédera, le 21 avril de la même année, l’opération « Restaurer l’espoir ».
(12) Le Qatar sera expulsé le 5 juin 2017 de la coalition par l’Arabie saoudite en raison de « son soutien au terrorisme » dans le cadre plus large de la crise diplomatique entre le Qatar et l’Arabie saoudite.
(13) Les forces spéciales américaines ont ainsi aidé en avril 2016 les forces émiraties à reprendre la ville de Mukalla, alors aux mains d’Al Qaeda.
(14) Sans forcément citer la polémique créée autour du document de la Direction du renseignement militaire française publié par le journal Disclose le 15 mai 2019, où des listes d’armements français utilisés au Yémen sont dressées, citons par exemple cet article du journal La Croix : https://www.la-croix.com/Monde/armes-francaises-impliquees-conflit-yemenite-2018-03-20-1200922430
(15) https://www.crisisgroup.org/middle-east-north-africa/gulf-and-arabian-peninsula/yemen/174-yemen-s-al-qaeda-expanding-base ou du journal britannique The Guardian dans le cas du Royaume-Uni : https://www.theguardian.com/law/2019/jun/20/uk-arms-sales-to-saudi-arabia-for-use-in-yemen-declared-unlawful
(16) Al Qaeda a ainsi contrôlé pendant d’avril 2015 à avril 2016 la ville de Mukalla, septième ville du Yémen avec 150 000 habitants.
(17) Cf. Report : Saudi-UAE coalition ’cut deals’ with al-Qaeda in Yemen, Al Jazeera, 06/08/2018 : https://www.aljazeera.com/news/2018/08/report-saudi-uae-coalition-cut-deals-al-qaeda-yemen-180806074659521.html
(18) A l’instar de celui commis le 24 février 2018 ayant mobilisé deux voitures piégées et six terroristes, qui a abouti à la mort de 14 personnes et à une quarantaine de blessés en plein quartier-général des forces anti-terroristes à Aden.
(19) Le wilayat était, sous l’Empire ottoman, une division administrative du territoire. Aujourd’hui, Daech l’utilise comme une unité de division militaire : à chaque wilayat correspond un groupe de combat, souvent accompagné et dirigé par des responsables politico-religieux de l’organisation terroriste. Il s’agissait des wilayats Aden, Wilayat Lahij, Wilayat Brigade verte (Ibb et Taiz) et Wilayat al Bayda pour le centre et le sud du pays, et les wilayats Shabwah, Ataq et Hadramawt pour la partie orientale du Yémen.
(20) L’ayatollah Ali Khamenei s’est notamment exprimé en ces termes : « Je déclare mon soutien à la lutte pour le Yémen », dans une allusion évidente aux Houthis, tout en dénonçant les « crimes » de la coalition conduite par l’Arabie saoudite.
(21) La seule livraison d’armes réellement documentée de l’Iran au profit des Houthis date de 2013, deux ans avant l’intervention saoudienne au Yémen. Depuis, les seuls éléments abondant dans le sens d’un soutien matériel de l’Iran aux rebelles chiites sont les accusations américaines et saoudiennes, avancées sans preuve concrète.
(22) Cf. Guerre au Yémen : comprendre les origines du conflit et l’état catastrophique du pays, Le Monde, 23/10/2018 : https://www.lemonde.fr/yemen/video/2018/10/23/guerre-au-yemen-pourquoi-le-pays-est-en-train-de-disparaitre_5373204_1667193.html

Publié le 19/09/2019


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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