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Les attentats de janvier 2015 à Paris ont fait surgir sur le devant de la scène internationale une organisation djihadiste dont on avait jusque là minoré l’importance face au jeune groupe Etat islamique d’Abou Bakr Al-Baghdadi. Très implanté dans le Sud du Yémen, Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) constitue pourtant l’une des branches montantes du djihadisme international. Ses modèles d’action tendent aujourd’hui à converger avec celles de l’EI et mettent en question les stratégies adoptées par les Etats occidentaux pour la combattre.
La province du Hedjaz, à l’Ouest de l’Arabie saoudite, constitue aux yeux des tenants de l’islamisme radical le véritable cœur de l’Oumma, c’est-à-dire de la communauté des musulmans. Ici se trouvent La Mecque et Médine, les lieux saints de l’Islam. C’est de ce constat qu’il faut partir pour comprendre l’importance qu’a une organisation telle qu’AQPA pour l’islamisme radical. Depuis qu’Al-Qaïda a été fondée en 1987, le territoire saoudien constitue le principal horizon de conquête du mouvement djihadiste. Les luttes menées en Afghanistan sous l’égide du Saoudien Oussama Ben Laden, au lendemain de la guerre ayant opposé le pays à l’URSS (1980-1988), n’avaient d’autre but, aux yeux du fondateur de l’organisation djihadiste, que de poser les premiers jalons d’une future extension du mouvement en Arabie saoudite. C’est ici qu’Al-Qaïda organisa les attentats des tours Khobar, en 1996, au cours desquels périrent 19 civils, dont 18 Américains. L’objectif affiché des attentats menés à l’encontre du destroyer américain USS Cole en octobre 2000 puis contre le World trade center, en septembre 2001, était également de renvoyer la puissance américaine hors d’Arabie saoudite et de renverser le régime des Saoud, accusé de connivence avec l’ennemi occidental.
Crédit photo : L. SAUBADU / A. BOMMENEL / AFP
En dépit de cette centralité « rêvée » de l’Arabie dans l’idéologie islamiste, personne n’ignore qu’Al-Qaïda en Arabie saoudite n’a jamais connu la renommée qui fut celle de ses homologues afghane et irakienne. En cause, la forte stabilité du régime des Saoud, au pouvoir depuis la fondation du Royaume d’Arabie saoudite en 1932, ainsi que la forte présence de son allié américain sur son sol. L’expérience menée par Abd Al-Rahman Al-Nashiri en 2002 en est symptomatique. Entrainé dans les camps afghans, impliqué dans les attentats du 11 septembre, il fit face à un échec cuisant lorsqu’il tenta d’implanter Al-Qaïda en Arabie, là où, à ses yeux, le mouvement trouvait sa raison d’être. Avec Yusuf Al-Uyari, libéré des geôles saoudiennes en 1998, où il avait été emprisonné pour son implication dans l’attentat des tours Khobar, il tenta d’organiser un mouvement djihadiste à l’échelle de tout le pays. Après quelques mois de présence sur le sol saoudien, il fut arrêté par les autorités. Al-Uyari, quant à lui, fut assassiné par les forces de l’ordre en 2003, en réponse aux attentats qu’il avait organisé à Riyad, la capitale, le 12 mai de cette même année. Privée de ses deux dirigeants, la branche saoudienne d’Al-Qaïda périclita et perdit toute puissance de frappe.
Les difficultés rencontrées par le mouvement pour s’implanter en Arabie le conduisirent à fortifier sa présence en ses marges, au Yémen. En comparaison des expériences saoudiennes, le succès d’Al-Qaïda était ici particulièrement frappant. Le mouvement existait déjà en 1997 et était en mesure d’organiser l’attentat contre l’USS Cole dès octobre 2000. Mais c’est surtout après 2006 qu’Al-Qaïda au Yémen devint l’une des branches les plus actives de l’organisation. Cette année là, 23 djihadistes s’évadèrent des prisons de Sanaa, la capitale du Yémen. Parmi eux se trouvaient Al-Wahishi et Al-Raymi, respectivement dirigeant d’Al-Qaïda au Yémen et chef militaire de l’organisation. L’attitude conciliante du président Saleh leur donnait toute amplitude pour étendre leur domination au Sud du pays, tandis que les conditions économiques facilitaient le recrutement d’une jeunesse désoeuvrée dans les rangs de l’organisation. Forts de leurs succès, les dirigeants d’Al-Qaïda au Yémen, renforcés par l’arrivée des anciens détenus de Guantanamo Said al-Shihri et Muhammad al-Awfi, décidèrent de reprendre le flambeau d’Al-Qaïda en Arabie saoudite pour fonder Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique en janvier 2009. Officiellement, il s’agissait de fusionner Al-Qaïda en Arabie saoudite et Al-Qaïda au Yémen. En réalité, il s’agissait surtout pour la section yéménite d’Al-Qaïda d’étendre son territoire d’action là où la branche saoudienne avait jadis échoué. C’est par ce déséquilibre initial que s’explique les hésitations des journalistes européens quant à la dénomination à adopter pour désigner ce mouvement djihadiste : parler d’« Al-Qaïda au Yémen » permet de rendre compte de la réalité du mouvement, tandis que le nommer d’« Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique » revient à faire état des prétentions territoriales qui sont aujourd’hui les siennes.
Quoi qu’il en soit, à partir de 2009, le groupe a connu un développement fulgurant au Sud du Yémen et est devenu un acteur politique incontournable de cette région. Dans le contexte de la fermeture progressive de la prison américaine de Guantanamo, le Yémen a constitué une destination de choix pour nombre d’anciens djihadistes qui avaient jusque là opéré en Irak et en Afghanistan. Leurs objectifs étaient restés les mêmes que sous l’ère Ben Laden : poursuivre la lutte contre les Etats-Unis et l’Europe, « purger » les Etats musulmans de leur influence occidentale et former des djihadistes européens pour continuer à faire vivre un djihadisme mondial et décentralisé. C’est ainsi au Yémen que fut développée une « stratégie médiatique en langue anglaise, dont les objectifs étaient d’atteindre les Occidentaux, les recruter et les encourager à attaquer les Etats-Unis sur leur propre sol », pour reprendre les termes employés par le politologue américain Jeremy Sharp.
Les Etats-Unis l’ont d’ailleurs très bien compris, et c’est à partir de 2009-2010 qu’ils ont tenté de développer une nouvelle politique de lutte contre AQPA. Celle-ci n’eut pourtant pas les effets escomptés. Dans un premier temps, l’administration Obama a cherché à développer les forces militaires de l’Etat yéménite de manière à l’encourager à lutter lui-même contre une organisation qui contestait son autorité. Or, le président Saleh préféra employer les troupes formées par les contingents militaires américains pour consolider son pouvoir autour de la capitale, Sanaa, que pour lutter contre AQPA au Sud du pays. Dans un second temps, les Etats-Unis développèrent massivement l’usage des drones pour lutter eux-mêmes contre l’organisation djihadiste. C’était d’ailleurs ici qu’avait eu lieu, en 2002, les premières utilisations de cette technologie militaire nouvelle par l’armée américaine. On assista ainsi à une multiplication du nombre de frappes : on en a compté 47 pour l’année 2011. En parallèle, on est passé de 16 combattants islamistes abattus en 2010 à 81 en 2011 et 182 en 2012. Mais là-encore, les résultats furent décevants pour les Etats-Unis. Hormis quelques personnalités comme Al-Awliqi en 2011 - celui que les frères Kouachi ont désigné comme leur « mentor » - ou Al-Shihiri en 2013, les grands cadres d’AQPA restèrent en place et ne furent pas touchés par les frappes.
Qui plus est, les frappes américaines eurent pour effet de raviver un sentiment d’anti-américanisme parmi les populations locales, dont AQPA a su tirer profit pour renforcer sa propre légitimité. L’emploi des drones n’était en effet pas sans conséquence pour la population civile. Dès 2009, les frappes provoquèrent la mort de 41 civils pour seulement 14 membres d’Al-Qaïda abattus. Par la suite, les proportions se sont certes inversées, mais les victimes civiles demeurèrent nombreuses : on en comptait toujours 35 en 2012 pour 182 membres d’Al-Qaïda exécutés. Dans un contexte de développement exponentiel des réseaux sociaux, favorisant la dénonciation des frappes américaines et la démultiplication de l’impact de chaque attaque touchant des civils, ces « dommages collatéraux » coutèrent très cher à l’image de la puissance américaine au Sud du pays. Ils furent au cœur de la stratégie de communication d’AQPA, dirigée par Al-Mahalim.
Fort d’un soutien croissant de la population, AQPA dut poser en des termes nouveaux la question de l’attitude à adopter face aux locaux. Cette question est capitale pour comprendre ce qui est aujourd’hui en jeu au Sud du Yémen. Selon la stratégie qui avait été définie par Oussama Ben Laden dans sa fatwa du 23 février 1998, l’objectif d’Al-Qaïda n’était pas de construire une entité politique fortement territorialisée et concurrente de l’Etat mais d’offrir une « base » (c’est bien ce qui signifie al-Qaïda) à des djihadistes dont le domaine d’action serait résolument tourné vers les pays occidentaux. Il faut reconnaître qu’AQPA a continué de poursuivre cet objectif. On l’a vu avec les attentats de Paris, mais cette action n’était pas une première. Le 25 décembre 2009, Omar Farouk Abdoulmoutallab, formé au Yémen, avait déjà tenté d’exécuter un attentat sur un avion de Northwest Airline se dirigeant vers Détroit.
Mais contrairement à la stratégie définie à la fin des années 1990 par la maison-mère, AQPA ne conçoit plus cet objectif comme étant contradictoire avec la construction d’un micro-Etat au Sud du Yémen. En 2011, AQPA avait réussi à mettre en place pendant quelques mois un émirat islamique dans la province d’Abyan, aux alentours d’Aden, et avait pris en charge l’intégralité des responsabilités de l’Etat dans la région, de la gestion de l’eau à celle de la justice. Sur le modèle de l’Etat islamique, elle cherche aujourd’hui à constituer une entité politique stable dans les régions montagneuses du Yémen.
Certes, des divergences de fond avec l’EI demeurent. Contrairement à cette organisation, AQPA refuse d’instaurer un régime de terreur sur son sol pour ne pas enrayer la dynamique d’ancrage territorial du mouvement. Conformément au « code de bonne conduite » qu’avait publié le chef d’Al-Qaïda Al-Zawahiri en septembre 2013, AQPA cherche à se différencier de son concurrent en épargnant les populations civiles et en ne combattant que l’ennemi occidental. Lorsque des exactions furent malgré tout commises par ses moudjahidines lors de l’attaque de l’hôpital militaire de Sanaa en décembre 2013, le chef militaire d’AQPA, al-Raymi, préféra publier une vidéo d’excuse adressée à la population de manière à marquer sa différence vis-à-vis de l’EI. Pourtant, on ne peut que constater qu’il existe aujourd’hui une certaine convergence entre les deux organisations. Toutes les deux cherchent à articuler dans un même mouvement construction territoriale régionale et action terroriste internationale. Seules leurs attitudes divergentes vis-à-vis des locaux les empêchent de former un front unique sur la scène djihadiste internationale. En ce sens, on se tromperait si on réduisait AQPA à une organisation du même type que ce qu’était Al-Qaïda à l’époque des attentats du 11 septembre 2001. L’organisation a aujourd’hui adopté un visage nouveau et constitue une menace d’un genre différent pour les Etats occidentaux.
Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
– L’État islamique en cartes
– Ibn Saoud et la naissance du royaume d’Arabie saoudite – première partie
– Ibn Saoud et la naissance du royaume d’Arabie saoudite – deuxième partie
Bibliographie
– Bonnefoy Laurent, « Les identités religieuses contemporaines au Yémen ? : convergence, résistances et instrumentalisations », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, no 121-122, Avril 2008, pp. 199 ?213.
– Burgat François, « Le Yémen après le 11 septembre 2001 ? : entre construction de l’État et rétrécissement du champ politique », Critique internationale, vol. 32, no 3, Octobre 2006, pp. 9 ?21.
– Filiu Jean-Pierre, « Les quatre fronts d’Al-Qaida », Études, vol. 413, no 10, Octobre 2010, pp. 295 ?305.
– Gasim Gamal, « Gregory D. Johnsen. The Last Refuge : Yemen, Al-Qaeda, and America’s War in Arabia. », Terrorism and Political Violence, vol. 26, no 2, Avril 2014, pp. 392 ?394.
– Sharp Jeremy M., Yemen : Background and U.S. Relations, Congressional Research Service, février 2014, disponible sur http://fpc.state.gov/documents/organization/235011.pdf
– Wilkinson Benedict, « The Last Refuge : Yemen, al-Qaeda, and the Battle for Arabia », The RUSI Journal, vol. 158, no 3, Juin 2013, pp. 93 ?94.
– Appliquer le modèle de l’État islamique au Yémen ?? - L’ancrage territorial d’Al-Qaida, http://orientxxi.info/magazine/appliquer-le-modele-de-l-etat,0656, consulté le 16 janvier 2015.
Nicolas Hautemanière
Nicolas Hautemanière est étudiant en master franco-allemand d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’Université d’Heidelberg. Il se spécialise dans l’étude des systèmes politiques, des relations internationales et des interactions entre mondes musulman et chrétien du XIVe au XVIe siècle.
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